[In Memoriam] Vie et mort du père Serge Soloviev, prêtre et victime de la rafle de Moscou en février 1931

Serguei Soloviev est né le 25 octobre 1885 à Moscou dans la famille Soloviev, grand famille de lettrés moscovites. Il était le petit-fils du grand historien russe dont il porte le même nom, et également le neveu du fameux poète et philosophe Vladimir Soloviev. Il étudie à l’école privée Lev Polivanov à Moscou. Alors qu’il a 18 ans, ses deux parents décèdent. L’année suivante, en 1904, il entre à la faculté d’histoire et de philosophie à l’Université de Moscou, où il est finalement diplômé d’un doctorat en 1911. Un an plus tard, Serge se marie à Nadovrazhnom avec Tatiana Turgeneva. Le couple a trois filles, entre 1913 et 1916. Néanmoins, Tatiana, peu attirée par la religion, sera plus tard fascinée par le marxisme, quittera sa famille et se serait remariée. Pendant les années qui suivent, Serge écrit beaucoup de poésie, de traductions, mais également des travaux de théologie et de philosophie. En 1913, il intègre l’Académie théologique de Moscou et croise à cette époque des figures telles que Vasily Rozanov ou le prêtre russe-orthodoxe Pavel Florensky. Après avoir reçu son diplôme en 1915, Serge est ordonné prêtre dans l’église russe, le 2 février 1916. Toutefois, Serge Soloviev entretenait depuis longtemps un fort intérêt pour le catholicisme, peut être aussi sous l’influence de son oncle célèbre, Vladimir Soloviev. Influence à contre-courant toutefois, peut-être, car ce dernier, bien qu’ayant un temps nourri un intérêt apparent pour le catholicisme romain, était fortement versé dans le kabbalisme.

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Vladimir Soloviev

Il semble que pendant la fin des années 1910, Serge Soloviev fut le sujet de profonds questionnements intérieurs. De façon paradoxale et alors qu’il craignait de se séparer de son église nationale, c’est au début des années 1920, alors que les persécutions antireligieuses touchent particulièrement la minorité catholique russe de rite byzantin, que le père Soloviev se décide finalement à rejoindre le catholicisme. A partir de la fin de l’année 1923, il est définitivement revenu en communion avec l’Eglise catholique et il reçoit une mission importante pour superviser la communauté des catholiques de rite grec à Mascou. Il officie alors dans l’église de l’Immaculée Conception. En 1926, alors que l’exarque Léonid Feodorov est arrêté par les autorités bolchéviques, il assume la charge d’administrateur apostolique de Moscou et vice-exarque.

Sergueï Soloviev
Père Sergeï Soloviev, date inconnue.

Toutefois, le père Soloviev est arrêté dans la nuit du 15 février 1931 avec un groupe de prêtres et laïcs catholiques, notamment un groupe de jeunes femmes juives converties au catholicisme par l’apostolat de Monseigneur Neveu, l’emblématique évêque latin de Moscou. La plupart de ces jeunes filles moururent en détention, comme Victoria Burvasser. En effet, cet évènement va porter un coup fatal à la communauté catholique qui fleurissait de façon étonnante à Moscou depuis une cinquantaine d’années. Les lettres de Monseigneur Neveu nous laissent un témoignage dramatique et saisissant de ce terrible évènement. Il écrivait précisément ce soir-là à Mgr d’Herbigny  vicaire apostolique pour la Russie, pour la revue bimensuelle de l’ambassade de France, quand on vint lui apprendre le malheur :

Un coup de théâtre…J’en étais là dans mes écritures, lorsque la fillette du Père Nicolas Alexandrov (à Solovki) vient  m’annoncer que cette nuit ont été arrêtés le Père Serge Soloviev et la sœur Hyacinthe, la dernière dominicaine; la fillette logeait avec cette sœur. Les bras me tombent, vénéré Monseigneur et Père, et j’arrête ici la présente lettre, tant je suis bouleversé.

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Monseigneur Pie Eugène Joseph Neveu, évêque et administrateur apostolique de Moscou, fût l’un des quatre évêques clandestinement consacrés par Monseigneur d’Herbigny sur ordre de Pie XI en avril 1926, afin de maintenir la hiérarchie catholique malgré la persécution du régime communiste. Il est l’un des rares à avoir échappé à la prison ou à la déportation, en raison de la relative protection que lui offrait l’ambassade de France. Retourné en Europe en 1936, il ne peut plus revenir en URSS et décède finalement en 1946 à Paris.

Dans le courrier suivant du 2 mars, Monseigneur Neveu raconte dans le détail tout ce qu’il a pu apprendre sur l’arrestation soudaine de l’ensemble de la communauté catholique russe :

On en voulait particulièrement aux catholiques latins et aux catholiques de rite oriental. L’abbé Loupinovitch, curé de la paroisse Saints Pierre et Paul, a été arrêté. Arrêtés également les tertiaires de Saint François, leurs amis et connaissances. A la paroisse de l’Immaculée Conception il y a eu perquisition au presbytère, mais on n’y a pas trouvé le curé, l’abbé Tsakoul. Par contre,  tout un groupe de paroissiens sont sous les verrous, entre autres deux anciennes servantes de la Mission Pontificale, qui, après interrogatoires, ont été relâchées. Mais on en voulait surtout au groupe des catholiques de rite oriental.

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Monseigneur Michel d’Herbigny. A la suite de l’arrestation et de la déportation de l’essentiel de la hiérarchie catholique latine et byzantine lors des procès de 1923-26, le père jésuite Michel d’Herbigny est secrètement consacré évêque en 1926 par le nonce apostolique Eugène Pacelli (futur Pie XII) et dépêché par le pape Pie XI en Russie avec la périlleuse mission d’y rétablir une hiérarchie catholique clandestine.

Les lettres de Monseigneur Neveu témoignent des conversions opérées par le père Soloviev, notamment auprès de jeunes juives. On lit en note :

Il y eut cette nuit des arrestations parmi les orthodoxes, tikhoniens ou pro-catholiques : l’archevêque Philippe de Zvenigorod, qui avait écrit secrètement à Rome pour confirmer les persécutions en cours en Russie; le professeur Ratchinski, ami de Vladimir Soloviev et l’un des traducteurs en Russe de son ouvrage ; »La Russie et l’Eglise universelle », l’académicien Lazarev, éminent byzantinologue; l’avocat Kousnetzov. La sœur Hyacinthe, dans le monde Anna Zolkina, est l’unique tertiaire régulière qui n’eût pas encore été prise. Pendant la perquisition, on a pris les papiers des autres sœurs, pas mal de manuscrits, principalement  des traductions des livres ascétiques. Les sbires ont déclaré avant de l’emmener, en présence de la petite Catherine Alexandrova  que toute la bibliothèque serait confisquée. Arrêtée : Mme Novitskaïa tertiaire séculaire dominicaine. Juive convertie, professeur à l’université (sa sœur, tertiaire régulière,  est depuis longtemps à Solovki.) Arrêtée : Mme Novitskaïa, femme du père Novitski à Solovki, lequel devait être bientôt transféré, ce qu’espérait sa femme, et autorisé à se rendre en Pologne : elle aussi est tertiaire dominicaine. Arrêtées: deux autres juives converties du Père Serge : une, toute jeune encore, Anna Roubachova, âme parfaitement innocente et toute au Bon Dieu, une autre demoiselle, plus âgée,  Victoria Lvovna récemment convertie, d’une famille de Kiev, riche, très ardente et intelligente. Arrêtée : Mlle Malinovskaïa, apparentée à la famille (sacerdotale) des Arseniev de Moscou. Excellente personne, déjà âgée et très malade également convertie du Père Serge. Chez le père Serge Soloviev on a pris tous ses manuscrits, et il y en avait beaucoup, mais sa fillette n’a pu les spécifier, peut-être qu’on a saisi aussi ceux de l’oncle Vladimir. Ils ont pris le calice et l’ornement, dont il se servait chez lui pour célébrer la liturgie. Le Père avait déjeuné avec le père Wengler le vendredi 13, deux jours avant son arrestation et lui avait demandé 50 roubles, car il était sans argent, ses fillettes étaient venues le voir et avaient occasionné des dépenses. L’une d’elles, l’aînée qui a 18 ans était présente lors de la perquisition.

Mgr Neveu mit plusieurs semaines à savoir où était détenu le père Serge Soloviev, de même que le père Alexandre Vassiliev également arrêté. Le 8 juin 1931, Mgr. Neveu eut connaissance de la mort, à la prison de Boutyrki, de la pauvre Victoria Lvovna Bourvasser. C’était une juive convertie par le père Serge. Personne très intelligente, polyglotte, fille de commerçants aisés de Kiev, enfant gâtée par ses parents, elle avait versé dans l’athéisme militant. C’est de là que le Bon Dieu la retira pour en faire une chrétienne, humble, fervente, communiant chaque jour avec  larmes, désirant souffrir pour réparer ses erreurs et témoigner son amour à Notre Seigneur. Le Bon Dieu lui avait donné la grâce de mourir pour la foi.

Je fus averti, écrit Mgr  Neveu, par une dame russe, sortie de prison et qui se trouvait dans la même cellule que la défunte avec un autre catholique, qui me pria de célébrer la messe des morts. On laissa la malade souffrir atrocement en cellule et quand on voulut la conduire à l’infirmerie, il était trop tard, elle mourut dans les corridors. Le corps n’a pas été rendu à sa mère.

Dans une lettre du 6 juillet 1931, Neveu compléta la liste des prisonnières.

A la prison de Boutyrki, un petite juive convertie, Anna Roubachova, qui ne dort presque pas, étonne toutes ses compagnes de captivité, par son esprit d’oraison et son courage, elle prie jour et nuit. Une autre juive, Mlle Saporojnikova (sa sœur dominicaine est à Solovki) est également un modèle de force, tandis qu’en liberté elle était plutôt très paresseuse: la grâce est mesurée aux nécessités. Il y a aussi à Boutyrki, une demoiselle russe convertie, Loudmilla Nikolaevna Polibina, dont j’ai oublié de vous parler et qui fait l’édification de ses compagnes. Elle rêvait d’aller dans un noviciat en Allemagne et correspondait avec un père bénédictin allemand. Le Bon Dieu lui fait faire un noviciat autrement rude. Aucune nouvelle de Mme Novitskaïa , dont le mari, le Père Novitski, est à Solovki.

Le 18 août de la même année 1931, le père Soloviev est condamné à 10 ans de travaux forcés dans un camp de concentration au Kazakhstan. Les années de détention sont troubles : il semble que les autorités soviétiques aient interné le père Soloviev dans un hôpital psychiatrique à Moscou entre 1932 et 1941. Il s’en serait évadé cette année-là pour s’établir un temps, épuisé, à Kazan où il expire finalement le 2 mars 1942.

Parmi les œuvres laissées par le père Soloviev, on peut compter :

Fleurs et encens (1907), Grurifragium (1908), Avril (1910), Italie (1914), Retour à la maison paternelle (1916), Poèmes choisis (1916), Essais critiques et théologiques : articles et conférences (1916), Goethe et le christianisme (1917), Unconscious and conscious intelligence absurdity (1922), Journal d’exil (1922).

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