Février 1931 : La rafle de la communauté catholique de Moscou

La nuit du 15 au 16 février 1931, les autorités soviétiques procèdent à une rafle générale visant à arrêter la plupart des membres de la très discrète communauté catholique moscovite. Parmi les victimes de la rafle, un groupe de prêtres et de laïcs, notamment un groupe de jeunes femmes juives converties au catholicisme par l’apostolat de Monseigneur Eugène-Pie Neveu, l’emblématique évêque clandestin de Moscou et par l’action de prêtres héroïques tels que le père Sergeï Soloviev. La plupart de ces jeunes filles moururent en détention, comme Victoria Bourvasser et bien d’autres en déportation.

Cet événement va porter un coup critique à la communauté catholique qui fleurissait de façon étonnante à Moscou depuis une centaine d’années et plus paradoxalement encore, depuis le début de la terreur rouge, alors même que ces communautés faisaient l’objet d’une politique de surveillance et d’élimination spécifique de la part des autorités, qui les considèrent à la fois comme agents contre-révolutionnaires, mais aussi comme agents de l’étranger, c’est-à-dire de Rome.

En effet, depuis le procès de 1923, les chefs et pasteurs catholiques, latins et grecs, ont été tués ou déportés, à l’instar de l’exarque Monseigneur Feodorov (qui meurt d’épuisement en 1935 après 10 ans de travaux forcés). A partir des années 1924-26, le pape Pie XI, avec les évêques Michel d’Herbigny et Eugène-Pie Neveu, reconstituent péniblement une hiérarchie clandestine en Russie, dont beaucoup de membres seront également exécutés ou déportés par les communistes. Ainsi, la communauté catholique de Moscou est en 1931 à proprement parler « sur la ligne rouge ».

Mgr. Leonid Feodorov, hiéromoine et exarque catholique de rite grec, 1879 + 1935

 

En 1931, les derniers membres de la paroisse de Moscou et de la communauté dominicaine furent, soit arrêtés ou forcés de cesser leurs activités pastorales. Bien que dans le même temps, les candidats à la conversion ne manquent pas. Monseigneur Neveu, pendant les dernières années de son apostolat entre 1930 et 1936, continuait de convertir des prêtres et des fidèles orthodoxes désireux de rentrer dans l’union catholique. A cette époque, beaucoup de ces conversions étaient opérées par des professions de foi secrètes, autorisées par le Vatican, tandis que les convertis demeuraient officiellement « orthodoxes » au vu des autorités. Un proche ami de Monseigneur Pie, l’archevêque Bartholomée Remov[1], fut l’un de ces convertis. Cette pratique fut courante sous le régime soviétique. Cette dernière communauté de l’exarchat catholique était organisée sous l’autorité du Père Serge Soloviev, un assistant de l’évêque Neveu. Pour ces raisons, et parce qu’il offrait encore la messe aux quelques vingt fidèles restants, célébrant la liturgie dans les maisons, recevant secrètement les confessions et pour avoir baptisé plusieurs convertis du judaïsme, il fut arrêté en février 1931, avec huit femmes de la paroisse et un autre prêtre « crypto-catholique » à qui la liberté fut offerte au prix son abjuration du catholicisme, proposition qu’il refusa fermement. – Christopher Zugger, The forgotten : catholics of the soviet empire from Lenin through Stalin, Syracuse University Press, 2001

Monseigneur Pie Eugène Joseph Neveu, évêque et administrateur apostolique de Moscou, fût l’un des quatre évêques clandestinement consacrés par Monseigneur d’Herbigny sur ordre de Pie XI en avril 1926, afin de maintenir la hiérarchie catholique malgré la persécution du régime communiste. Il est l’un des rares à avoir échappé à la prison ou à la déportation, en raison de la relative protection que lui offrait l’ambassade de France. Retourné en Europe en 1936, il ne peut plus revenir en URSS et décède finalement en 1946 à Paris.

 

Les lettres de Monseigneur Neveu nous laissent un témoignage dramatique et saisissant de ce terrible événement. Il écrivait précisément ce soir-là à Monseigneur d’Herbigny  vicaire apostolique clandestin pour la Russie, pour la revue bimensuelle de l’ambassade de France, quand on vint lui apprendre le malheur :

Un coup de théâtre…J’en étais là dans mes écritures, lorsque la fillette du Père Nicolas Alexandrov (à Solovki) vient m’annoncer que cette nuit ont été arrêtés le Père Serge Soloviev et la sœur Hyacinthe, la dernière dominicaine; la fillette logeait avec cette sœur. Les bras me tombent, vénéré Monseigneur et Père, et j’arrête ici la présente lettre, tant je suis bouleversé.

Héroïque jeune femme russe, convertie au catholicisme, proche de la communauté moscovite et de Mère Catherine Abrikossova, Camilla Krouchelnitskaïa est arrêtée en Juin 1933 pour activités contre-révolutionnaires. Lors de son procès, elle déclare courageusement : « Je me considère comme opposante du système soviétique ayant pris cette décision au moment où je me suis rendue compte de l’absence de liberté civile en Russie soviétique. En tant que croyante, j’estime qu’il est impossible de confesser sa foi ouvertement en Russie soviétique. L’Église, dans ses différentes confessions, est persécutée et ses meilleurs enfants sont victimes de répression. « 

 

Dans le courrier suivant du 2 mars, Monseigneur Neveu raconte dans le détail tout ce qu’il a pu apprendre sur l’arrestation soudaine de l’ensemble de la communauté catholique russe :

On en voulait particulièrement aux catholiques latins et aux catholiques de rite oriental. L’abbé Loupinovitch, curé de la paroisse Saints Pierre et Paul, a été arrêté. Arrêtés également les tertiaires de Saint François, leurs amis et connaissances. A la paroisse de l’Immaculée Conception il y a eu perquisition au presbytère, mais on n’y a pas trouvé le curé, l’abbé Tsakoul. Par contre,  tout un groupe de paroissiens sont sous les verrous, entre autres deux anciennes servantes de la Mission Pontificale, qui, après interrogatoires, ont été relâchées. Mais on en voulait surtout au groupe des catholiques de rite oriental.

Père Sergeï Soloviev, date inconnue.

 

Les lettres de Monseigneur Neveu témoignent des conversions opérées par le remarquable père Soloviev (issu d’une grande famille d’intellectuels russes), notamment auprès de jeunes juives. On lit en note :

Il y eut cette nuit des arrestations parmi les orthodoxes, tikhoniens ou pro-catholiques : l’archevêque Philippe de Zvenigorod, qui avait écrit secrètement à Rome pour confirmer les persécutions en cours en Russie; le professeur Ratchinski, ami de Vladimir Soloviev et l’un des traducteurs en Russe de son ouvrage ; »La Russie et l’Eglise universelle », l’académicien Lazarev, éminent byzantinologue; l’avocat Kousnetzov. La sœur Hyacinthe, dans le monde Anna Zolkina, est l’unique tertiaire régulière qui n’eût pas encore été prise. Pendant la perquisition, on a pris les papiers des autres sœurs, pas mal de manuscrits, principalement  des traductions des livres ascétiques. Les sbires ont déclaré avant de l’emmener, en présence de la petite Catherine Alexandrova  que toute la bibliothèque serait confisquée. Arrêtée : Mme Novitskaïa tertiaire séculaire dominicaine. Juive convertie, professeur à l’université (sa sœur, tertiaire régulière,  est depuis longtemps à Solovki.) Arrêtée : Mme Novitskaïa, femme du père Novitski à Solovki, lequel devait être bientôt transféré, ce qu’espérait sa femme, et autorisé à se rendre en Pologne : elle aussi est tertiaire dominicaine. Arrêtées: deux autres juives converties du Père Serge : une, toute jeune encore, Anna Roubachova, âme parfaitement innocente et toute au Bon Dieu, une autre demoiselle, plus âgée,  Victoria Lvovna récemment convertie, d’une famille de Kiev, riche, très ardente et intelligente. Arrêtée : Mlle Malinovskaïa, apparentée à la famille (sacerdotale) des Arseniev de Moscou. Excellente personne, déjà âgée et très malade également convertie du Père Serge. Chez le père Serge Soloviev on a pris tous ses manuscrits, et il y en avait beaucoup, mais sa fillette n’a pu les spécifier, peut-être qu’on a saisi aussi ceux de l’oncle Vladimir. Ils ont pris le calice et l’ornement, dont il se servait chez lui pour célébrer la liturgie. Le Père avait déjeuné avec le père Wengler le vendredi 13, deux jours avant son arrestation et lui avait demandé 50 roubles, car il était sans argent, ses fillettes étaient venues le voir et avaient occasionné des dépenses. L’une d’elles, l’aînée qui a 18 ans était présente lors de la perquisition.

Mgr Neveu mit plusieurs semaines à savoir où était détenu le père Serge Soloviev, de même que le père Alexandre Vassiliev également arrêté. Le 8 juin 1931, Mgr. Neveu eut connaissance de la mort, à la prison de Boutyrki, de la pauvre Victoria Lvovna Bourvasser :

C’était une juive convertie par le père Serge. Personne très intelligente, polyglotte, fille de commerçants aisés de Kiev, enfant gâtée par ses parents, elle avait versé dans l’athéisme militant. C’est de là que le Bon Dieu la retira pour en faire une chrétienne, humble, fervente, communiant chaque jour avec  larmes, désirant souffrir pour réparer ses erreurs et témoigner son amour à Notre Seigneur. Le Bon Dieu lui avait donné la grâce de mourir pour la foi. Je fus averti, écrit Mgr  Neveu, par une dame russe, sortie de prison et qui se trouvait dans la même cellule que la défunte avec un autre catholique, qui me pria de célébrer la messe des morts. On laissa la malade souffrir atrocement en cellule et quand on voulut la conduire à l’infirmerie, il était trop tard, elle mourut dans les corridors. Le corps n’a pas été rendu à sa mère.

Mgr. Bartholomée Remov, 1888 + 1935.

 

Dans une lettre du 6 juillet 1931, Mgr. Neveu compléta la liste des prisonnières.

A la prison de Boutyrki, une petite juive convertie, Anna Roubachova, qui ne dort presque pas, étonne toutes ses compagnes de captivité, par son esprit d’oraison et son courage, elle prie jour et nuit. Une autre juive, Mlle Saporojnikova (sa sœur dominicaine est à Solovki) est également un modèle de force, tandis qu’en liberté elle était plutôt très paresseuse: la grâce est mesurée aux nécessités. Il y a aussi à Boutyrki, une demoiselle russe convertie, Loudmilla Nikolaevna Polibina, dont j’ai oublié de vous parler et qui fait l’édification de ses compagnes. Elle rêvait d’aller dans un noviciat en Allemagne et correspondait avec un père bénédictin allemand. Le Bon Dieu lui fait faire un noviciat autrement rude. Aucune nouvelle de Mme Novitskaïa , dont le mari, le Père Novitski, est à Solovki.

Comme nous le verrons, le mouvement catholique russe au XIXe et au XXe siècle est un phénomène aujourd’hui encore largement méconnu, mais qui devenait considérable. Il est encore plus frappant que les phénomènes de conversions les plus héroïques se produisirent dans les conditions les plus dangereuses, notamment à partir des années 1920. En plus du mouvement catholique qui avait surgi chez une partie des élites intellectuelles au XIXe siècle, on assiste au début du XXe siècle à un mouvement d’adhésion de la part du clergé, mais aussi de profils venus de la petite bourgeoisie ou chez des juifs.

En plus de cela, le sort de l’église nationale russe, bien qu’ayant subi de lourdes persécutions, sera plus étroitement lié avec le développement du nouveau régime soviétique, lequel cherche au moins à contrôler cet organe, tandis que la politique vis-à-vis des catholiques est l’éradication complète de leurs structures, perçues comme des menaces étrangères.

Tous les patriarches du mouvement catholique en Russie souffrirent : le père Alexis Zechaninov fut exilé à Tobol’sk, où il mourut en 1934. Le père Ivan Deibner fut brutalement assassiné en 1936, en exil dans l’oblast de Tver. Le père Alexander Alexeev de Kiev mourrut en prison. Le père Patapii Emilianov de Nizhnyaya Bogdanovka survécut à Solovetski et fut envoyé comme travailleur dans le nord de la Russie. Il mourut en 1936 à la station ferroviaire de Podvoitsa à l’âge de 47 ans. Bien qu’un diocèse titulaire fût établi à Sarajevo pour les catholiques russes expatriés, sous l’autorité secrète de l’évêque Bartholomée Remov, ce siège demeura finalement vacant depuis la mort de l’archevêque. Un nombre inconnu d’évêques, de prêtres et de moines (notamment ceux du monastère de Saint Alexandre Nevsky de Leningrad) devinrent catholiques à la suite des déclarations controversées du métropolite Sergei Stragorodsky en 1927, affirmant que l’église russe devait demeurer loyale à la « mère patrie ». Beaucoup de ces hommes furent démasqués comme membres de l’exarchat catholique ou furent raflés dans les persécutions anti-orthodoxes. – Christopher Zugger, ibid.

[1] Il fut quelques années plus tard arrêté par le NKVD, torturé pendant 18 mois, refusa d’abjurer le catholicisme et, accusé de motifs absurdes (complot d’assassinat contre Staline, ou de coup d’état au profit de la Grande-Bretagne), il fut abattu en 1935.

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