Le Solidarisme : la théorie économique du Père Heinrich Pesch SJ

Nous avons été agréablement surpris par le succès rencontré par une récente publication du Fide Post sur Twitter à propos du solidarisme catholique, que je croyais être un sujet confidentiel qui n’aurait intéressé que les militants intégralistes déjà convaincus. Bien au contraire, ce post a été applaudi par de nombreuses personnes qu’on aurait pu croire très éloignées de notre milieu.

Ceci montre que les principes de l’économie chrétienne trouvent un écho très favorable auprès de la population, pour peu qu’on ait la possibilité de les exposer de manière simple et directe. Il semble que ce qui a particulièrement plu aux gens, ce sont les principes généraux de l’économie chrétienne : subsidiarité, solidarité, défense des libertés, importance de l’éthique dans la vie économique et sociale, politique familiale, coopération des classes et des acteurs économiques, devoirs de l’État dans la gestion de l’ordre et de la justice sociale, faible taxation, etc.

Mais surtout, il me semble que les gens ont été frappés par la grande actualité de la doctrine solidariste, comme si les livres du Père Pesch, publiés dans les années 1910, avaient été écrits pour les hommes du 21e siècle. La nature avant-gardiste de l’oeuvre du père Pesch n’a pas échappé aux très nombreux universitaires de renom qui en ont récemment fait l’éloge. Ainsi, le professeur Allan Carlson du Howard Center écrit à propos de l’un des livres du Père Pesch : « Bien qu’ayant été écrit il y a un siècle, ce livre parle directement aux populations et aux crises économiques du 21e siècle ».

Si les principes de l’économie chrétienne semblent à la fois si séduisants et si familiers à nos contemporains, c’est aussi peut-être en raison de l’influence considérable, mais peu connue, que la doctrine sociale de l’Église a eu dans la structuration de l’économie sociale des nations européennes au 20e siècle.

Il est indéniable que le capitalisme occidental actuel est en crise et que de nombreux courants au sein de la société civile et de la classe politique, cherchent à le faire évoluer, pour le meilleur et pour le pire. D’ailleurs, c’est souvent le pire qui domine dans l’espace médiatico-politique : on se retrouve coincés entre les propositions totalitaires du Forum Économique Mondial, les utopies wokistes de la gauche radicale et les délires libertariens d’une droite populiste de plus en plus caricaturale.

Il me semble que le moment est donc particulièrement approprié pour promouvoir les principes de l’économie chrétienne en montrant surtout à quel point ils s’adaptent parfaitement aux défis socio-économiques d’aujourd’hui et de demain.

Trop souvent dans nos milieux, on réduit l’économie chrétienne à des termes un peu génériques, comme le corporatisme ou encore le distributisme. Mais ces modèles ne constituent qu’une partie du vaste bloc doctrinal de l’économie chrétienne. Ainsi, bien souvent, la doctrine sociale de l’Eglise n’est abordée que de façon assez superficielle, ce qui n’est pas l’idéal lorsque l’on doit présenter concrètement au grand public les propositions catholiques en matière d’économie.

Or, plus la parole catholique prendra de l’importance dans la bataille médiatico-politique française, plus nous devrons être en mesure d’apporter des réponses concrètes aux interrogations du public. Rappelons ici que tous les sondages les plus récents montrent que la question socio-économique est la deuxième préoccupation majeure des français après l’immigration. Autant dire qu’il y a là de quoi influencer positivement une partie de la population.

J’ai donc jugé qu’il serait une bonne idée de faire une vidéo pour vous présenter le solidarisme et son principal fondateur, le père Heinrich Pesch SJ, ceci dans l’espoir que cette présentation puisse fournir aux uns et aux autres une vision concrète et générale du modèle économique catholique.

Le père Pesch est malheureusement trop peu connu aujourd’hui, y compris des catholiques. Nous allons donc tenter de réparer cette injustice en vous présentant brièvement sa doctrine.

Le père Heinrich Pesch

Né en 1854 à Cologne, ordonné prêtre de la Société de Jésus en 1888, le père Heinrich Pesch fut incontestablement l’un des plus grands économistes du 20e siècle. Dans les années 1890, le père Pesch devient le directeur spirituel du séminaire de Mayence. Après avoir longuement étudié les différentes théories économiques du libéralisme et du socialisme, il développe peu à peu sa doctrine économique et c’est en 1905 qu’il publie son œuvre majeure : Lehrbuch der Nationalökonomie (Manuel d’économie nationale).

Sa doctrine, le solidarisme, eut une influence considérable sur l’encyclique Quadragesimo Anno du pape Pie XI et bien au-delà, comme nous allons le voir. Cette influence fut plus tard transmise par l’un de ses élèves, le père Oswald von Nell-Breuning SJ, qui participa à la rédaction de l’encyclique, parue en 1931, soit cinq ans après la mort du père Heinrich.

Un autre de ses élèves sera le père Gustav Gundlach SJ, qui passa son doctorat sous la direction de Werner Sombart et devint professeur à l’université grégorienne à Rome. Il fut également un proche conseiller des papes Pie XI et Pie XII sur toutes les questions sociales. Il fut par exemple l’un des rédacteurs de l’encyclique Humani Generis Unitas, qui condamnait les théories racistes, et qui fut finalement publiée par Pie XII sous le nom de Summi Pontificatus en 1939.

Dans de futures émissions sur les principes de l’économie chrétienne, nous verrons que ce sont généralement des jésuites allemands qui furent les inspirateurs directs des grandes encycliques du magistère social de l’Eglise de Léon XIII à Pie XII. Ceci n’est pas surprenant dans la mesure où le clergé catholique rhénan était à l’avant-garde de la question sociale. Mgr. Guillaume Emmanuel von Ketteler, évêque de Mayence et fondateur du parti centriste allemand, fut pionnier parmi les prélats. On le surnommait l’évêque social en raison de son engagement pour la classe ouvrière de son époque. Son ouvrage, La question ouvrière et le christianisme, paru en 1864, est particulièrement représentatif de ce renouveau de la doctrine politique et sociale du monde catholique en Europe.

Bien sûr, ce mouvement n’était pas exclusif à l’Allemagne. Il faut tout d’abord rappeler que le grand inspirateur de la doctrine sociale de l’Eglise fut avant tout le jésuite italien Taparelli d’Azeglio, qui fut le professeur du futur pape Léon XIII et qui fut le premier à théoriser le concept de justice sociale, repris par la suite par le Pape Pie XI, qui était un lecteur assidu du maître italien.

Il ne faut pas oublier non plus l’influence considérable de l’école sociale française, avec nos grands maîtres que furent Antoine Blanc de Saint Bonnet et Frédéric Le Play, les fondateurs de la sociologie moderne, mais aussi les grands penseurs des Cercles Catholiques d’Ouvriers comme Maurice Maignan et Albert de Mun, qui en furent les fondateurs, ainsi que leurs nombreux collaborateurs tels que Henri Savatier, Armand de Melun, Louis Milcent, Emile Keller, Léon Harmel et Henri Lorin.

Citons aussi l’école catholique autrichienne avec le Baron Karl von Vogelsang, protestant qui se convertit au catholicisme après sa rencontre avec Mgr. Von Ketteler et qui participa aux travaux de l’Union de Fribourg avec de nombreux autres compatriotes tels que Gustave Blome, le père Lehmkuhl ou encore le comte de Pergen.

En effet, l’Union de Fribourg fut la grande école de l’économie sociale chrétienne au tournant du siècle dernier. Elle fut fondée par Mgr. Gaspard Mermillod, évêque de Lausanne, et par son ami René de la Tour du Pin, qui fut aussi l’un des fondateurs des Cercles Catholiques d’Ouvrier. C’est au sein de l’Union de Fribourg que vont s’exprimer tous ces courants de pensée catholiques qui ont pour objectif de proposer un modèle alternatif au libéralisme et au socialisme, notamment en ce qui concerne le rôle de l’Etat dans l’économie sociale, la protection des droits des travailleurs, la place de la liberté et de la propriété privée ou encore la représentation des acteurs impliqués dans les activités de production.

Ce grand mouvement social catholique émerge en plein siècle de révolution industrielle, durant lequel les victoires du libéralisme philosophique au 18e siècle, fournissent au libéralisme économique du 19e, les fondations doctrinales qui donnent libre cours aux forces du capitalisme matérialiste, au détriment des conventions spirituelles, morales et anthropologiques qui avaient profondément modelé la société chrétienne occidentale pendant des siècles. Les ravages et les injustices du capitalisme donnent naissance à la réaction socialiste, qui accuse la bourgeoisie capitaliste d’avoir trahi les promesses de la Révolution, tout en se revendiquant elle aussi de l’héritage de la philosophie libérale.

Pour empêcher l’hégémonie de ces deux menaces majeures au 19e siècle, les catholiques européens se mobilisent pour proposer un modèle social et économique alternatif qui considère que la toute-puissance de l’argent et la lutte des classes ne sont pas des fatalités mécaniques, mais des vices qui peuvent être éliminés dans un ordre social chrétien qui se propose d’organiser les libertés économiques et individuelles dans le cadre des cellules et des communautés organiques qui composent la société humaine.

L’Union de Fribourg sera donc l’une des principales écoles de la théorie économique chrétienne dans l’époque contemporaine.

Les grandes idées de l’Union de Fribourg seront réunies dans un mémoire à la demande du pape Léon XIII, puis consacrées dans sa célèbre encyclique Rerum Novarum en 1891.

C’est donc dans ce contexte où l’influence du catholicisme politique et social est extrêmement importante en Europe, que le père Heinrich Pesch développe sa doctrine solidariste.

Le père Pesch va en quelque sorte réussir à synthétiser de façon concrète le corpus doctrinal de l’économie chrétienne pour en faire un système complet et adapté aux évolutions rapides de la société industrielle et capitaliste du 20e siècle.

Le solidarisme est donc l’une des principales applications économiques de la doctrine sociale de l’Église et nous considérons qu’il s’agit tout simplement de son application la plus complète et la plus sophistiquée sur le plan théorique.

Il va sans dire que nous adhérons totalement aux grands principes économiques du père Pesch, qui s’appuient sur les fondements éternels du christianisme et qui s’adaptent aussi de façon surprenante dans le temps et l’espace. Pour cette raison, les grands principes du solidarisme catholique restent très actuels et je crois aussi que ceci explique leur étonnante popularité auprès du public français en 2023.

Nous verrons aussi un peu plus loin dans cette étude que le solidarisme catholique, tout comme le corporatisme chrétien, ne doit pas être confondu avec d’autres modèles solidaristes ou corporatistes qui ont pu émerger au 19e et au 20e siècles.

Principes élémentaires du solidarisme catholique

Le père Pesch donne au solidarisme la définition suivante :

Le solidarisme est la réciprocité et la mutualité des intérêts humains, fondés sur la nature rationnelle de la personnalité humaine et sur la volonté de Dieu.

Derrière cette définition quelque peu technique, on remarque que le père Pesch s’inspire clairement de la doctrine de la justice sociale du R.P. Taparelli dont je vous ai déjà parlé et sur lequel je ferai peut-être une présentation plus complète, si Dieu le veut.

Mais ce qu’il faut surtout retenir de cette définition, c’est que le père Pesch insiste sur trois points essentiels du catholicisme politique, à savoir le principe de subsidiarité ; le réalisme humaniste et la suprématie de la loi divine dans l’activité humaine. Ces trois principes s’appliquent aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine économique.

Voyons maintenant dans le détail les caractéristiques principales du solidarisme catholique, en gardant à l’esprit qu’il s’agit là d’une synthèse qui ne prétend pas être exhaustive :

Les trois piliers de la société organique : Sur le plan du droit naturel, le solidarisme affirme que la société doit s’organiser sur trois piliers majeurs : la propriété privée, la famille et l’État comme gardien de l’ordre légal. Nous devrions en ajouter un quatrième, qui est la fondation des trois autres, à savoir la loi divine. Cela va sans dire, mais ça va mieux en le disant clairement. Nous verrons dans les points suivants quelle est l’importance particulière et commune de ces trois piliers de la société chrétienne.

Rejet du collectivisme et de l’individualisme : Dans la pure tradition aristotélicienne et thomiste, le solidarisme affirme que le but de la politique est de concilier les aspirations du collectif avec les aspirations de l’individu. Il faut donc rejeter à la fois le collectivisme qui étouffe les libertés naturelles de l’homme, mais il faut aussi rejeter l’individualisme radical, qui empoisonne la cohésion sociale. Le solidarisme est donc un juste milieu qui propose d’organiser la société dans un cadre général qui permet l’expression harmonieuse et organique des groupes d’intérêts économiques, chacun ayant leur place, leur rôle, leur autonomie propre mais aussi leurs responsabilités vis-à-vis de la communauté. 

Solidarité sociale :La solidarisme insiste sur la nécessité d’instituer des mécanismes de solidarité sociale au sein de la société humaine. Les responsabilités de cette solidarité ne doivent pas seulement incomber à l’État, mais doivent aussi se manifester chez les différents acteurs de la société humaine, qu’il s’agisse des paroisses, des congrégations, des familles, des entreprises, des syndicats, des groupes interprofessionnels et des associations. Prenant racine sur la vertu de charité chrétienne, ce principe de solidarité, étendu et adapté aux nécessités de la société de masse, fut pratiquement l’œuvre exclusive des catholiques sociaux du 19e siècle et influença tous les modèles d’économie sociale jusqu’à nos jours. Cependant, il est évident que l’État a un rôle moteur dans l’organisation de cette solidarité sociale. Le pape Léon XIII enseigne que « s‘il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d’aucune manière en sortir par elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société ». Ajoutons enfin que le Père Pesch insiste tout particulièrement sur le fait que ces mécanismes de solidarité sociale ne peuvent se manifester avec justesse et efficacité qu’au sein de la communauté nationale.

Coopération de classe et association du capital et du travail : Ferme croyance en ce que la coopération juste et équilibrée entre patrons et travailleurs est la meilleure garantie du progrès et de la prospérité économique. Le solidarisme rejette donc le postulat marxiste selon lequel la lutte des classes serait un phénomène inéluctable. Il ne s’agit pas de nier l’existence des conflits sociaux, bien au contraire, mais de trouver des modes d’organisation sociale qui permettent de résoudre ces derniers de la façon la plus équitable et la plus juste.

Rejet du matérialisme socio-économique marxiste et libéral : Le travailleur ne doit pas être réduit à un simple facteur de production et l’économie n’est pas l’alpha et l’oméga de la vie sociale.

Protection des libertés économiques : Les libertés économiques sont une bonne chose qui doivent être promues et protégées. Dans Libertas, Léon XIII nous rappelle que « la liberté est un bien naturel qui confère à l’homme une dignité qui le rend maître de ses actes ». Nous avons vu dans notre précédente étude sur les caractéristiques de la civilisation occidentale que la notion de liberté apportée par le christianisme avait précisément rendu possible le développement précoce du capitalisme et de l’innovation technologique. Cependant, toutes les libertés, et en l’espèce, les libertés économiques, doivent être encadrées par l’éthique chrétienne et subordonnées à la préservation de la justice et du bien commun. Contrairement à ce qu’affirment les anarchistes et les libertariens, la liberté n’est pas un principe absolu. La liberté est nécessairement subordonnée à un principe supérieur qui est le bien. Si la liberté s’exprime en dehors de ce cadre, elle devient un mal, et en l’occurrence, les libertés économiques qui ne sont pas subordonnées à ce principe deviennent la source d’injustices et de maux dans la société.

Compétition vertueuse et raisonnée : La compétition des acteurs économiques est un mécanisme vertueux qui joue un rôle essentiel dans la vie économique. Cependant, elle ne doit pas être considérée comme le principe ordonnateur de la vie économique.

Morale et économie : Éthique et économie ne peuvent pas être séparées. La dignité humaine et la gloire de Dieu doivent être les principes suprêmes de l’organisation de la vie économique. Ce n’est pas le seul profit qui doit guider l’action économique, mais la diffusion du bien. Ce  principe s’applique à la vie intérieure, à la vie familiale, à la société humaine, au gouvernement, et doit donc aussi s’appliquer dans la vie économique. Ceci est conforme à la vision organiciste de la société telle qu’elle est exprimée par la tradition catholique. C’est clairement sur ce plan que l’Action Catholique remporta ses plus grandes victoires politiques au 19e et 20e siècle, car c’est précisément en s’appuyant sur l’importance de l’éthique chrétienne que les politiciens et journalistes catholiques firent pression sur les gouvernements afin d’obtenir des avancées sociales qui améliorèrent considérablement les conditions de vie du prolétariat. Léon XIII rappelait à ce titre que la révolution avait fait disparaître « les sentiments religieux du passé dans les lois et les institutions publiques », livrant ainsi « les travailleurs isolés et sans défense à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée ».

Pragmatisme économique et rejet du mécanicisme de la théorie libérale classique (main invisible), hérité des erreurs philosophiques des Lumières : Par réalisme philosophique, le solidarisme admet sans difficulté qu’il existe des tendances et des forces inhérentes au marché, mais celles-ci ne doivent pas être traitées comme des lois immuables et rigides. Là encore, le solidarisme rejette le mécanicisme économique qu’on retrouve souvent chez les libéraux et les marxistes. Le marché ne s’organise de manière spontanée que dans le cadre d’une fondation sociale et politique déjà existante. Le marché ne doit donc pas être considéré comme une institution totalement autonome et encore moins comme une fondation de l’ordre social, mais simplement comme l’une de ses expressions. C’est en cela que le marché peut alors exprimer une autonomie relative et des mécanismes naturels propres, mais qui trouvent inévitablement leurs limites.

Autonomie des acteurs économiques et médiation de l’Etat : Le solidarisme propose d’harmoniser l’organisation de la vie socio-économique en respectant les libertés et l’autonomie de ses acteurs (citoyens, entrepreneurs, salariés, syndicats, associations) par un interventionnisme modéré de l’État, lequel doit s’efforcer d’imposer un minimum de régulations tout en supervisant souverainement l’activité économique, en intervenant dès que nécessaire. En clair, le solidarisme réclame un État stratège, organisateur et médiateur, mais pas un État totalitaire et socialiste, qui aurait prise sur toute l’activité sociale et économique.

Réalisme social et philosophique : Le solidarisme propose de fonder la théorie et l’action économique sur la connaissance de l’homme. L’homme n’est pas un simple agent économique qui serait inévitablement soumis aux lois arbitraires imaginées par les libéraux et la socialistes. Il est un être social, doué d’intelligence et de raison. Le degré de perfection et de justice dans l’organisation de la vie socio-économique dépend donc grandement de la bonne disposition de l’âme humaine. La prospérité économique et la redistribution juste des richesses et des opportunités dépend elle aussi du degré d’élévation spirituelle et morale des citoyens et des familles. Mais l’homme est aussi attiré par les vices en raison de sa nature blessée. L’ambition, la cruauté, la malhonnêteté et la cupidité sont des tares que l’on retrouve aussi bien chez les pauvres que chez les riches. Il convient donc d’établir un ordre social dont les lois et les coutumes puissent canaliser au maximum les mauvaises passions tout en favorisant les impulsions positives de la nature humaine. Esprit d’avant-garde, le Père Pesch percevait déjà en son temps la nature aliénante, antisociale et anti-familiale d’un certain type de capitalisme. En effet, certains aspects de la révolution industrielle vont profondément affecter l’anthropologie de l’Europe chrétienne, qui était demeurée relativement stable à travers les âges. L’exode rural, la généralisation du salariat, l’avènement de la société de consommation, l’industrie du divertissement, constituent autant de petites révolutions anthropologiques qui bouleversent l’habitus traditionnel et qui exigent donc de la part des théoriciens catholiques d’être capables de comprendre l’homme moderne de façon dynamique et réaliste. Ceci est un point particulièrement important de la doctrine solidariste et de la vision catholique de l’histoire et de la société. Je rappelle ici une fois encore qu’il ne faut pas confondre progrès et progressisme, pas plus qu’il ne faille confondre la conservation des principes et des vertus éternelles avec le conservatisme romantique et rétrograde des formes mortes. Dès l’introduction de Rerum Novarum, le pape Léon XIII critiquait comme par anticipation certains de ces esprits conservateurs qu’il qualifiait de « tenants d’opinions surannés ». Le pape attaquait ici une certaine bourgeoisie jalouse de vouloir conserver les acquis que le libéralisme sauvage lui avaient procurés, sans tenir compte des nécessaires évolutions de l’ordre social. Pie XI, prenant la défense de son prédécesseur, répond lui aussi à ces individus qu’il qualifie « d’hommes trop attachés au passé », incapables « d’appliquer à des besoins nouveaux les principes immuables de la doctrine de l’Église ». Enfin, Pie XI critique également les défauts des anciens régimes qui mirent trop de temps à se réformer, ouvrant ainsi la voie à l’explosion révolutionnaire : « Si cet ordre a depuis longtemps disparu, ce n’est pas qu’il fût incapable d’évoluer et de se développer pour s’accommoder à ce que réclamaient des circonstances et des nécessités nouvelles. La faute en fut bien plutôt aux hommes, soit que leur égoïsme endurci ait refusé d’ouvrir, comme il eût fallu, les cadres de leur organisation à la multitude croissante qui demandait à y pénétrer, soit que, séduits par l’attrait d’une fausse liberté ou victimes d’autres erreurs, ils se soient montrés impatients de tout joug et aient voulu s’affranchir de toute autorité. »

Défense de la propriété privée comme principe de liberté et d’autonomie individuelle : Le solidarisme défend avec vigueur le droit à la propriété privée, qu’il considère comme étant la double condition de la liberté des plus humbles ainsi que du développement de l’initiative économique. Léon XIII rappelait en effet que la propriété privée est un droit naturel pour l’homme. Il affirmait aussi que la propriété privée était l’un des biens les plus précieux des ouvriers les plus précaires, puisqu’elle était l’une des conditions de leur liberté, de l’amélioration de leur condition ainsi que la possibilité d’agrandir et de transmettre leur patrimoine.

Défense de la destination universelle des biens et donc rejet de la position absolutiste des libéraux : Dans la pensée économique chrétienne, le droit à la propriété est un droit naturel et inhérent à chaque personne humaine. L’Etat n’a donc aucune légitimité à abroger ce droit dans le principe, comme le réclament les communistes. En revanche, Léon XIII nous enseigne que le droit de propriété ne doit pas être confondu avec son usage. Si tout homme à le droit absolu de posséder des biens en propre, l’usage de ces biens est limité dans leur nature et subordonné à l’utilité et à la moralité de leur destination. Pie XI rappelle cette double destination des biens, individuelle et publique, dans Quadragesimo Anno :

Nier ou atténuer excessivement l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme, de même, contester et diminuer son aspect individuel conduit à tomber dans le collectivisme. Les propriétaires ont l’obligatoire de faire un usage honnête de leurs biens.

Il me semble là encore que la profondeur de la doctrine catholique sur l’importance de la propriété privée et sur son bon usage devrait particulièrement parler à nos contemporains.

En effet, la hausse des taux d’intérêts en 2023 a rendu la situation difficile pour les ménages modestes désirant accéder au crédit immobilier. La hausse des taux réduit les marges des banques qui prêtent de moins en moins facilement, ou alors avec des conditions d’emprunt de moins en moins accessibles à la petite classe moyenne qui a déjà beaucoup de mal à se constituer une épargne en raison de ses revenus trop faibles et de ses charges de plus en plus en importantes. La spéculation immobilière de ces 10 dernières années, tout particulièrement dans les zones urbaines soumise à une pression démographique continue, fait que les prix tardent à baisser. Et pendant ce temps, l’État se désengage de plus en plus des politiques d’aide qu’il avait mis en place ces dernières années. Au final, les sondages indiquent que 73% des français estiment qu’il est très difficile d’accéder à la propriété en France et 37% d’entre eux déclarent que la difficulté de trouver un financement constitue la première barrière pour l’accès à la propriété. Il faut ajouter à cela un point qui est rarement mis en avant par les économistes aujourd’hui, à savoir la dilution de l’épargne et du pouvoir d’achat qui résulte de la culture de l’hédonisme et de l’individualisme. En effet, dans une société où l’on se marie de moins en moins et de plus en plus tard, les projets de vie se font souvent dans un cadre individuel au lieu de se faire dans un cadre marital. Plus il y a de foyers individuels ou de foyers monoparentaux suite à un divorce ou suite à la démission de l’un des parents, plus il y a de pression sur l’offre immobilière. Sans parler des autres conséquences socio-économiques de ce mode de vie postmoderne. Et cette diminution radicale de l’accès à la propriété ne résulte pas de la crise du COVID : il s’agit d’une tendance forte qui se dessine depuis une vingtaine d’années. En 1973, 32% des jeunes ménages étaient propriétaires contre seulement 16% en 2013. Une étude de l’Insee sur la Hausse des inégalités d’accès à la propriété entre jeunes ménages en France, parue en 2018, indique justement que l’évolution du taux de propriétaires est impactée par deux facteurs importants que sont l’évolution des structures familiales (augmentation des familles monoparentales, baisse de la part de couples avec enfants parmi les plus modestes), forte diminution de la propriété rurale et inégalités dues au contexte familial, puisque 4 propriétaires sur 10 dans les années 2000 ont accédé à la propriété grâce à un héritage ou grâce à un don d’un membre de la famille.

De plus, la spéculation facilitée par un accès facile au crédit bancaire au cours des années 2010 a profité à un segment privilégié de la population. On a vu se développer ainsi une classe de multi-propriétaires qui représentent aujourd’hui près de 3,5% de la population active et qui possèdent à eux seuls plus de la moitié des logements mis en location en France. Parmi ces profils, on trouve des actifs à haut niveau de revenu ou des retraités à fort pouvoir d’achat possédant parfois jusqu’à 50 logements à eux seuls. Selon Pierre Madec, économiste à l’OFCE, « la propriété en France est extrêmement concentrée dans le très haut de la distribution des patrimoines ». Et plus l’on grimpe dans la pyramide des salaires, plus on constate cette concentration. Ainsi, chez les 0,1% de français les plus riches, 42 % des ménages possèdent au moins 5 logements.

Du point de vue de la doctrine solidariste, on pourrait dire dans un premier temps que la multipropriété ne constitue pas un problème en tant que tel. Après tout, les multipropriétaires de biens immobiliers ordonnent leur propriété à un bien général puisqu’il faut bien qu’il existât une offre locative pour toute une partie de la population, ainsi que des débouchés pour le secteur du BTP.

Le vrai problème qui se pose, c’est évidemment les difficultés intolérables que le marché oppose aux primo-accédants. Or, nous l’avons vu, la doctrine chrétienne nous montre à quel point la propriété est un bien précieux pour les travailleurs aux revenus modestes. Le fait de ne pas être propriétaire est une souffrance qui plonge toute une population dans l’amertume, dans l’aliénation et dans un sentiment de déclassement. Et surtout, une telle situation n’incite évidemment pas les gens à fonder des familles, ce qui n’aide pas à relancer la natalité en France.

La situation est d’autant plus inquiétante lorsque l’on se souvient des propos de l’ancienne ministre du logement, Emmanuelle Wargon, qui avait tenu en 2021 des propos hostiles à la maison familiale pavillonnaire, déclarant que ce modèle n’était plus soutenable. Des propos hors-sol et hypocrites de la part d’une grande bourgeoise, elle-même propriétaire de deux logements luxueux.

On peut donc dire que la doctrine solidariste qui affirme que la propriété privée et la famille traditionnelle sont deux des trois piliers de la société organique, est particulièrement pertinente à une époque où la petite classe moyenne s’appauvrit et rencontre des difficultés à accéder à la propriété et donc à fonder des familles. Notre actuel régime politique, au contraire, a profondément diminué le potentiel créateur de la jeune classe moyenne en détruisant le pouvoir d’achat par ses politiques néo-libérales et pseudo-écologiques, tout en sacralisant de façon fanatique la culture de l’avortement et les modèles de vie contre-nature.

Défense d’un État stratège, souverain et organisateur : Le solidarisme enseigne que pour être juste et efficace, l’État doit être souverain, stratège et médiateur. De même que les familles et les individus planifient leurs finances, l’État doit planifier son économie. L’État a également le devoir de garantir au mieux une juste redistribution des richesses, sans spolier les méritants, ni favoriser les parasites. En outre, nous disent Léon XIII et Pie XI, l’État ne doit pas s’interdire d’intervenir directement dans l’activité économique lorsque l’intérêt général est menacé. Par exemple, il a le pouvoir et même le devoir d’agir pour empêcher une délocalisation, si cela lui est possible. Si les nationalisations doivent rester exceptionnelles, les monopoles naturels de l’État doivent s’exercer légitimement dans des secteurs stratégiques. Ainsi donc, le solidarisme promeut un État fort et souverain dans ses prérogatives, mais qui est également capable de laisser un maximum d’autonomie et de libertés aux acteurs économiques. Le maintien de cette harmonie est cruciale afin de ne pas faire basculer la société, ni dans l’anarchie libérale, ni dans l’enfer collectiviste.

Le Juste Salaire : La théorie solidariste considère avec raison que la garantie d’un juste salaire est absolument capitale pour assurer la justice et l’ordre social. Comme le rappelle le pape Pie XI, le juste salaire, par définition, doit permettre au travailleur de subvenir non seulement à ses propres besoins, mais aussi à ceux de sa famille. Il me semble que nous avons ici encore un principe qui devrait particulièrement intéresser nos contemporains. En effet, malgré le contexte particulier de notre époque marquée par la dénatalité et par la normalisation de pratiques sexuelles contre-nature, une récente étude de l’UNAF montre que plus de 70% des français déclarent vouloir faire plus d’enfants, mais que les conditions matérielles et économiques (liées à l’emploi, au salaire, au logement) les en empêchent. Aujourd’hui, presque 50% des français gagnent moins de 2 000 € nets par mois, avec une écrasante majorité se situant dans la fourchette juste au-dessus du SMIC, entre 1 500 et 2 000 € par mois. Il existe donc un grave problème de distribution des salaires en France, qui explique en partie la difficulté des gouvernements à relancer la croissance démographique autrement que par le recours à l’immigration.

– Le juste prix des biens : De même que pour la question du juste salaire, la doctrine solidariste insiste sur l’importance du juste prix des biens. Selon cette doctrine, le juste prix est celui qui couvre les coûts de production et qui permet au producteur et au vendeur de tirer un profit raisonnable, en vertu de la nécessité du juste salaire. Le juste prix doit idéalement refléter la valeur véritable d’un bien ou d’un service. Bien que le père Pesch estime que le consommateur n’a pas fondamentalement le droit de toujours bénéficier du prix le plus bas possible, il affirme aussi que personne ne doit pouvoir réaliser des gains excessifs au détriment des autres. La recherche du profit n’est pas mauvaise en soi. La recherche de profits plus élevés peut même se justifier à condition que l’individu ou l’entreprise qui profite, produise autant de vertus en retour.

Un système fiscal modéré : Le solidarisme pose comme principe qu’une taxe n’est légitime que si elle est nécessaire. L’impôt doit être proportionné au niveau de vie. L’impôt doit être mis au service exclusif de la collectivité et du bien commun, et non pas au service d’intérêts particuliers. Léon XIII rappelait que la prospérité d’une nation est fondée, entre autre choses, sur un taux modéré de l’impôt et que l’excès de charges fiscales épuise la propriété privée. Il est bien connu que la France est championne d’Europe des prélèvements obligatoires, avec un taux de taxation du salarié moyen avoisinant les 54%, ce qui représente un écart de 10 points avec la moyenne européenne qui se situe à 44%. Le salarié français moyen coûte 57 000 € à son employeur, mais il ne touche réellement que 26 000 € nets de charges et d’impôts. La cause de cet écart considérable est le poids des prélèvements, notamment les charges patronales, salariales et l’impôt sur le revenu. La France est un pays où les charges sociales sont plus élevées que le salaire net moyen. On explique souvent ce dérèglement par le coût de notre système de protection sociale. Pourtant, pour un coût employeur équivalent, le salarié français moyen touche 15 à 30% de salaire net en moins que les suédois, les finlandais ou les danois, qui ont un modèle social proche du nôtre. Il semble clair qu’on se situe loin des principes solidaristes en matière de politique fiscale en France.

– Pour un protectionnisme extérieur et une régulation intérieure du marché : Le solidarisme affirme que la défense du marché libre doit être rejetée par principe au nom de la justice commutative, c’est à dire « le respect mutuel des différents domaines de l’organisation sociale ». Des mesures protectionnistes sont nécessaires pour s’assurer que le commerce avec l’étranger ne soit pas au désavantage de la nation. De même, des mécanismes de régulation doivent être mis en place à l’intérieur de la société afin de garantir une harmonie maximale entre les groupes d’intérêts.

Influences du solidarisme et du corporatisme au 20e siècle

L’œuvre du père Pesch est absolument massive et nous n’avons fait ici que tenter de résumer très sommairement les grands principes de sa théorie économique. 

Comme nous l’avons dit en introduction, le solidarisme catholique est l’une des applications les plus complètes de la doctrine sociale de l’Eglise sur le plan de l’activité économique. Le solidarisme se confond alors souvent avec le corporatisme, qui est un autre terme souvent utilisé pour désigner le modèle socio-économique proposé par l’Eglise catholique. Ces deux termes peuvent sans doute être utilisés de façon aléatoire tant que l’on reste dans le domaine strict de la doctrine chrétienne.

Cependant, le solidarisme ou le corporatisme catholique ne doit pas être confondu avec d’autres théories socio-économiques homonymes et contemporaines, comme le solidarisme de Durkheim ou de Léon Bourgeois, par exemple, ni avec d’autres types de corporatismes que nous allons brièvement évoquer.

D’ailleurs, le terme même de solidarisme n’est pas une invention du Père Pesch. En effet, Émile Durkheim fut le premier à développer une théorie solidariste, fortement inspirée par le positivisme et par les idées des saint-simoniens. Pour Durkheim, qui était un agnostique, la seule véritable religion est le culte du collectif, ce qui revient à diviniser le corps social, à la suite de Thomas Hobbes et de Jean-Jacques Rousseau. En ce sens, le solidarisme de Durkheim offrait une base théorique aux modèles corporatistes de type autoritaire et collectiviste qui vont émerger au 20e siècle. 

Cependant, il me semble indiscutable que ce sont les mouvements intellectuels catholiques qui furent les premiers à élaborer une troisième voie politique et économique de façon réaliste et systématique et ils étaient sans aucun doute les mieux équipés spirituellement et intellectuellement pour se lancer dans cette grande bataille contre le libéralisme et le socialisme. 

Il nous semble aussi hors de doute que cette brillante génération d’intellectuels, de militants et de syndicalistes catholiques a profondément influencé différents mouvements ou régimes politiques du 20e siècle, qui se sont généralement inspirés de la doctrine sociale de l’Église sans toujours rendre hommage à cette dernière.

Le solidarisme catholique a notamment eu une influence considérable sur de nombreux courants politiques au cours du 20e siècle, en particulier dans les milieux monarchistes, nationaux ou encore nationaux-révolutionnaires. On pense par exemple à l’éphémère mouvement solidariste français, actif dans les années 1970 en France, et dont le député Front National Jean-Pierre Stirbois fut membre dans sa jeunesse. Toutefois, ce mouvement solidariste français s’inspirait en grande partie de l’Union des Solidaristes Russes, un mouvement corporatiste, anticommuniste et nationaliste-révolutionnaire fondé en 1930 par des russes blancs exilés en Europe de l’Ouest.

On a du mal à se représenter aujourd’hui l’influence considérable de cette élite intellectuelle catholique dans l’Occident d’avant 1945 et même jusqu’à aujourd’hui. En réalité, un grand nombre de principes propres à l’économie chrétienne furent en quelque sorte laïcisés et intégrés aux politiques de régimes de nature assez diverses.

Ceci avait était remarqué par le pape Pie XI qui note l’émergence, au début du 20e siècle, d’un socialisme modéré, qui rejette la violence et la radicalité du communisme, mais qui s’inspire ouvertement des propositions de l’Action Catholique.

Comme s’il était « effrayé par ses propres principes », nous dit Pie XI, « le socialisme se tourne vers les doctrines de la tradition chrétienne et se rapproche d’elles : on ne peut nier, en effet, que parfois, ses revendications ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens ».

Cette rationalisation, cet « embourgeoisement » du socialisme, survient notamment après le congrès de Tours en 1920 et se formalise politiquement par l’émergence du cartel des gauches en France, de la social-démocratie en Allemagne et du socialisme fabien dont l’influence a été centrale dans la formation du parti travailliste britannique.

Il n’est donc pas surprenant de constater que dans les années 1930, beaucoup de nations occidentales, y compris des démocraties libérales, ont adopté des formes particulières de corporatismes ou de solidarismes. Il se joue à cette époque une compétition entre l’intégralisme catholique et ces formes nouvelles d’intégralismes sécularistes qui vont se développer aussi bien dans des régimes autoritaires de type fasciste que dans des démocraties parlementaires.

Contrairement à ce qui est véhiculé dans une certaine littérature d’après-guerre, le corporatisme ne fut évidemment pas l’apanage des régimes autoritaires des années 1930, comme l’Allemagne nazie, l’Italie mussolinienne ou l’URSS, qui avaient chacun à leur manière, créé une sorte de corporatisme dictatorial extrême, avec un strict contrôle de l’organisation du travail par l’État. D’ailleurs, ces types de corporatismes ne se revendiquaient pas de la tradition chrétienne, mais de penseurs hétérodoxes, comme Georges Sorel, qui inspira profondément le modèle socio-économique de l’Italie fasciste.

En réalité, bien d’autres modèles corporatistes et solidaristes ont émergé dans d’autres nations occidentales entre 1930 et 1960. J’ai déjà évoqué ici l’influence sociale et politique énorme des catholiques aux USA entre les années 1920 et les années 1950. Il est bien connu, par exemple, que la politique du New Deal mis en place par le président Roosevelt afin de relancer l’économie américaine après la crise de 1929, fut fortement inspirée par l’encyclique Quadragesimo Anno de Pie XI.

Après 1945, on pense bien sûr à l’Espagne de Franco, au Portugal de Salazar et à l’Argentine de Perón, dont les formes de corporatismes étaient directement inspirées par la doctrine sociale de l’Eglise.

Mais on peut aussi évoquer l’Allemagne d’après-guerre, des deux côtés du rideau de fer : la RFA était naturellement marquée à la fois par la tradition ordo-libérale bismarckienne ainsi que par le modèle social chrétien qui avait été si influent au 19e siècle, tandis que le modèle social de la RDA était un curieux mélange de reliquats nationaux-socialistes et d’orthodoxie marxiste venue de Moscou.

La Chine communiste, à partir de l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et des « réactionnaires », a elle aussi développé une forme particulière de corporatisme qui, contrairement à l’URSS ou à la Corée juchiste, a eu l’intelligence de restaurer le droit à la propriété privée et de favoriser le développement de l’activité économique, tout en maintenant fermement le pouvoir du parti communiste sur les grandes orientations de l’économie nationale. Ce « socialisme avec des caractéristiques chinoises » a transformé la Chine, la faisant passer d’un empire décadent, pauvre et rural au début du 20e siècle, à une superpuissance mondiale capable de renverser l’hégémonie américaine sur le plan militaire, diplomatique et économique.

On pense aussi en France, à la 5e République, et notamment à l’État gaullien, qui était nettement inspiré par les principes généraux de la doctrine sociale de l’Eglise, en particulier avec son idée de participation capital-travail. De façon assez intéressante, ces idées seront surtout diffusées par ce qu’on appelait les gaullistes de gauche, lesquels avaient des parcours assez singuliers, entre un Jacques Debu-Bridel venu de l’Action Française, un René Capitant venu du centre-gauche et un Louis Vallon venu des milieux néo-socialistes d’avant-guerre. Cette diversité n’est toutefois pas si étonnante lorsque l’on considère l’influence qu’aura eu le solidarisme catholique dans les milieux royalistes, radicaux et socialistes.

De par leurs origines et leur formation de jeunesse, certains pères de l’Europe fédérale, qui étaient souvent des catholiques douteux, voire carrément des apostats, restèrent eux aussi marqués d’une certaine manière par la doctrine sociale de l’Eglise, dont ils ont certainement transmis un certain nombre de ces principes corporatistes dans l’Europe post-1945. On pense notamment à Richard de Coudenhove, Robert Schuman, Alcide De Gasperi ou Jacques Delors, tous éduqués dans la foi catholique, mais ayant ensuite évolué vers des idées ou des modèles politiques libéraux ou socialistes, très éloignés des théories politiques chrétiennes.

Du néo-corporatisme au collectivisme oligarchique

Comme indiqué précédemment, après 1945, le corporatisme a mauvaise réputation en Europe occidentale où il est associé à tort à Vichy, à l’Allemagne nazie ou à l’Italie mussolinienne. Pourtant, dans les faits, beaucoup de démocraties libérales en Europe continuent de pratiquer des politiques directement inspirées du corporatisme. On parlera alors de néo-corporatisme ou encore de corporatisme social et démocratique. Le néo-corporatisme garde seulement certains aspects du corporatisme catholique, en particulier la recherche du consensus social par la participation active des groupes d’intérêts économiques (généralement selon le modèle tripartite État-Entreprises-Syndicats) à l’élaboration de politiques publiques ou à la résolutions de conflits sociaux.

De nombreux pays européens comme la France, l’Allemagne, la Suède ou encore l’Autriche, fonctionnent aujourd’hui encore largement selon ce modèle. L’origine catholique du néo-corporatisme ou du néo-solidarisme séculier est admis par les universitaires honnêtes :

Les fondements républicains du solidarisme contractuel ont trouvé un appui sérieux dans la doctrine sociale de l’église catholique. – Ghestin, Loiseau, Serinet, La formation du contrat, Tome 1, 2013, Lextenso

Le néocorporatisme n’est pas un système aussi ultralitaire que le solidarisme catholique dans la mesure où il se concentre essentiellement sur les relations entre l’Etat et les groupes d’interêts dans un but de coopération, de prévention et de règlement des conflits sociaux ou encore de concertation sur les orientations de tel ou tel secteur de l’économie.

On pourrait donc dire que le néocorporatisme emprunte au catholicisme ses principes après les avoir complètement sécularisés. Cependant, comme nous allons le voir, hormis le vernis progressiste et humanitaire, il ne garde rien de l’éthique chrétienne. Au contraire, il emprunte au libéralisme son appétit pour la dérégulation socio-économique et il emprunte au socialisme son esprit de caste qui dénature les fonctions normales de l’Etat et qui n’assure la paix sociale qu’au moyen de l’assistanat et de la dette publique.

Sans surprise, ce modèle monstrueux s’est imposé au moment même où l’influence du catholicisme déclinait considérablement sur le plan social et politique à partir des années 1960, sous le double-effet de la victoire des démocraties libérales (en particulier des Etats-Unis) et de la victoire des modernistes lors du concile de Vatican 2.

Cette évolution regrettable se remarque notamment aux États-Unis où l’influence du catholicisme politique et économique laissa sa place aux doctrines néoconservatrices et néolibérales, par le truchement d’auteurs tels que Von Mises, Hayek, Popper, mais aussi par l’entregent des ex-trotskistes libertariens réunis au sein de la National Review de William Buckley et de Willy Schlamm, ou encore de la fameuse Chicago School, représentée par des figures telles que Milton Freedman.

Ce que cette révolution néoconservatrice (ou néolibérale) accomplit en pratique, c’est l’utilisation de la puissance de l’État pour déréguler l’économie et faciliter la formation de monopoles, privés en apparence et en nature, mais incorporés de fait à l’architecture du pouvoir politique.

Un phénomène assez analogue se produit en France quelques années plus tard, notamment sous la présidence de François Mitterrand, durant laquelle l’on voit triompher à la fois la technocratie européenne, souvent de sensibilité socialiste, ainsi qu’une nouvelle génération d’hommes d’affaires qui semblent devoir une partie de leur succès à leur proximité politique ou idéologique avec le pouvoir.

Nous appelons ce phénomène, le « collectivisme oligarchique ».

C’est le modèle dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui et c’est dans ce modèle que veulent nous maintenir les amis d’Emmanuel Macron, de Jacques Attali et de Klaus Schwab.

Derrière un discours progressiste se dissimule en réalité une volonté de conserver la domination d’une caste qui veut maintenir son monopole sur le pouvoir politique et sur la concentration des richesses, phénomène déjà dénoncé par Léon XIII et Pie XI un siècle plus tôt, mais qui prend aujourd’hui une ampleur beaucoup plus considérable et plus dangereuse à certains égards, puisque cette domination s’appuie désormais sur des outils de surveillance technologiques et financiers particulièrement redoutables, ainsi que sur une gestion très sophistiquée, non plus de l’ordre, mais du chaos social.

Sans surprise, cette évolution du capitalisme vers ce corporatisme oligarchique néo-libéral et collectiviste, avait été prophétisé de longue date. Non pas par Karl Marx, mais par le Révérend Père Taparelli qui constatait déjà que la logique du capitalisme libéral et individualiste devait paradoxalement conduire à une forme de socialisme. Pie XI décrit lui aussi le processus en déclarant que « la libre-concurrence s’est détruite d’elle-même ; à la liberté du marché a succédé la dictature économique ».

Ainsi, si le néocorporatisme incorporait encore quelques principes de bon sens, on peut se demander aujourd’hui si son efficacité n’est pas enrayée précisément par le déficit moral qu’on retrouve trop souvent au sein de la classe politique et de l’élite économique, ainsi que par des structures institutionnelles incohérentes et parasitaires, comme l’Union Européenne.

Or, précisément, cette révolution néo-libérale dont nous parlions tout à l’heure, se joua également sur le plan sociétal. Une nouvelle phase de la révolution anthropologique au cours des années 1960, suscitée par la gauche freudo-marxiste de l’école de Frankfort ou de la French theory, fit naître cet homme jouisseur, consommateur et aliéné, citoyen-modèle du nouvel ordre capitaliste et libertaire.

Faute d’un cadre politique et moral fort, le néocorporatisme des démocraties libérales modernes a très rapidement dérivé en un système dans lequel règnent la corruption, la concentration occulte des pouvoirs décisionnels et l’accaparement des monopoles économiques, y compris des monopoles naturels réservés à l’État, par le biais d’une collusion permanente entre les élites politiques et les forces de l’argent.

L’interpénétration permanente entre les grands milieux d’affaires, les syndicats historiques et une partie de la haute fonction publique et de la classe politico-médiatique a largement faussé le mécanisme naturel du corporatisme en brouillant les frontières entre les groupes d’intérêts privés et les pouvoirs publics. Ceci a permis la formation de ce que les libéraux intelligents comme Charles Fave appellent le capitalisme de connivence, « un système de défense et de création de rentes privées basé sur la vampirisation de la chose publique ».

Il est fascinant de voir que l’Eglise l’avait très rapidement identifié les possibles dérives du modèle corporatiste. Pie XI déclare ainsi :

On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et que, nonobstant les avantages généraux déjà mentionnés, elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social.

Comme nous l’avons vu plus tôt, Pie XI avait déjà identifié l’apparition d’un socialisme nouveau, hostile à la révolution communiste, ouvert à l’économie de marché, mais néanmoins toujours marqué par un caractère collectiviste et séculier. On ne peut s’empêcher d’y voir une allusion à la société fabienne ou aux mouvements synarchistes et néo-socialistes qui apparaissent à cette époque et qui ont profondément marqué une bonne partie de l’élite politique européenne au 20e siècle.  

De même, Léon XIII dénonçait « la concentration entre les mains de quelques-uns de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ».

Il semble donc aujourd’hui que le néo-corporatisme d’après-guerre ait rapidement laissé place à une sorte de corporatisme oligarchique, qui combine le pire du libéralisme et du socialisme.

Il est remarquable de constater que Pie XI, et Léon XIII avant lui, avait averti le monde de ce danger, dont nous observons aujourd’hui même les terrifiants développements. Car, en effet, loin d’être efficace, le néocorporatisme oligarchique actuel a très clairement conduit au déclin de la compétitivité économique de l’Europe occidentale. Et dans un pays comme la France, il a été la cause de quantité de scandales et de politiques insensées qui ont mené à la désindustrialisation, à la liquidation de certains de nos fleurons industriels et même au sabotage de notre secteur de l’énergie.

Au final, on constate que l’échec de ce néo-corporatisme s’explique par une raison très simple, sur laquelle Pie XI avait particulièrement insisté, à savoir la nécessité d’organiser l’ordre social selon la « sublime loi chrétienne de justice et de charité » :

Tout ce que Nous avons enseigné sur l’instauration et l’achèvement de l’ordre social ne s’obtiendra jamais sans une réforme des mœurs et des institutions. C’est donc de ce nouveau rayonnement de l’esprit évangélique sur le monde, esprit de modération chrétienne et d’universelle charité, que sortiront, Nous en avons la ferme confiance, cette instauration pleinement chrétienne de la société.

Ressources

Il n’existe malheureusement pas encore de traduction en français des livres du Père Pesch. Il en existe en revanche quelques-unes en anglais.

Pour ceux qui veulent directement se plonger dans le giganstesque Lehrbuch du Père Pesch, on trouvera une traduction synthétique en anglais : Heinrich Pesch on Solidarist Economics : Excerpts from the Lehrbuch Der Nationalökonomie, traduction du Dr. Rupert J. Ederer

Pour ceux qui veulent une introduction plus accessible, il sera préférable de commencer par Ethik und Volkswirtschaft (1918), traduit en anglais par le Dr. Rupert J. Ederer

Outre les nombreux articles et étude que vous pourrez trouver sur internet, il existe également de bons livres qui résument la théorie solidariste du Père Pesch :

  • A.L. Harris: The Scholastic Revival. The Economics of Heinrich Pesch, dans Journal of Political Economy, vol.54 (1946), p. 38-59
  • F.H. Mueller: Heinrich Pesch and His Theory of Christian Solidarism, San Paulo, 1941
  • R.E. Mulcahy:The Economics of Heinrich Pesch, New York, 1952

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