Père Taparelli d’Azeglio : Mondialisme impie ou universalisme chrétien

La première loi physiologique de l’être social peut être ainsi formulée : l’autorité est le principe constitutif d’une société quelconque. La société internationale et ethnarchique doit donc posséder une autorité, elle doit être gouvernée, dirigée dans tout ce qui est nécessaire à son existence, à son perfectionnement, à la fin qu’elle se propose. Comment pourrait-il exister un droit des gens, c’est-à-dire, un corps de lois obligatoires pour toutes les nations, s’il n’y avait pas une véritable autorité qui pût établir ces lois ? Tous les auteurs admettent des lois positives qui constituent le droit des gens ; mais je ne sais si tous ont également aperçu la liaison nécessaire qui unit ces deux propositions : il existe un droit des gens ; donc il existe une autorité internationale. Plusieurs ont confondu cette autorité avec l’autorité naturelle du Créateur, chef suprême de toutes les nations et de l’universelle société des hommes; d’autres nient l’existence d’une autorité particulière, et disent que les nations obéissent à des lois communes, parce qu’elles le veulent bien, sans y être obligées; d’autres encore considèrent cette obligation comme résultant d’un libre contrat, qui oblige seulement ceux qui ont voulu s’obliger.

On pourrait peut-être admettre cette dernière opinion, quand il s’agit des peuples encore enfants, et qui sont libres, au moins dans une certaine mesure, puisqu’ils sont privés des relations internationales, naturelles et constantes qui ont leur origine dans des faits naturels ; ces peuples n’ont presque aucun lien commun d’entreprises ou d’intérêts avec les autres nations ; mais en se développant, ils forment des relations, et nous voyons aussitôt paraître cet ordre commun qui crée les lois positives du droit international; mais alors nous devons supposer qu’il existe déjà une autorité internationale irrévocable : il faut pour cela des nécessités extrêmes et en même temps une confiance sans bornes dans la personne à laquelle on sacrifie son indépendance; or, il est difficile, sinon impossible, de combiner ces deux éléments. Les nations s’entendront pour y échapper, et comme elles sont toujours en nombre limité et que c’est le trop grand nombre qui nuit à l’accord commun dans les polyarchies, les nations réussiront ordinairement à s’entendre. L’autorité internationale ethnarchique sera donc ordinairement et naturellement polyarchique; alors même qu’elle parait administrée par un seul homme, elle est en réalité possédée par tous les peuples associés.

Mais en qui donc résidera cette autorité internationale ? Pour mieux résoudre cette question, rappelons-nous les principes qui sont le fondement de tout le droit international : les nations sont des sociétés indépendantes ; leur association est, par elle-même, toute volontaire ; de droit, l’autorité ici doit résider dans le commun accord des nations associées, et c’est aux associés à établir les formes d’après lesquelles cette autorité doit être exercée. Depuis la décadence de l’empire d’Allemagne et du pouvoir quasi théocratique des pontifes romains, l’autorité internationale, parmi les peuples européens, s’est manifestée dans le commun accord des divers souverains, au moyen des traités, des alliances, des congrès, des confédérations, etc. Mais, de même que nous avons vu la polyarchie des frères égaux, émancipés de la tutelle de leur père, donner à leur commune autorité des formes déterminées pour mieux en assurer l’efficacité et la durée, de même aussi nous voyons toutes les nations modernes, maintenant qu’elles sont émancipées de la tutelle du Saint-Empire et de la protection pontificale, nous les voyons, dis-je, éprouver de plus en plus le besoin d’une autorité internationale régulière et parfaitement déterminée dans ses formes, le besoin d’une autorité forte, respectée de tous, et qui puisse faire en sorte que le droit des faibles ne soit pas à la merci des plus puissants.

C’est ici l’intérêt du grand nombre ; or, quand l’intérêt propre se combine avec le droit, il devient tout-puissant et détermine immanquablement les formes qui sont le plus en harmonie avec les besoins des sociétés. Aussi, croyons-nous que peu à peu l’on verra s’élever dans le monde une sorte de tribunal fédéral universel, qui remplacera les alliances, les congrès, les traités, comme ceux-ci remplacent provisoirement aujourd’hui l’autorité suprême des Empereurs, et le gouvernement patriarcal des Pontifes ; cela nous paraît devoir arriver infailliblement, quoique lentement peut-être ; car la vie des nations peut se compter par le nombre des siècles, comme la vie des individus se compte par le nombre de leurs années. Les confédérations spéciales entre les petits États semblent préluder à cette future organisation de l’autorité internationale, comme, au moyen âge, le développement des communes amena peu à peu une parfaite égalité civile et l’unité de l’autorité politique. »

Père Taparelli d’Azeglio S.J., Essai théorique de droit naturel basé sur les faits, tome second, § 1364-1366.

Extrait d’un commentaire catholique sur ce texte : « Définition de l’éthnarchisme : formulation spirituelle et temporelle concrète de l’universalisme catholique, respectueux des strates inférieures tout en étant tourné vers l’universel et ultimement vers Dieu. Actuellement, les luttes idéologiques par exemple dans la France de 2017, semblent se réduire grossièrement à un affrontement, d’ailleurs inégal, entre l’antimondialisme non-chrétien des dissidences nominalistes post-modernes (populismes, néo-nationalismes, ethnonationalismes, etc.) et le mondialisme à idéologie cosmopolite.

Le père Taparelli était un penseur antilibéral du 19ème siècle, l’ensemble des catholiques du vingtième auraient dû tomber d’accord avec lui sur ce point, ce qui ne fut pas le cas et le résultat est le désastre actuel. D’un côté, vous avez des nominalistes, antimondialistes par haine de l’Universel, tendant vers l’hérésie et l’idolâtrie politique, et de l’autre des idéologues méprisant les commandements divins et dissolvant tout, car le réel ne correspond pas à leur volonté d’indépendance généralisée. »

Luigi Taparelli d’Azeglio, né le 24 novembre 1793 à Turin et décédé le 21 septembre 1862 à Rome, est un prêtre jésuite italien qui créa le terme de Justice sociale et approfondit la notion de subsidiarité. Il fut le cofondateur de la revue La Civiltà Cattolica en 1850, à laquelle il contribue pendant 12 ans. Il s’intéresse particulièrement aux problèmes soulevés par la Révolution industrielle. Sa pensée sociale inspire le Pape Léon XIII dans la rédaction de son encyclique Rerum Novarum.

Commentaire d’Argentinat : Certains ont en effet affirmé que le père Taparelli avait été l’inspirateur de la Société des Nations. On rapporte cette accusation erronée dans Le Mouvement théologique dans le monde contemporain, page 90 : « Il publia en 1839 un essai de droit naturel appuyé sur les faits qui acquit une grande autorité et fut souvent traduit et réimprimé; cet essai a fait dire de lui qu’il avait été un précurseur de la Société Des Nations et fut encore recommandé par le pape Pie XI pour l’éducation de la jeunesse, le père Taparelli fut également un précurseur du catholicisme social […] son ancien élève le père Cursi fonda la Civilta Cattolica et devint son plus fidèle collaborateur. »

A cette lecture, l’observateur contemporain pourrait être surpris de tels développements. En réalité, le père Taperelli donne ici des développements de droit international fondés sur l’universalisme prôné la doctrine de l’Eglise. Qu’ils concernent la politique locale ou la politique internationale, de tels développements ont toujours été certes, délicats à traiter et historiquement sujets à polémique. Le fait est que le père Taparelli écrivait à une époque certes déjà post-révolutionnaire, mais où l’Eglise elle-même déployait une puissance insoupçonnée par ses missions d’évangélisation à travers le monde et à une époque où il pouvait encore sembler possible le retour de trônes ou de gouvernements catholiques en Europe. Certes, nous avons vu que la puissance politique de la révolution n’a cessé de croître et que cela fut un élément essentiel à la victoire temporelle des ennemis de l’Eglise lors de la révolution de Vatican 2. Dès lors, nous savons que depuis les années 1960, la société occidentale apostate s’est trouvée de plus en plus impuissante à résister au phénomène qu’on a couramment appelé « mondialisme ». De fait, parmi toutes les tendances politiques qui en Europe, entendent s’opposer à un degré ou à un autre au globalisme, capitaliste ou « cosmopolite », le font pratiquement toutes hors de toute considération chrétienne. La défense du bien commun est devenu désormais un concept largement naturaliste : il en résulte une très néfaste idéologisation générale des esprits qui conduit à placer l’objet social, identitaire, national au dessus de tout objet d’autorité divine, la notion même d’autorité ayant été pulvérisée par la mécanique des superstructures politiques du mondialisme politique. C’est pourquoi parmi les penseurs actuels de la réaction ou de la « contre-révolution » en Europe, l’ignorance de la doctrine et de la situation de l’Eglise conduit encore à de nouvelles conséquences, en particulier celles de s’être laissés subtiliser la vérité de l’Universel chrétien, centré vers la morale divine, au profit de l’universel humaniste, centré vers l’appétit de l’homme. Il en résulte que peu comprennent aujourd’hui que le mondialisme politique est largement une usurpation de l’universalisme politique traditionnellement prôné par la doctrine de l’Eglise et que rappelle ici le père Taparelli. L’idéologisation de la pensée, même chez certains se disant catholiques et nationalistes, peut conduire jusqu’à la réduction de la considération des causes à des cas précisément « idéologisés ». Là encore, seule la doctrine catholique nous fournit le modus, la juste mesure.

La confiance politique optimiste des penseurs de l’Eglise de la génération du père Taparelli et jusqu’à Pie XI, n’était absolument pas condamnable, ni même imprudente : au contraire, la prospective de cet abbé, qui écrit dans la première partie du XIXe siècle, est stupéfiante de modernité, et non pas de modernisme. Elle est frappante de réalisme politique. L’excellent intellectuel développe ici une théorie de droit international sous l’autorité de la Doctrine de l’Eglise. Toutefois, le père Taparelli écrivait ceci dans un temps où, malgré les révolutions, il subsistait politiquement et en tout cas socialement une certaine anthropologie chrétienne en Europe, ne serait-ce que par le fait que l’Eglise catholique, quoique déjà persécutée et encerclée politiquement, n’avait pas encore connu la situation d’exil et d’éclipse que nous vivons depuis 1958.

La révolution Vatican 2 elle-même, comme nous le savons, fut essentiellement une subversion, certes à effets spirituels (apostasie globale) mais dont les causes et les moyens furent nécessairement temporels, tout hérétique étant par définition hors de l’Eglise et donc hors de tout pouvoir sur elle. Il est un fait que les élites pré-mondialistes du XIXe siècle, celles précisément qui ont subverti et inverti le concept divin d’Universel en le réduisant à de pures visées naturalistes ou anthropocentriques (droits de l’homme, nouvel ordre universel, socialisme, etc), ont été les vainqueurs dans l’ordre international des choses, du moins jusqu’à ce jour.

L’analyse géopolitique du père Taparelli est extrêmement pertinente en effet. Certes, elle ne peut être, dans la situation dans laquelle nous sommes, qu’une perspective lointaine, dans la mesure où précisément, la révolution de Vatican 2 a provoqué l’apostasie générale que nous avons connu depuis bientôt 60 années, un peu comme l’effet d’une bombe nucléaire, dont l’impact est comme sourd, tant l’onde de choc est puissante et perdure dans le temps, avec une diffusion a posteriori de ses effets dévastateurs. En clair, il s’est passé un mouvement d’inversion historique majeur et inouïe dans notre ère, conclu en quelque sorte, par l’usurpation politique et prétendument spirituelle du siège de Pierre. Aussi, le père Taparelli était justifié du temps où il existait encore des sociétés chrétiennes temporelles, au sens de communautés organisées (familles, ligues, même encore de rares gouvernements ou chefs d’états. Ceci à commencer par l’Eglise, qui est une institution éternelle à prérogatives spirituelles et temporelles, (qui est la source même de toute possibilité de cet équilibre dans ce monde ) dans la mesure où le Pasteur principal du troupeau était physiquement disponible et visible par le troupeau jusqu’en 1958.

Le Pasteur ayant été frappé, comme il fut prédit, une lignée d’antipapes apparut en « émerveillant le monde » à un stade de l’histoire où le monde se trouvait globalement dans toutes les dispositions favorables de l’apostasie (anticléricalisme, indifférentisme, naturalisme, néo-barbarismes, modernisme, progressisme, etc.) du fait de l’avancée de la révolution sociale et anthropologique, notamment des deux siècles précédents. Dès lors, l’Autorité ayant été subvertie et usurpée après 1958, se pose le problème de la représentation. Certes, l’Eglise ne cesse jamais d’exister, comme l’a dit Saint Athanase, jusque dans la dernière dizaine de fidèles et de prêtres qui reste sur Terre. Mais du fait même de l’éclipse et de l’usurpation, la plupart, sinon l’entièreté des princes et des présidents encore catholiques (De Gaulle, Salazar, etc.), dans les années 1950 et 60, ni après, n’eurent aucune compréhension de la situation de l’Eglise. Cette génération fut largement aveuglée et assourdie par la déflagration de cette guerre ultime contre Dieu, même si certains en perçurent de vagues aspects. En outre, il ne faut pas perdre de vue que les modernistes, ainsi que leurs précurseurs dans l’histoire de l’Eglise et du monde, ont toujours nécessairement soutenu l’option du mondialisme anti-catholique et ennemi de Dieu, contre l’orthodoxie catholique concernant cette question, précisément en raison de leur défection de la Foi ou même de l’essence de la Foi. Qu’on examine l’oeuvre d’apostats ennemis de la scolastique tels que Francis Bacon, Frère Tommaso Campanella ou au siècle suivant, celles de l’abbé Charles Irénée de Saint Pierre et de son disciple Jean-Jacques Rousseau. Cela explique d’ailleurs pourquoi l’Eglise dut condamner et combattre toutes ces tendances hétérodoxes du « catholicisme libéral », surtout celles qui ont subverti en partie l’action sociale de l’Eglise au XIXe et début du XXe siècle. Cela explique aussi pourquoi cet état d’esprit moderniste se répandit si bien dans l’esprit de certaines familles catholiques entre les années 1900 et 1960.

Quoiqu’il en soit, dans la situation qui est devenue celle de l’Eglise et de ses dernières communautés et familles de fidèles, désormais dispersées dans le monde, la question politique est déjà complexe au sein niveau communautaire. Toute prospective politique est donc difficile, non pas dans son observation, ni même dans sa théorisation (les lois de l’Eglise étant immuables et nous guidant en toute circonstance jusqu’à la fin des temps) mais dans sa réalisation.  En réalité, seule l’élite catholique intellectuelle qui subsiste dans cette Eglise aujourd’hui est capable d’élaborer une vision politique et géopolitique réaliste pour aujourd’hui et demain.

Et contrairement à ce que beaucoup pensent, du moins en Europe, la prospective non seulement politique, mais aussi géopolitique, est encore réalisable pour les derniers catholiques dans le monde actuel. De fait, les derniers catholiques ont été contraints de s’organiser autrement pour garder la Foi, au niveau individuel, familial, social, etc. En outre, les derniers catholiques continuent de communiquer et d’échanger entre eux entre les Amériques et la vieille Europe, entre l’Afrique et l’Asie. Quand bien même ils se trouvent dans un pareil état de dispersion, quand bien même ils se trouvent dans une situation grave où ils sont privés de la représentation de l’autorité qui est Saint Pierre, quand bien même ils se trouvent dans la situation inédite dans l’histoire, d’une usurpation inouïe de l’Institution ecclésiale toute entière, ordre y compris, les derniers catholiques, précisément parce que l’Eglise catholique perdure jusqu’à la fin des temps à cause des promesses de Notre Seigneur et parce que cette société parfaite demeure essentiellement dans la communauté de fidèles qui tiennent la Foi et l’orthodoxie catholique (hiérarchie sacerdotale et fidèles), les catholiques n’ont eu d’autre choix que de s’organiser de la façon dont le veut et l’a toujours fait l’Eglise, en particulier dans des situations de grave persécution.

 

 

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