L’avenir de l’agriculture française

Étant issu du milieu agricole et y étant encore actif, je dois dire que j’ai des sentiments partagés en ce qui concerne le mouvement social de ce début d’année 2024. Comme une très large majorité de Français, je soutiens les agriculteurs dans leur combat. Par esprit civique et sans doute aussi par esprit de corporation. Mais je suis bien placé pour savoir que les agriculteurs ont été à la fois les victimes et les complices du système contre lequel ils se révoltent aujourd’hui. C’est tout le drame de la situation actuelle. Ce problème ne se limite pas aux seuls agriculteurs. Il concerne l’ensemble des citoyens Français qui sont de plus en plus nombreux à réaliser qu’ils ont été trompés par les promesses d’une classe politique qui n’a jamais cherché à sérieusement défendre leurs intérêts.

Quand j’étais enfant, les anciens disaient qu’au début du 20e siècle, la voix d’un paysan équivalait à 20 votes dans un village. A cette époque, l’agriculteur, qui était aussi bien chef de clan que chef d’exploitation, était encore le référent politique naturel des campagnes. Si le poids électoral de la paysannerie a diminué avec le nombre d’agriculteurs, la profession conserve un capital d’influence économique considérable, ce qui explique les réactions paniquées de la classe politique ces derniers jours.

La génération d’après-guerre a été séduite par les promesses de l’intégration au marché européen et de la monnaie unique. On allait enfin régler les problèmes de compétitivité posés jadis par les taux de change. Mais les subventions de la PAC furent un argument encore plus séduisant. C’était les Trente glorieuses. C’était l’époque de la mécanisation heureuse et de l’optimisme productif. Avec de beaux résultats sur le plan des rendements, il est vrai, mais pas sans conséquences sociales et anthropologiques. L’une d’entre elles fut la transformation de la paysannerie indépendante en une corporation dépendante du régime ainsi que des puissances néolibérales.

En 2022, un sondage IFOP-FNSEA indiquait qu’une majorité d’agriculteurs (30%) voteraient Macron, contre 11% pour Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle (70%/30% au deuxième tour). Ces projections furent confirmées dans les urnes. La fidélité électorale des agriculteurs envers les candidats européistes et néolibéraux tranche avec le reste de la population rurale, qui dans beaucoup de régions de France, a beaucoup plus tendance à voter pour la droite nationale.

Les événements de ces derniers jours ont illustré l’impopularité de la direction centrale de la FNSEA au sein de l’opinion publique. Il est vrai que le syndicat agricole majoritaire véhicule depuis longtemps une image d’organisation complice du gouvernement, dirigée par de grands industriels internationaux, mais rarement par de vrais exploitants enracinés. Nous tenons toutefois à préciser que les sections départementales de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs sont souvent plus saines et plus légitimes que la direction centrale.

Quelle que soit l’issue du mouvement actuel, il ne faut pas s’attendre à ce que les agriculteurs eux-mêmes, comme une sorte d’incarnation du pays réel, conduisent les foules vers le grand soir de la libération nationale. Cela fait longtemps que la paysannerie n’est plus une force révolutionnaire (ou contre-révolutionnaire).[1] Leurs revendications se limitent à leurs problèmes de rémunération, de fiscalité et de réglementation oppressive. Ils savent très bien que le pouvoir en matière de politique agricole se trouve plus à Bruxelles qu’à Paris, mais que peuvent-ils faire d’autre ?

La paysannerie telle que nos parents l’avaient encore connue (et même nous quand nous étions enfants dans les années 1990) a disparu. Le paysan est devenu un « exploitant », puis un gestionnaire-technicien d’exploitation agricole. Ceci s’applique particulièrement au modèle majoritaire polyculture-élevage, produit typique des Trente Glorieuses. C’est ce modèle qui est actuellement en train de mourir.

Le farmer a supplanté le paysan comme l’ouvrier l’artisan. Le farmer est un paysan prolétarisé. Les structures de l’agriculture changent. Le paysan perd pied. Les bases de son existence libre sont ébranlées. Le sol se dérobe sous lui. La technique le chasse de ses terres. […] Le paysan indépendant va disparaître.Ernst Niekisch, La technique dévoreuse d’hommes, 1931

Dans les années 1990, les dernières petites fermes familiales de moins de 10 hectares disparurent. Aujourd’hui, ce sont les exploitations de taille moyenne qui sont menacées. Depuis une quinzaine d’années, beaucoup de ces exploitations ont été fondues dans des super-GAEC, sortes de kolkhozes postmodernes à 4, 5, parfois 10 associés, ce qui dans beaucoup de cas, a tué la dimension familiale de l’activité qui demeurait encore jusque là intact dans la ferme de taille moyenne.

Les plus intelligents sont ceux qui ont su anticiper les évolutions du marché. Certains sont passés à la transformation sur l’exploitation (vente directe, ateliers viande ou transformation laitière). D’autres ont diversifié leurs activités (BTP, espaces verts, cultures à forte valeur ajoutée). D’autres encore se sont convertis stratégiquement au bio. Certains l’ont fait avec succès tout en conservant l’affaire au sein de la famille, d’autres se sont fondus dans les superstructures collectives.

Cette capacité d’adaptation n’était pas donnée à tous : au fil des dernières décennies, les infrastructures nécessaires pour rester compétitif et pour se mettre à l’échelle du marché (et des normes) ont exigé des financements toujours plus considérables, donc toujours plus d’endettement auprès des banques.

Par contre, ceux qui sont restés figés dans le modèle subventionné sans anticiper les évolutions du marché n’ont généralement pas su se mettre à la page.

À l’époque de nos parents, dans les années 70, il suffisait d’avoir le projet de lancer ou reprendre une activité d’agriculteur pour obtenir une généreuse subvention de l’État. Pour peu que votre idée soit sérieuse, les banques suivaient. Aujourd’hui, les conditions sont beaucoup plus strictes et les banques sont frileuses, surtout pour ceux qui se lancent à partir de rien. Tout ceci n’incite pas à l’installation. Pendant ce temps, les familles d’agriculteurs font moins d’enfants que par le passé, ce qui rend les successions d’autant plus improbables. Surtout lorsque les perspectives en termes de revenus et de charges sont aussi préoccupantes qu’aujourd’hui, surtout dans la filière polyculture-élevage.

Ces facteurs ont grandement contribué au déclin du nombre d’agriculteurs en France. Ceux qui se lancent sans venir du milieu le font souvent avec peu de moyens, sur leurs propres fonds et à une échelle relativement petite, les banques préférant surendetter les exploitants établis que de faire confiance à la relève.

En France, la classe politique déplore année après année la chute vertigineuse du nombre d’exploitations, mais ne fait rien de concret pour inciter sérieusement à de nouvelles installations. Au contraire, elle suit docilement les orientations fixées par la Commission Européenne. Et comme nous allons le voir, ces orientations, malgré leurs prétentions écologiques et sociales, risquent de perpétuer la collectivisation privée des exploitations et d’achever la financiarisation de l’activité agricole.

Ces orientations ne sont pourtant pas une fatalité. A l’échelle de la France, il existe aujourd’hui une opportunité historique d’opérer une transition audacieuse, de façon vertueuse et positive, en faisant converger politique agricole avec relance démographique, innovation technologique, écologie sociale et aménagement du territoire. C’est le modèle que nous proposons.

Une chose est sûre : le modèle issu des Trente Glorieuses a fait son temps. La question est de savoir si on souhaite le remplacer par le modèle sordide voulu par la Commission Européenne dans le cadre du Pacte Vert, ou si l’on souhaite le remplacer par un modèle véritablement adapté aux futurs défis de l’économie française.

L’Agriculture française, une force économique et politique en péril

Certains s’étonnent de la relative tolérance policière du gouvernement[2] à l’égard des insurrections paysannes, lesquelles peuvent parfois prendre des formes assez musclées, comme ce fut déjà le cas lors de l’épisode des Bonnets Rouges.

L’originalité du mouvement actuel, c’est qu’il s’inscrit dans un cadre national et même européen, et qu’il se formule par une radicalité intense assez rare, qui inquiète même les services de renseignement intérieur.

Les propos de l’exécutif ont donc surpris beaucoup de Français, surtout lorsque Gérald Darmanin, au journal télévisé de TF1, a déclaré ouvertement :

En tant que ministre de l’Intérieur et à la demande du président de la République et du Premier ministre, je les laisse faire. Les agriculteurs travaillent et quand ils ont des revendications, il faut les entendre. Et la réponse aux souffrances des agriculteurs, ce n’est pas les forces de l’ordre.

La surprenante tolérance du gouvernement s’explique par plusieurs facteurs, dont un très important : le rapport de force économique.

Après le secteur aéro-spatial et l’industrie du luxe, l’industrie agro-alimentaire (IAA) est le 3e secteur excédentaire de la balance commerciale française (export total de 82 md d’euros et excédent de 10 md d’euros en 2022), représentant à lui seul environ 12% de nos exportations. La France reste le 6e exportateur agroalimentaire dans le monde ainsi que le 1er producteur agricole dans l’UE.[3] Pris seul, le secteur agricole ne représente pourtant plus que 1,63% du PIB contre 11% en 1960. En revanche, il est important de comprendre que l’agriculture française est la fondation du secteur de l’industrie agro-alimentaire. Pris ensemble, ces deux secteurs garantissent 5% de l’emploi en France, soit 1,3 millions d’emplois et 4% du PIB national.

En somme, si le gouvernement n’envoie pas des hordes de CRS pour matraquer les agriculteurs, c’est qu’il s’agit ici d’une crise touchant un secteur stratégique qui est un levier essentiel de l’emploi, de la croissance et de la balance commerciale française. Or, ce secteur repose lui-même sur un maillage corporatif et syndical agricole bien organisé et très autonome.

En effet, malgré les dynamiques actuelles, les agriculteurs restent aujourd’hui encore l’une des fondations de l’économie française. Beaucoup d’entre eux estiment donc légitimement qu’il est inacceptable qu’ils ne puissent vivre dignement de leur travail, tandis que la grande distribution enregistre des profits records et que le libre-échangisme technocratique imposé depuis Bruxelles favorise les producteurs étrangers sur le marché national.

Certaines personnes sans doute éloignées des réalités profondes de notre économie nationale osent comparer l’actuelle révolte paysanne aux actions parasitaires du gauchisme estudiantin de centre-ville. Certains vont même jusqu’à comparer les sympathiques saccages de banques et de préfectures de nos agriculteurs avec les émeutes des racailles multiculturelles de l’été dernier. La différence ici, c’est qu’il y a violence légitime dans un cas, et pas dans les deux autres.

Là où la comparaison devient pertinente, c’est lorsque l’on voit la différence de réaction du gouvernement cette semaine avec la répression policière impitoyable contre les familles catholiques de la manif pour tous ou plus récemment, contre les soulèvements organiques et légitimes des gilets jaunes, pourtant numériquement plus massifs que les manifestations d’agriculteurs, lesquels ne représentent plus que 2% de la population active.

Ce deux poids, deux mesures s’explique par le fait que les gilets jaunes n’étaient pas structurés autour d’institutions corporatives, ni même autour de revendications et d’objectifs clairs. De ce fait, ils n’étaient pas en mesure d’imposer un rapport de force économique efficace pour faire plier le régime. Nous sommes ici dans une configuration très différente.

L’Agriculture française fait les frais du pilotage européen

Si la colère des petits et moyens exploitants agricoles monte, c’est que les chiffres cités précédemment cachent une terrible réalité : il y a encore 20 ans, nous n’étions pas le 6e, mais le 2e exportateur de produits agricoles dans le monde. Ce qui est assez extraordinaire pour un pays dont la superficie est seulement de 672 000 km2. A cette époque, les européistes nous assuraient pourtant que la France était trop petite et qu’elle ne trouverait son salut économique qu’en se fondant dans le grand marché de « l’Europe » bruxelloise. Les milieux agricoles, poussés en ce sens par certains syndicats et partis politiques, furent particulièrement sensibles aux grandes promesses du libre-échange et de la monnaie unique. Ils en subissent aujourd’hui les conséquences ultimes. Mais ils ne furent pas les seuls à se faire avoir.

La croissance relativement constante des exportations du secteur agroalimentaire français dissimule également l’augmentation bien plus rapide des volumes importés. Ces derniers représentent 63 milliards d’euros en 2022, soit 2,2 fois plus qu’en l’an 2000. Si on poursuit sur la lancée libre-échangiste de l’Union Européenne, on se dirige donc inévitablement vers un déficit commercial dans le secteur agricole français dans quelques années, ce qui serait une première dans toute l’histoire de France.

La menace pèse particulièrement sur les grandes productions historiques françaises, comme les céréales, les oléagineux, la betterave à sucre, la viande (particulièrement la volaille) et les fruits et légumes, c’est-à-dire les marchés « cœur de gamme » (produits les plus consommés par les Français).

La concurrence déloyale des productions étrangères est au cœur des revendications des agriculteurs qui dénoncent les forts déséquilibres en matière de coût du travail, de fiscalité et d’exigences sanitaires et environnementales.

Cette concurrence se joue tout d’abord au sein même de l’Union Européenne. Si la France reste la 1ere productrice européenne en blé, maïs et betterave sucrière, elle se fait rapidement rattraper par la Roumanie et l’Allemagne. Dans les fruits et légumes, la France n’est plus que 3e productrice en Europe derrière l’Espagne et l’Italie, et elle se fait désormais dépasser par les Pays-Bas et la Pologne. 

Si la balance commerciale de l’agroalimentaire français reste excédentaire vis-à-vis des pays tiers, elle est déficitaire de – 5 milliards d’euros au sein même de l’Union Européenne, avec un décrochage brutal qui s’est produit au début des années 2000. Seules nos exportations de vins, fromage, céréales et produits laitiers nous permettent encore d’avoir un excédent commercial global. Mais pour combien de temps encore ?

Car pour ne rien arranger, cette concurrence s’étend de plus en plus à des pays hors Union Européenne. Par exemple, en Juin 2022, l’UE, donc la commission européenne, a signé un nouvel accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande pour ouvrir à cette dernière le marché européen de la viande bovine. Cet accord doit entrer en vigueur en 2024.

De plus, depuis 2021, la politique de soumission de la France et de l’Union Européenne sur le dossier Ukrainien a considérablement aggravé la vulnérabilité économique des éleveurs et des céréaliers Français. Les politiques irresponsables de sanctions à l’encontre de la Russie ont eu pour conséquence de fermer le marché russe aux exportations agricoles Françaises (en particulier la viande porcine) tout en faisant exploser le cours des céréales, des intrants phytosanitaires et du gaz non routier, des matières dont la production mondiale est en bonne partie dominée par les russes, ce que n’avait sans doute pas prévu notre Vivaldi des finances publiques, le ministre Bruno Lemaire.

Certes, l’explosion du prix des céréales a profité temporairement aux céréaliers. Mais il a largement chuté depuis, tandis que le prix des intrants et de l’énergie reste très élevé. Si les agriculteurs se soulèvent en ce moment, c’est probablement parce que comme des millions de Français, ils subissent l’inflation différée dans toute sa force et qu’ils ne peuvent plus payer leurs factures.

Pour couronner le tout, en avril 2022, l’Union Européenne a décidé de supprimer les taxes à l’importation de nombreux produits agricoles ukrainiens, ce qui a provoqué une véritable invasion de volaille ukrainienne sur le marché Français. Tout ceci a fait le bonheur de l’oligarque Yuriy Kosiuk, qui assure à lui seul 90% des exportations ukrainiennes de poulet fermier grâce à ses fermes-usines de taille soviétique qui produisent plus d’un million de poulets par semaine et par unité de production. Inutile de préciser que les faibles coûts de production et les normes environnementales quasiment inexistantes assurent à l’Ukraine une compétitivité écrasante.

Comble du comble, la volaille ukrainienne se retrouve aujourd’hui en France, en restauration collective et dans les plats préparés, autrement dit dans des circuits qui devraient logiquement être approvisionnés par la production locale.

Malgré les protestations du gouvernement polonais, cet accord de libre-échange avec l’Ukraine devrait être prolongé jusqu’en 2025 par la Commission Européenne. Du côté du ministère français de l’agriculture, on s’est couché (et on continue de se coucher) devant les impératifs suprêmes de la cause ukrainienne, laquelle dissimule bien évidemment des motivations géopolitiques et idéologiques parfaitement contraires aux intérêts Français.

Voici donc les causes les plus récentes de la colère paysanne. Mais le problème est plus profond que cela.

Malgré son esprit de soumission, une bonne partie de la classe politique est parfaitement consciente de la situation. En 2022, le Sénat a publié un rapport très pertinent[4] sur la perte de compétitivité de la France dans le secteur agricole (rapport « Ferme France »). En 2021, lors de la publication d’une étude sur l’impact économique des accords commerciaux agricoles, le commissaire européen à l’agriculture, Janusz Wojciechowsk, a admis l’existence d’une « vulnérabilité des secteurs agricoles face à la hausse des importations suite à un accès accru au marché », alors même que cette étude, pilotée par la commission, assurait que les accords de libre-échange avaient eu « une incidence positive ».

Dans cette même étude, la Commission Européenne affirme être parfaitement capable d’améliorer la balance commerciale de l’UE tout en protégeant les secteurs sensibles, notamment l’agriculture.

Le problème, c’est que les politiques menées par la commission ces dernières années, notamment dans le cadre préparatoire à la ratification du Green Deal[5], vont à l’encontre de ces objectifs. D’un côté, les accords de libre-échange (dont le pilotage initial relève entièrement des compétences de la commission) ouvrent théoriquement des débouchés nouveaux pour la production européenne, mais dans les faits, ils mettent cette dernière en grave péril, en plaçant les agriculteurs européens en concurrence directe et désavantageuse avec des puissances agricoles comme le Brésil ou l’Ukraine, avec lesquelles il sera impossible de rivaliser dans de telles conditions.

Les termes des accords UE-NZ et UE-Mercosur (encore en instance de signature) se traduiront inévitablement par une augmentation massive des importations de sucre, de viande et de produits laitiers, puisque les partenaires en question sont des pays très compétitifs en matière de production agricole, bénéficiant de coûts de production plus faibles et de normes sanitaires, sociales, fiscales, administratives ou environnementales bien moins contraignantes.

Pour les commissaires européens, il n’y a pas de contradiction entre les objectifs nobles du Green Deal et les accords de libre-échange. La diplomatie européenne a pour ambition d’apparaître comme une puissance normative à l’échelle mondiale, à défaut d’être une puissance tout court. Nous sommes en train d’atteindre les limites de l’idéologie euromondialiste et la crise actuelle en est le symptome.

Du côté de Bruxelles, on se rassure en rappelant que le Green Deal contiendrait des clauses miroirs encourageant les partenaires à s’aligner sur les normes européennes. Mais la force d’application de ces clauses, telles qu’elles existent actuellement, est plus que douteuse. Dans les faits, ce sont probablement les rapports de force politiques et économiques de la multipolarité naissante qui trancheront d’éventuels litiges commerciaux.

Or, le problème, c’est que cette diplomatie européenne n’a pas vraiment brillé par sa force morale, ni par son indépendance ces derniers temps. Nous en avons eu plusieurs exemples dramatiques tout récemment, notamment sur le dossier ukrainien.

Par soumission aux intérêts otaniens et en se lançant dans une opposition inconsidérée avec la Russie, la diplomatie européenne (sur laquelle se sont alignés la plupart des Etats-membres) a largement contribué à l’explosion des prix de l’énergie et des intrants chimiques (gaz, pesticides et engrais), mettant gravement en danger des secteurs stratégiques (l’industrie et l’agriculture en particulier).

Par obstination idéologique néolibérale et pseudo-écologiste, l’Union Européenne, avec la collaboration active de nos trois derniers gouvernements, a également joué un rôle central dans le sabordage de l’industrie nucléaire française.

Cette politique imprudente a eu une incidence directe dans l’envolée de l’inflation en France, contribuant ainsi à augmenter la vulnérabilité économique de millions de ménages et d’entreprises françaises, dont les agriculteurs font bien évidemment partie.

Au bout des impasses européistes

Les classes productives qui crurent jadis que l’Union Européenne serait une force protectrice face aux grandes puissances mondiales, s’aperçoivent aujourd’hui que le marché agricole européen est de plus en plus absorbé et dominé par le marché mondial.

Nous faisons ici face au problème fondamental de gouvernance et de structure de l’Union Européenne. Sa gouvernance est guidée depuis sa fondation par une idéologie globaliste néolibérale, dissimulée derrière des prétentions humanistes et environnementalistes. Sa structure est un empilage bureaucratique incohérent qui repose sur les fondations instables et artificielles que sont l’euro et la démocratie parlementaire. Dans un tel cadre, les politiques commerciales de l’UE tournent presque fatalement au désavantage des intérêts des États-membres, et en particulier de la France.

Comme le remarque un rapport des Chambres d’Agriculture en 2021[6], « La facilitation de l’accès au marché européen à des produits plus compétitifs ne fera qu’accentuer les difficultés auxquelles sera confrontée l’agriculture européenne sur le plan concurrentiel ».

Pire encore, « une législation environnementale trop stricte, cumulée à une facilitation des échanges, comporte en effet le risque d’entraîner les entreprises à délocaliser leur production dans des pays plus laxistes. Dans le secteur agricole, on pourrait craindre, à terme, une substitution des agricultures compétitives de pays non-européens à celle de l’UE. Il ne s’agirait pas d’une délocalisation à proprement parler, mais d’une disparition progressive de l’agriculture européenne au profit de celle hors-UE».

La question des normes environnementales, sociales et administratives revient donc constamment dans les récentes revendications des agriculteurs. Ce n’est pas une chose nouvelle. Là encore, il faut éviter de tomber dans les schémas simplistes.

L’imposition de normes visant à protéger les écosystèmes naturels est une bonne chose. Aucun agriculteur ne s’oppose à ce principe. Hormis les inconscients et les salopards, personne ne veut vivre dans des campagnes plastifiées, où les terres et les cours d’eau sont bourrés de résidus chimiques qui stérilisent la faune et la flore, et tournent finalement au détriment de la production.

Le problème, comme nous l’avons déjà dit ailleurs, c’est qu’il y a une contradiction entre les prétentions des technocrates européens et les applications pratiques de leurs politiques.

Le manque de vision semble être une maladie chronique des démocraties libérales. Ce n’est pas une chose nouvelle. A partir des années 1950, en pleine modernisation du monde agricole, l’Etat fit détruire les talus, les bocages et les haies en procédant à un remembrement artificiel, faisant fi de toute continuité avec les écosystèmes anciens. A l’époque, on ne tint aucun compte des protestations des agriculteurs qui avertissaient déjà des conséquences pour l’environnement. Cinquante ans plus tard, le même Etat fait marche arrière à travers sa Stratégie Nationale pour la Biodiversité (SNB). C’est une bonne chose en soi, mais tout ceci se fait avec le même dogmatisme technocratique et sans trop tenir compte des modalités d’adaptation pour un certain nombre d’agriculteurs.

Aujourd’hui encore, les aberrations des politiques agricoles persistent. L’aberration la plus flagrante est sans doute la méthode d’application des paiements directs de la PAC, qui favorise systématiquement les modèles les plus insentifs et les plus industriels.

Ainsi, l’agriculture dite conventionnelle est proportionnellement plus subventionnée et soutenue que l’agriculture biologique. Elle est aussi bien plus intégrée aux circuits de la transformation/distribution, même si la part du bio a considérablement augmenté au cours des 20 dernières années. 

Beaucoup de petites et moyennes exploitations se sont tournées vers la production bio au cours des 15 dernières années. Elles représentent aujourd’hui 13,4 % des exploitations, soit 58 400 agriculteurs certifiés en 2021, un chiffre en hausse de 14% par rapport à 2020[7]. Ces conversions sont souvent sincères, mais également stratégiques, puisque l’agriculteur bio est beaucoup moins impacté par le coût d’achat des intrants et moins inquiété par la mise en conformité à des normes environnementales qu’il respecte déjà en général. De plus, le bio (notamment sur les produits frais) permet d’être relativement moins exposé à la concurrence internationale, car la part des produits bio importés est bien moindre que celle des produits conventionnels. D’une manière générale, à prix proche ou égal, lorsque les consommateurs ont le choix, ils préfèrent acheter bio et local.

Cependant, le modèle bio, pour le moment, ne génère pas autant de rendements que le modèle conventionnel. On peut également interroger son impact environnemental, social et économique, puisque si la non-utilisation d’intrants chimiques limite les risques écologiques et les coûts, il implique aussi davantage de charge de travail, qu’elle soit mécanique ou humaine. Du reste, les producteurs bio sont soumis aux mêmes tracasseries administratives, fiscales ou sociales que leurs collègues conventionnels. Pour finir, victime de l’inflation, la demande en produits bio a considérablement baissé en 2023, les consommateurs n’ayant pas d’autre choix que de se tourner vers des produits moins chers.

Encore une fois, il s’agit selon nous d’un problème d’orientation globale et de structure. L’Union Européenne étant une structure fondamentalement incohérente, ses orientations, à l’échelle nationale ou supranationale, peuvent difficilement être efficaces et pertinentes sur le long terme.

Vers le kolkhoze néo-libéral et pseudo-écologique ?

Le rapport sénatorial « Ferme France » avait identifié plusieurs problèmes essentiels dans l’agriculture française : le coût du travail dans le secteur, les exigences des normes (avec un impact économique important pour les exploitants) et la fiscalité trop élevée. Même si ça va mieux en le disant, il n’y a rien de franchement transcendant dans ces constats élémentaires, pas plus d’ailleurs que les propositions de ce même rapport qui se borne à quelques mesures assez inutiles (création d’un haut-commissariat à la compétitivité agricole, ce qui devrait ravir Charles Gave), ou dans le meilleur des cas, à quelques vœux pieux, utiles, mais bien insuffisants au vu des enjeux.

Parmi les problèmes identifiés, le rapport a mis en avant le problème de la taille moyenne des exploitations françaises, jugées trop petites, et donc pas assez compétitives, par rapport à leurs concurrents européens. Il s’agit là d’une petite chanson que l’on retrouve dans de nombreux rapports, comme dans celui de Bernard Bourget, publié en 2022 par la Fondation Robert Schuman.

Nous ne pensons pas que ce soit la bonne façon de préparer l’avenir de l’agriculture française.

Oui, la France doit faire davantage en matière d’innovation technologique et environnementale dans le secteur. Nous devons aller vers la sophistication des outils de culture et de production en nous aidant de la robotique et de l’intelligence artificielle. Des progrès remarquables ont été accomplis ces dernières années en la matière, notamment dans la récolte de fruits et légumes.

Mais aller vers ce modèle ne devrait pas impliquer la réduction du nombre de petites exploitations au profit des grands kolkhozes néolibéraux qui dominent déjà une partie du secteur (notamment dans les pays de l’ancien bloc soviétique) et qui aspirent une bonne partie des subventions de la PAC. En effet, dans l’Union Européenne, 83% des terres agricoles sont contrôlées par 20% des plus grosses exploitations. En France, le ratio est moins élevé, puisque 20% des plus gros agriculteurs contrôlent seulement 52% des terres agricoles. Par contre, dans les deux cas, ce sont toujours les plus gros qui touchent le plus d’aides : les 20% de grandes exploitations françaises touchent à eux seuls 35% de la PAC, tandis que les 20% des « gros » en Europe touchent 81% des aides de la PAC.

Bien sûr, la course à l’accaparement des terres est un phénomène aussi ancien que le péché originel. Malheureusement, cette course est largement encouragée par le fonctionnement actuel de la PAC.

Le rapport de la Fondation Robert Schuman, cité plus haut, explique en filigranne les raisons de ce déséquilibre. En effet, l’Allemagne s’est toujours opposée au plafonnement et à la dégressivité des paiements directs de la PAC en fonction de la taille des exploitations. La raison en est que les Länder de l’ancienne RDA ont hérité des grandes exploitations de l’ère communisme. Et comme nous le savons désormais, du communisme au néolibéralisme, il n’y a qu’un pas. A l’inverse, la France se caractérise par un modèle beaucoup plus traditionnel, constitué de fermes de taille moyenne, encore souvent issues d’une transmission familiale.

Nous pensons qu’il serait une très grave erreur de vouloir définitivement orienter l’agriculture française vers un modèle unique, industriel et destiné à la production de masse. Ce modèle doit être consolidé et adapté, mais il doit être concilié avec le maintien des fermes familiales de petite et moyenne taille.

Car l’agriculture n’est pas qu’une affaire de volumes et de balance commerciale. Le maintien d’une ruralité vivante et productive est absolument nécessaire à la poursuite d’une triple politique familiale, sociale et écologique, avec des enjeux importants en matière d’aménagement du territoire et de relance démographique. Ce ne sont pas les fermes-usines ou les super-GAEC industriels qui aideront à maintenir la beauté, la diversité et l’attractivité singulière des campagnes françaises.

En 1970, la France comptait encore 1,6 million d’exploitations agricoles. En 2000, elle n’en comptait plus que 698 000. En 2020, il ne lui en reste plus que 416 000.[8] 

Certes, les volumes de production ont augmenté, ainsi que la part de ces volumes dans les exportations françaises. Ceci a été rendu possible grâce aux progrès technologiques en matière de conduite de culture et d’élevage, qui ont permis de considérablement réduire le nombre d’unités de travail annuelles des travailleurs agricoles (2, 4M d’heures cumulées annuellement dans les années 1970 contre 700 000 heures en 2020). Quiconque a déjà travaillé dans le monde agricole ne peut que se satisfaire de la réduction des heures de travail et du soulagement de la pénibilité. L’arrivée des tracteurs avaient enthousiasmé nos grands-parents dans les années 1950, comme l’arrivée des robots de traite et des outils de gestion pilotée des cultures avait ravi la génération des années 2000-2010.

Le contrecoup de cette technicisation du métier a été la disparition progressive de la vie familiale et communale telle que nous l’avons encore connue, enfants, dans les années 1990. Le paysan des Trente glorieuses devint un exploitant, et l’exploitant des années 2000 est en train de devenir une sorte de technicien d’exploitation.

Nous pensons que ces changements d’habitus, entre autres facteurs, ont contribué tout d’abord à assécher la vitalité sociale des campagnes, qui jusqu’à une époque assez récente, tournait largement autour des rituels de l’activité paysanne traditionnelle.

En conséquence, ces changements ont contribué à aggraver la crise du renouvellement des générations d’agriculteurs, en particulier dans le modèle polyculture-élevage, emblématique des Trente glorieuses. Cette tendance ne s’améliorera pas sans changement de cap. La petite exploitation de moins de 10 hectares avait été déclarée obsolète dans les années 1970, tout comme l’exploitation de taille moyenne est aujourd’hui déclarée inadaptée aux évolutions structurelles du secteur. Si on suit le cap imposé par la Commission européenne et par nos gouvernements actuels, on devra bientôt conclure que le seul modèle agricole viable demain sera le grand kolkhoze néolibéral et néo-écologique. Les fermes ne seraient plus que des usines ou des laboratoires. Ce serait là une issue dramatique d’un point de vue anthropologique.

Nous pensons au contraire que l’État devrait mettre des moyens considérables pour faciliter l’installation à la campagne de petites unités agricoles à taille familiale, spécialisées dans des cultures ou des petits élevages destinés à l’auto-alimentation et à l’approvisionnement supplétif des circuits courts.

Cette politique devrait être menée de concert avec une politique sérieuse de « réarmement démographique » et de dynamisation des espaces ruraux en voie de désertification. Les progrès technologiques en matière de conduite de culture semi-automatisée à petite échelle[9] pourraient facilement rendre ce modèle compatible avec la double-activité, le télé-travail et la vie familiale. Il s’agirait en somme de décentraliser une partie de la production agricole à destination des circuits de proximité, tandis que la production de masse, notamment celle destinée à l’export, resterait davantage la prérogative naturelle des moyennes et grandes exploitations. 

Viande de synthèse, Carbon Farming : Les orientations inquiétantes de la Commission Européenne

Bien sûr, on ne saurait imaginer une telle politique dans la configuration institutionnelle qui est la nôtre aujourd’hui. En l’état actuel des choses, les orientations politiques de la Commission Européenne continueront de favoriser la kolkhozisation néo-libérale de l’agriculture.

La corruption profonde de nos élites politiques, ou pour parler plus diplomatiquement, la perméabilité de nos institutions, ne nous permet pas de croire à un sursaut d’intelligence patriotique de leur part. Autant le dire aussi : il ne faut pas attendre de nos agriculteurs d’être les initiateurs d’un vaste changement de paradigme politique. Eux aussi font face à une crise de représentation, comme beaucoup de Français qui ne se retrouvent pas dans l’offre politique actuelle. La perte croissante de crédibilité de la direction centrale de la FNSEA aux yeux d’une grande partie du public est déjà une victoire à mettre à l’actif de la mobilisation actuelle.

Cela étant dit, il y a peu de chances que les revendications des agriculteurs Français trouvent une autre réponse que quelques ajustements circonstanciels. Dans le meilleur des cas, le gouvernement mettra quelques dizaines de millions d’euros sur la table en catastrophe. Des miettes, par rapport aux enjeux réels.

Deux jours après la rédaction de cet article, nos intuitions ont été confirmées par les annonces de Gabriel Attal ce vendredi 27 Janvier. Le gouvernement renonce à la hausse des taxes sur le GNR, s’engage à faire appliquer les lois EGalim (loi d’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et agroalimentaire), promet un « choc de simplification » des normes environnementales et des procédures administratives, annonce une nouvelle aide de 50 millions d’euros pour la filière bio et déclare qu’il s’opposera à la signature de l’accord de libre-échange UE-Mercosur.

Tout le discours d’Attal consiste donc à abroger plusieurs mesures catastrophiques que son gouvernement venait de mettre en place, à faire appliquer des lois qu’il n’avait pas su faire respecter jusqu’ici et à s’opposer à un traité de libre-échange extrêmement désavantageux auquel il ne se serait pas opposé de lui-même sans la pression des agriculteurs. En bref, le discours d’Attal a consisté à désavouer toute l’action politique du gouvernement et à montrer à tous que ce régime n’a plus une once de crédibilité, ni de souveraineté.

La vérité, c’est que comme en matière monétaire, la 5e République n’a que peu de marge de manœuvre sur les orientations de sa propre politique agricole, lesquelles sont pilotées par la Commission Européenne. Telles sont les conséquences de l’abandon des souverainetés régaliennes.

Ces orientations se décident principalement à Bruxelles. Les planificateurs néolibéraux d’hier n’ont pas vraiment cédé leur place. Les impératifs idéologiques du moment les ont simplement poussé à intégrer en leur sein les partis verts, qui sont à l’écologie ce que le socialisme est à la justice sociale. La rencontre du libéralisme et du socialisme donna naissance au néolibéralisme. La rencontre de l’écologie socio-libérale et du néolibéralisme européen a donné quelque chose qui ressemble fort à la Macronie.

L’eurodéputé et président de la commission de l’environnement au parlement européen, Pascal Canfin, est une belle synthèse de cette fusion[10]. Issu d’EELV, il fait partie de ces Verts « pragmatiques », hostiles au « radicalisme moralisateur », qui ont rallié la Macronie en 2017. Bien installé au sein des institutions européennes depuis presque 20 ans, Canfin est l’une des chevilles ouvrières du Pacte Vert au Parlement Européen. Il est depuis lors devenu le bouc émissaire du milieu agricole, accusé d’être l’un des responsables de la frénésie normative de ces dernières années.

Ce qui nous semble plus inquiétant est sa vision bien peu organique de l’agriculture et de la ruralité. Dans un entretien à La France Agricole[11], il déclarait que l’avenir de l’élevage intensif était incertain en Europe :

Environ 70 % de la SAU européenne est utilisée pour nourrir les animaux. Cela représente une part significative des surfaces disponibles. Si nous souhaitons développer un plan protéines européen, augmenter la part du bio, ou faire des énergies renouvelables, nous aurons besoin de plus d’espace. Aujourd’hui, l’élevage intensif n’a pas de chemin de soutenabilité évident. Ce modèle est à l’aube d’une disruption technologique liée au lait sans vache et à la viande de synthèse. Ces technologies sont en train d’arriver et vont changer la donne. Il vaut mieux investir dedans pour les maîtriser plutôt que de les subir. C’est une des façons de réduire fortement l’empreinte carbone de l’élevage intensif. En parallèle, il faut favoriser fortement l’élevage extensif, car il fait partie de la solution pour stocker du carbone dans les prairies et pour faire de la polyculture-élevage.

Ces propos sont régulièrement repris de façon spectaculaire en faisant penser que Canfin fait ici la promotion du grand remplacement de notre alimentation traditionnelle par les laits au soja et la viande de synthèse. Propos étranges pour un Vert ? Pas vraiment, étant donné les contradictions éthiques de l’écologie politique de gauche[12], qui s’oppose fanatiquement à l’élevage au nom du bien-être animal et de la protection de l’environnement, mais qui valide tous les concepts sociétaux hostiles à l’ordre naturel tels que le droit à l’avortement ou le transsexualisme.

Mais Canfin dit aussi des choses justes : le modèle de l’élevage intensif issu des Trente Glorieuses vit ses derniers jours. A tout le moins, il n’est pas soutenable tel qu’il existe aujourd’hui. Il faudra néanmoins trouver des solutions pour l’élevage français, puisque la demande globale en viandes animales et en produits laitiers devrait augmenter de 60 à 70% d’ici 2050.

Or, l’élevage, en particulier l’élevage bovin, est le type d’activité agricole qui est le plus menacé par les orientations actuelles de l’Union Européenne, puisque considéré comme trop énergivore en termes de surface agricole, d’eau et de calories. L’élevage intensif est donc l’une des bêtes noires de l’écologie politique qui a pris pied au sein des instances technocratiques européennes.

Les viandes de synthèse sont régulièrement présentées comme une solution écologique aux problèmes de l’agriculture intensive. Ces viandes cultivées en laboratoire au moyen de techniques in-vitro à partir de cellules souches semblent d’ailleurs être perçues de façon très positives par une partie de la bureaucratie bruxelloise, comme en témoigne une récente étude de l’Agence Européenne de l’Environnement qui en fait l’éloge.[13] 

De même, les grands financiers du monde entier sont très intéressés par le potentiel économique de ce nouveau marché. On estime que l’industrie de la viande de synthèse a levé près de 1,2 milliards de dollars en 2020[14]. En pleine pandémie de Covid-19, la Commission Européenne a accordé un financement de 2 millions d’euros à deux start-up néerlandaises pionnières dans la viande de laboratoire.[15]  Une somme assez faible en comparaison des investissements privés, mais qui témoigne tout de même d’un fort intérêt pour cette technologie.

Jusqu’ici, les enquêtes d’opinion indiquent que la majorité des consommateurs interrogés sont plutôt méfiants, voire hostiles à ce type de produits.

Nous sommes toutefois encore loin de voir arriver la viande de synthèse dans les supermarchés. Malgré les progrès accomplis ces dernières années, cette industrie en est encore à ses balbutiements et les coûts de production restent extrêmement élevés, de même que les prix de vente, très supérieurs à ceux de la viande naturelle. Le premier steak cultivé en laboratoire en 2013 aux Pays-Bas avait coûté plus de 250 000 euros. Dix ans plus tard, les coûts de production ont considérablement baissé, mais sont encore loin d’être compétitifs. En 2021, la start-up néerlandaise Mosa Meat (qui compte Léonardo DiCaprio parmi ses investisseurs), parvenait à peine à produire quelques kilos de viande par mois. Eat Just, start-up fondée à Singapour, a été la première société au monde a obtenir l’approbation pour commercialiser ses viandes de synthèse en 2020. Elle dut cependant les vendre à perte (à 17$ pièce) en faisant le pari de pouvoir scalabiliser sa production au fur et à mesure.

En Juin 2023, deux start-ups ont reçu le feu vert des autorités sanitaires américaines[16] pour commercialiser leurs viandes de synthèse sur le marché US. Leur blanc de poulet synthétique sera vendu à 300$ pièce dans un restaurant chic de San Francisco, en attendant de pouvoir baisser les prix et proposer leurs produits dans les grandes surfaces. Il ne fait aucun doute que l’Union Européenne finira bientôt par suivre cette voie.

Pour l’heure, les viandes de synthèses sont encore loin de pouvoir être en mesure de rivaliser avec la viande naturelle. Elles sont trop chères à produire et les procédés de culture sont encore instables, peu développés et très gourmands en énergies fossiles, ce qui réfute totalement leur utilité environnement, qui est le principal argument de leurs promoteurs. Sans parler de leurs effets à long terme sur la santé humaine, sur lesquels nous n’avons aucun recul. En fait, la culture de viande de laboratoire comporte d’énormes risques sanitaires, comme l’indique le Dr. Paul Wood, immunologue américain.

On pourrait supposer que dans quelques années, les processus de production auront atteint une scalabilité suffisante pour permettre aux viandes de synthèse de concurrencer directement la viande naturelle. De nombreux scientifiques, comme le Dr. David Risner, en doutent fortement et démontrent que les ressources nécessaires à la production industrielle de viande de synthèse sont bien plus coûteuses et importantes que celles nécessaires à l’élevage naturel.

Si l’on suit donc les orientations globales des néolibéraux et des Verts européens, la transition agroécologique se ferait grâce au carbon farming et aux viandes de synthèse. Tout ceci permettrait d’atteindre les objectifs de la commission européenne en 2050 dans le cadre du Green Deal : une Europe « moderne, efficace et compétitive garantissant la fin des émissions nettes de gaz à effet de serre, une croissance économique dissociée de l’utilisation des ressources et que personne n’est laissé de côté ».[17]

En somme, les mêmes promesses faites il y a quarante ans, le prétexte environnementaliste en plus.

Pour une politique agricole intégrale : sociale, écologique et innovante

Nous pensons que le modèle agricole issu des Trente Glorieuses a fait son temps, pour tout un ensemble de raisons déjà évoquées. Nous estimons aussi que les partis politiques qui maintiennent les agriculteurs ordinaires dans l’illusion du maintien de ce modèle ne leur rendent pas service.

D’un autre coté, le modèle vers lequel les néolibéraux et les Verts européistes veulent nous emmener risque de se traduire par la formation de nouveaux monopoles encore plus excluants. Le Pacte Vert prétend ne vouloir « laisser personne de côté« , mais ses orientations risquent précisément de conduire à une privatisation quasi-intégrale de la production alimentaire.

Le modèle du Pacte Vert, fondé sur la viande de synthèse et le carbon farming, est précisément un modèle où seuls les acteurs industriels dotés de moyens financiers considérables et de personnel hautement qualifié seront à même de produire des viandes et des produits laitiers pour les masses tout en accaparant l’essentiel des dotations publiques. Autrement dit, c’est un monde dans lequel l’exploitation agricole familiale et à taille humaine n’aura définitivement plus sa place.

Nous proposons un modèle alternatif dans lequel la production traditionnelle restera toujours accessible au citoyen-paysan ordinaire, que ce soit dans le cadre de la petite ferme à échelle familiale et communautaire ou dans le cadre de l’exploitation intermédiaire, de taille moyenne et d’envergure nationale.

Le premier modèle, celui de la petite unité agricole à taille familiale, devrait être orienté sur l’autosuffisance et l’approvisionnement des circuits très courts, à l’échelle des villages et des cantons. Ce modèle devrait être articulé avec la politique familiale et l’effort de réarmement démographique, mais aussi avec une politique globale de dynamisation sociale et économique des ruralités. On pourrait aussi imaginer des articulations supplémentaires en réfléchissant sur les opportunités que nous offre ce modèle en matière de politique de retour à l’emploi, d’insertion des seniors en situation de décrochage professionnel ou d’optimisation de notre système de retraite.

Le second modèle, celui de l’exploitation de taille moyenne ou intermédiaire, permettrait le maintien des structures existantes dans les conditions évolutives du marché national et européen. Le maintien de ce type de structure nous semble indispensable d’un point de vue économique et écologique, étant donné le rôle qu’elles jouent depuis bientôt un siècle dans l’équilibre de nos écosystèmes ruraux. Ces structures devront toutefois s’adapter à la transition énergétique et environnementale. A ce titre, il nous semble que l’Etat devrait financer massivement le développement des nouvelles techniques génomiques (NGT). Appliquées dans un cadre bioéthique bien défini, les NGTs sont sans doute l’une des meilleures alternatives aux techniques transgéniques, très problématiques d’un point de vue environnemental et sanitaire. Il sera nécessaire d’établir un cadre juridique qui favorise le développement de variétés résilientes, hautement productives et qualitatives, destinées à généraliser totalement l’agriculture biologique, en particulier pour les modèles de moyenne et de grande échelle.

Le troisième modèle consiste à développer une production agricole de masse, fondée sur l’innovation technologique et destinée aux grands marchés d’export. De par sa nature, ce modèle devrait faire l’objet de la plus grande attention de la part des pouvoirs publics en matière de réglementation sanitaire et sociale et d’intégration à l’écosystème national dans son ensemble.

Le déploiement de ces trois modèles est pertinent d’un point de vue économique, mais aussi sur le plan écologique et humain. Cet équilibre est la condition que nous devons respecter si nous voulons retrouver une vraie autonomie alimentaire tout en conservant nos excédents commerciaux. La mise en place de notre modèle implique bien évidemment un changement radical de paradigme politique, social et monétaire. Ce modèle ne pourrait s’épanouir que dans un cadre national libéré de la structure dysfonctionnelle de l’UE. Il implique de pouvoir déployer souverainement les moyens nécessaires à sa réalisation, en termes de financements, d’infrastructures, de politique énergétique et de politique fiscale. De plus, il ne pourrait exister qu’à la condition d’établir les conditions d’une société de confiance, autrement dit d’une société homogène sur le plan culturel et moral.

L’agriculture est loin d’être une affaire du passé. Nous le disons depuis longtemps : l’avenir est à la campagne. L’observateur attentif des faits économiques aura remarqué que les gros fonds d’investissements et les hommes les plus riches de la planète (Bill Gates, Jeff Bezos, John Malone, Thomas Peterfly et bien d’autres[18]) passent beaucoup de temps à s’accaparer les meilleures terres agricoles et forestières ces dernières années. Mark Zuckerberg, de son côté, s’est lancé dans l’élevage de viande bovine de haute qualité et a acheté pour 270 millions de dollars en terrains et en équipement.

Pour ceux qui ont la patience et les moyens, il n’y a pas de meilleur investissement que le foncier agricole. Pour ceux qui n’ont ni l’un, ni l’autre, le seuil d’entrée sera de plus en plus élevé et les modèles qu’on nous prépare à Bruxelles et à Paris ne nous permettront pas d’envisager une évolution authentiquement écologique et sociale de l’agriculture et de la ruralité.

Malheureusement, une fois encore, la structure actuelle de l’Union Européenne fonctionne très largement au détriment des économies nationales, en particulier de l’économie française.

Pour envisager une évolution positive et profitable, il faudra nécessairement passer par une rupture plus ou moins radicale avec cette structure, ce qui est plus facile à dire qu’à faire.

Cette rupture ne viendra manifestement pas de la classe politique française qui est actuellement au pouvoir, ni des agriculteurs eux-mêmes. Certains espèrent une évolution des rapports de force au sein même des institutions européennes. En effet, de nombreux sondages concordants annoncent un grand succès de la droite populiste lors des élections européennes de cette année.[19] Ce succès suffira-t-il vraiment à réorienter les décisions de la Commission Européenne ? Probablement pas : les partis centristes, libéraux et sociaux-démocrates resteront a priori majoritaires.

Les vrais ruptures se produiront donc nécessairement au niveau national, et ceci déterminera en grande partie l’avenir de l’agriculture française et européenne.

Après les déclarations de Gabriel Attal, quelques agriculteurs jetés devant les caméras de télévision ont affirmé que ces conditions leur suffisaient pour rentrer dans leurs fermes. Il ne faut pas trop leur en vouloir. Comme nous l’avons déjà dit, ce mouvement est principalement corporatiste et la paysannerie en tant que telle n’est plus une force insurrectionnelle politique comme par le passé.

En revanche, il est clair que les annonces du gouvernement n’ont pas convaincu la plupart des agriculteurs, qui comprennent bien que ces mesures sont dérisoires par rapport à l’urgence de la situation. Le gouvernement a beau promettre de s’opposer à l’accord Mercosur, mais il n’a rien dit à propos des accords de libre-échange déjà en place, en particulier sur l’accord douanier avec l’Ukraine. Quel confiance accorder à un gouvernement qui n’a plus aucune souveraineté effective en matière agricole et dont les actions intérieures se limitent à quelques ajustements bricolés en catastrophe ? Quel confiance accorder à un premier ministre qui ment ouvertement aux agriculteurs en affirmant sans trembler que sortir de l’Union Européenne nous priverait de 9 milliards d’euros de subventions agricoles, alors que la France est le premier contributeur au budget européen à hauteur de 27 milliards d’euros ?

Nous avons d’ailleurs pu constater que la bourgeoisie régimiste parisienne, tout comme la gauche estudiantine de centre-ville, partage le même mépris à l’égard de la paysannerie. Le néolibéralisme technocratique déteste la classe agricole comme les bolchéviks hier détestaient les koulaks.

Les agriculteurs ne sont peut être pas une force révolutionnaire (ou contre-révolutionnaire), mais ils possèdent un pouvoir insurrectionnel sans commune mesure. Une fois organisés, ils sont capables de faire trembler les gouvernements néolibéraux et socialistes. Ils ont aussi l’avantage d’être relativement imperméables aux infiltrations gauchistes. En revanche, ils sont parfois trop sensibles aux séductions de l’extrême-centre.

Si le mouvement se poursuit, il serait opportun que s’opère une convergence des luttes sociales légitimes.

Une grande partie des agriculteurs a bien conscience que l’agriculture française ne pourra survivre qu’à la condition d’un changement radical de paradigme politique. Ce changement ne viendra certainement pas du régime actuel, mais de la future élite politique qui le fera tomber demain, si Dieu le veut.


[1] Nous sommes loin du temps des chouanneries et des révoltes paysannes contre les ravages de la Révolution Française.

[2] La porte-parole du gouvernement, Prisca Thévenot, a même déclaré qu’il « n’était pas question d’empêcher les blocages routiers » provoqués par les agriculteurs, lire : https://video.lefigaro.fr/figaro/video/agriculteurs-pas-question-de-venir-empecher-les-blocages-routiers-dit-le-gouvernement/ 

[3] Ministère de l’Agriculture, Le secteur agricole et agroalimentaire, une puissance à l’export, stratégique pour l’économie du pays, 30 Octobre 2023, https://agriculture.gouv.fr/infographie-le-secteur-agricole-agroalimentaire-une-puissance-lexport-strategique-pour-leconomie-du 

[4] Vie Publique, Agriculture française : une puissance mondiale qui décline, 10 Octobre 2022, https://www.vie-publique.fr/en-bref/286593-agriculture-francaise-une-puissance-mondiale-qui-decline 

[5] Commission Européenne, Agriculture et pacte vert, https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/european-green-deal/agriculture-and-green-deal_fr  

[6] Pouch, Dehut, Chambres d’Agriculture, Accords de libre-échange, politique commerciale agricole et stratégie environnementale de l’UE : Enjeux et perspectives pour l’agriculture française, Octobre 2021, https://chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/National/Synthese-Politique-commerciale-europenne_APCA_2021.pdf 

[7] Chambres d’Agriculture, L’agriculture bio en chiffres, 2021, https://chambres-agriculture.fr/agriculteur-et-politiques/agriculture-biologique/lagriculture-bio-en-chiffres/ 

[8] Chambres d’Agriculture, Chiffres 2022 de l’agriculture française : Structures, productions, prix, commerce extérieur, https://chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/National/Plaquette_chiffres_de_l_agriculture_VDEF.pdf 

[9] Par exemple, le système robotisé en open-source FarmBot permet d’automatiser une bonne partie de l’entretien d’un potager domestique. https://farm.bot/pages/open-source Il existe des systèmes robotisés professionnels bien plus sophistiqués pour les cultures ou les élevages de grande échelle.

[10] De mère catholique, de père conseiller municipal communiste, de grand-père mineur de fond, lui-même passé par la CFDT et par le journalisme militant avant de connaître une belle ascension politique, son parcours fait penser à celui du jeune Jacques Delors. Il ne serait pas surprenant de le voir un jour nommé à la commission européenne.

[11] La France Agricole, Pascal Canfin : « Pour la transition agricole, il est absurde d’opposer les solutions », 9 mars 2023, https://www.lafranceagricole.fr/archives/article/837926/pour-la-transition-agricole-il-est-absurde-d-opposer-les-solutions 

[12] Les Verts sont farouchement en faveur du droit à l’avortement, des droits parentaux homosexuels et transgenre, bien que ces pratiques soient manifestement contraires à la justice et à la science naturelle.

[13] European Environment Agency, Artificial meat and the environment, 26 Octobre 2020, https://www.eea.europa.eu/publications/artificial-meat-and-the-environment 

[14] Crunchbase, Lab-Grown Meat is coming and Has Billions in VC Backing, 2 Novembre 2021, https://news.crunchbase.com/startups/lab-grown-meat-startups-venture-investment/ 

[15] The Independant, EU to invest €2m into project developing lab-grown beef for commercial markets, 21 Octobre 2021, https://www.independent.co.uk/news/science/beef-culture-grown-eu-lab-sustainable-b1942580.html 

[16] Vox, Cell-cultivated chicken was just approved for sale in the US, 21 Juin 2023, https://www.vox.com/future-perfect/23768224/eat-just-good-meat-upside-cell-cultivated-chicken-lab-grown 

[17] Commission Européenne, Le Pacte Vert pour l’Europe, Objectifs 2019-2024, https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr 

[18] Ag Daily, Why do Bill Gates and other wealthy americans buy up farmland, 27 mai 2022, https://www.agdaily.com/video/bill-gates-wealthy-americans-buy-farmland/ 

[19] Le Figaro, Les partis nationalistes de 9 États pourraient arriver en tête aux élections européennes, 24 janvier 2024, https://www.lefigaro.fr/international/virage-brutal-a-droite-les-partis-nationalistes-de-9-etats-pourraient-arriver-en-tete-aux-elections-europeennes-20240124?s=09 

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