Comme nos lecteurs et auditeurs l’auront remarqué, nous travaillons beaucoup, depuis quelques temps, autour du concept de « justice sociale », raison pour laquelle nous avons tenu à publier une traduction d’un article académique présentant la conception de la justice sociale selon le R.P. Taparelli d’Azeglio, lequel fut le premier à avoir développé cette notion au sein de la théologie catholique.
De fait, la notion de justice sociale est tout simplement centrale dans le catholicisme politique.
Il nous semble particulièrement utile, non seulement de développer au maximum ce concept dans les temps présents, mais aussi et tout d’abord, de nous le réapproprier. Comme le notait le Pr. Thomas Patrick Burke, la notion de justice sociale, catholique d’origine, fut récupérée, et donc pervertie, par un certain nombre d’idéologues progressistes, socialistes ou libéraux à partir des années 1960-70.
Il est plus que temps de revendiquer ce qui est à nous : les théoriciens de l’erreur ne sauraient pouvoir se réclamer, ni de la justice, ni du bien commun, ni de la liberté.
Dans son article, le Dr. Burke note que des auteurs tels qu’Edward Gibbon (Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire Romain) ou encore John Stuart Mill (Utilitarisme), utilisèrent également le terme de « justice sociale ».
Le Dr. Burke semble toutefois avoir omis que le premier personnage à avoir utilisé cette notion, fut un homme politique qui s’en servit explicitement dans un acte législatif tout à fait historique.
Ce personnage est nul autre que le roi Louis XVI. En effet, le roi martyr de la Révolution semble être le premier à avoir utilisé ce terme dans un sens classique et catholique, dans son fameux édit du 8 août 1779, par lequel il abolit les droits de mainmorte, de servitude réelle et de suite sur les serfs dans le domaine royal.
Nous lisons dans cet édit le passage suivant :
Enfin si les principes que nous avons développés nous empêchent d’abolir sans distinction le droit de servitude, nous avons cru cependant qu’il était un excès de ce droit que nous ne pouvions différer d’arrêter et de prévenir ; nous voulons parler du droit de suite sur les serfs et main-mortables, droit en vertu duquel des seigneurs de fiefs ont quelquefois poursuivi dans les terres franches de notre royaume et jusque dans notre capitale les biens et les acquêts de citoyens éloignés depuis un grand nombre d’années du lieu de leur glèbe et de leur servitude ; droit excessif que les tribunaux ont hésité d’accueillir et que les principes de justice sociale ne nous permettent plus de laisser subsister. Enfin nous verrons avec satisfaction que notre exemple et cet amour de l’humanité si particulier à la nation française, amènent sous notre règne l’abolition générale des droits de main-morte et de servitude, et que nous serons ainsi témoin de l’entier affranchissement de nos sujets qui, dans quelque état que la Providence les ait fait naître, occupent notre sollicitude et ont des droits égaux à notre protection et à notre bienfaisance. – Édit n°1162, portant suppression du droit de mainmorte et de la servitude dans les domaines du Roi
Ce seul témoignage législatif contredit largement la mythologie jacobine révolutionnaire qui hante encore bien souvent l’esprit des Français de notre époque, convaincus que la Révolution Française fut la seule responsable de l’abolition des anciens usages féodaux. En réalité, la France n’avait point attendu les révolutionnaires pour entamer une critique et une réforme juridique de ces usages effectivement dépassés et peu justifiables au 18e siècle. Ce processus de réforme et à vrai dire, de démantèlement de l’institution serve en France, avait déjà débuté au 14e siècle, par l’édit du 3 juillet 1315 du roi Louis X, selon lequel :
Toute créature humaine doit généralement être franche par droit naturel. Le Roi condamne avec énergie le joug et la servitude, qui est tant haineuse et fait qu’en leur vivant, les hommes sont réputés comme morts et, à la fin de leur douloureuse et chétive vie, ils ne peuvent disposer ni ordonner des biens que Dieu leurs a prêtés en ce siècle.
Certes, cet édit n’avait alors factuellement concerné que les deux bailliages de Senlis et du Vermandois. Il s’agissait cependant ici d’une première étape juridique et historique vers un processus visant à faire progressivement évoluer la société française au-delà des formes sociales féodales traditionnelles.
Ce processus se poursuivit cependant dans les siècles suivants. Il fallait également tenir compte des usages en vigueur dans les territoires réunis tardivement à la couronne de France. Ce qui explique pourquoi le servage français tardif se manifestait plus particulièrement dans des zones géographiques précises, soit « les régions centrales, orientales et nord-orientales du royaume », telles que « la basse-Bretagne, le bas-Berry, la Haute-Marche, la Combraille, la Basse-Auvergne, le Morvan nivernais, la Champagne méridionale, la Bourgogne coutumière, le Mâconnais, la Savoie française, la Dombes, la Franche-Comté, l’Alsace, la Lorraine allemande, la Lorraine ducale francophone, le Luxembourg français, le Verdunois, le Perthos, le Barrois et l’ensemble Cambrésis-Hainaut français ».1
Avec le recul, on peut juger que ce processus de légitime libéralisation de la société française fut bien lent, ou même trop tardif. Ce serait toutefois oublier les complexités politiques et juridictionnelles qui caractérisaient le royaume de France. Quoiqu’il en soit, il existait, au milieu du 18e siècle, un mouvement intellectuel, et même en partie populaire, visant à accélérer ce processus. Ce mouvement fut en partie récupéré par les Lumières, en particulier par l’inévitable Voltaire.
Nous sommes de ceux qui portons souvent un regard sévère sur les trois derniers rois de France d’avant la Révolution. En cela, nous ne faisons que suivre l’opinion d’un certain nombre de théologiens qui virent dans l’absolutisme de certaines couronnes, les signes avant-coureurs de la révolution. Mais de toute évidence, le roi Louis XVI fut certainement le meilleur de ces trois rois, tant au niveau de son caractère, de sa morale personnelle et de sa politique. Le seul reproche qu’on eut pu lui faire, fut peut-être de n’avoir pas su entamer la réforme de la société française de façon autoritaire et pro-active, et d’avoir donc trop souvent légiféré comme par réaction aux mouvements intellectuels et sociaux de son temps, plutôt que par anticipation.
Quoiqu’il en soit, il est a son honneur d’avoir été le premier roi, à notre connaissance, à avoir utilisé le terme de justice sociale dans un sens tout à fait conforme à la morale et au droit catholique. Et qui plus est, dans un document législatif de la plus haute importance.
Quant à nous, nous allons poursuivre le développement de la notion de justice sociale, qui nous semble vraiment pouvoir être à même de toucher les préoccupations les plus intimes et les plus immédiates de beaucoup de nos contemporains qui, s’ils se sont éloignés de Dieu, ont soif de justice, de paix et de liberté, trois notions éminemment catholiques subverties par plusieurs siècles de Révolution, et dont il est urgent de restaurer le sens premier dans l’esprit de la nouvelle opinion publique.
1Thierry Bressan, Un épisode important et méconnu du procès du régime seigneurial en France : l’édit d’aout 1779 contre les survivances serviles, in Histoire, Économie et Société, 1996, pp. 572-573