« L’exercice de la religion musulmane restera libre », déclarait le général de Bourmont, au nom du roi et de la France, dans le 5e article de la Capitulation d’Alger, le 5 juillet 1830. Et le lendemain, une proclamation rédigée par le même général et traduite en langue arabe répétait aux quatre coins de la ville conquise :
Pour les Kouloughis, fils de Turcs, et pour les Arabes habitant le territoire d’Alger : nous respectons votre religion sacrée, car sa Majesté le Roi protège toutes les religions.
Ce légitime respect de la liberté de conscience n’équivalait pas, dans la pensée de Charles X et de ses ministres, à l’interdiction de tout apostolat et au rejet de tout espoir d’amener un jour les arabes à la foi chrétienne. Dans son discours du trône, le 2 mars 1830, Charles X insinue le contraire :
La réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant à l’honneur de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la chrétienté.
Et le ministre de la guerre, Clermont-Tonnerre, est plus explicite encore :
Ce n’est peut-être pas sans des vues particulières que la Providence appelle le fils de Saint Louis à venger à la fois l’humanité, la religion et ses propres injures. Peut-être, avec le temps, aurons-nous le bonheur, en civilisant les indigènes, de les rendre chrétiens.
Mais la monarchie de Juillet interpréta, dans le sens le plus antilibéral, le 5e article de la capitulation. Non seulement, elle rejeta la neutralité expectante de l’Etat, mais elle refusa aux arabes la liberté de conscience, les forçant en quelque sorte à rester dans l’Islam, les empêchant en tout cas, de toutes ses forces, d’en sortir. Le général Voirol, gouverneur intérimaire en 1834, se l’entendit rappeler, en termes d’une brutale clarté, par le ministre de la guerre dans une circonstance qui mérite d’être rappelée.
Une mauresque d’état libre, femme divorcée, voulant se convertir s’en fut demander la permission au Beylik (le gouvernement), dans l’espèce, au général gouverneur. Celui-ci lui répondit que c’était là affaire de conscience individuelle, qu’il n’avait rien à permettre ou à défendre, qu’elle fit à sa guise. Toutefois, il donna l’ordre qu’on la défendit contre ses anciens coreligionnaires, s’il en était besoin. Personne, d’ailleurs, dans ce pays de fatalisme n’y prêta attention, si ce n’est le cadi Abd-El-Aziz. Il vint protester auprès de Voirol : « Il m’est personnellement indifférent, aurait répondu celui-ci, que cette femme soit chrétienne ou musulmane, mais je ne souffrirai pas qu’on lui fasse la moindre violence sous prétexte de religion. Chacun est libre de suivre le culte qui lui convient. Ce principe a été respecté par l’autorité française qui ne s’est opposée en rien à la conversion de plusieurs chrétiens à la religion musulmane ; Je ne puis logiquement empêcher une conversion à la religion chrétienne ».
– Mais, permettez-moi, dit alors le cadi, de la voir et de lui faire des exhortations.
Comme les exhortations du cadi demeuraient sans effet, on allait avoir recours à une bastonnade réputée plus persuasive. La femme s’enfuit, grâce à la venue d’un aide de camp du général. Elle fut baptisée. En manière de protestation, le cadi refusa de siéger le lendemain et il entraina dans son attitude protestataire le mufti Mustafa Ben El-Kebabti. Voirol les remplaça. Mais Genty de Bussy, l’intendant civil d’Alger, l’ennemi juré de Voirol, profit de l’occasion pour nuire au gouverneur : il envoya à Paris un rapport où il présenta l’affaire comme grosse de conséquence. Il provoqua même à cet effet quelques signatures d’indigènes mécontents à la suite de certains actes administratifs totalement étrangers au fait.
Le gouverneur, pour se justifier, envoya à son tour le simple récit de l’évènement et crut bon de s’appuyer sur le principe français de neutralité en matière religieuse et sur la liberté de conscience individuelle. Le ministre de la guerre fit la réponse suivante que nous retrouvons dans la « Note sur l’Administration d’Alger » du député La Rouchefoucaud-Liancourt :
La conversion à la foi chrétienne d’un musulman est et sera longtemps encore dans nos possessions du Nord de l’Afrique un évènement très grave, et qui tendra toujours plus ou moins à compromettre nos rapports nos seulement avec la population des villes, qui peut paraître moins à craindre, mais encore et surtout avec les tribus, auxquelles il importe d’inspirer de la confiance, et dans le sein desquelles les marabouts, qui exercent une influence quelquefois sans bornes, ne manqueraient pas de tirer parti contre nous de tout ce qui pourrait ressembler à du prosélytisme religieux. Le gouvernement a si bien senti cela qu’il n’a pas voulu jusqu’à présent permettre en Afrique aucune mission, soit catholique, soit protestante, quoique plusieurs demandes lui aient été adressées dans ce but. Il ne peut pas dire avec le général Voirol que tout ce que l’on peut exiger de l’autorité, c’est qu’elle s’abstienne de prosélytisme dans un pays récemment conquis où, comme le remarque le général lui-même, les questions de religion sont des questions de nationalité. En présence d’une population que le général lui-même appelle, avec raison, fanatique, l’administration a autre chose à faire que les lieux communs sur la liberté de conscience. Elle a le droit et le devoir d’empêcher tout ce qui tend à troubler l’ordre et par conséquent de s’opposer aux conversions des musulmans. Elle ne doit pas sans doute user pour cela de contrainte, mais elle doit les prévenir par tous les moyens dont elle dispose, et tout au moins refuser son concours et son appui à des actes où l’apparence d’une intervention de sa part peut avoir des conséquences si dangereuses. (in Note sur la Colonisation d’Alger, 1835, p.26)
Cette règle de conduite, exprimée sans restrictions, ni fausse honte, dans ce document ministériel, n’a jamais cessé d’être en vigueur dans l’Afrique du Nord, depuis 1830, quels que soient les régimes politiques : roi, empereur, république et les divers gouvernements qui se sont succédés.
Quand la crainte d’une insurrection ou d’une grave complication ne put plus être décemment invoquée, après la pacification totale de l’Algérie, on prétexta, afin de continuer la prohibition de tout apostolat chrétien auprès des arabes, la nécessité d’acquérir leur confiance absolue ( !) pour les pouvoir plus facilement, ou civiliser, ou assimiler, ou associer, ou naturaliser, selon le programme gouvernemental de l’heure. Mais la politique française ne s’en est pas tenu à cette protection obstinée du mahométisme : elle a cherché positivement à le réveiller dans la conscience attiédie des Berbères, à lui donner un lustre que les Algériens des villes n’avaient jamais connu, ni demandé. D’où, l’imposition de l’écriture arabe et d’une unique jurisprudence religieuses à toutes les tribus et cités qui ne s’en souciaient guère, la dotation du culte musulman jusque dans les moindres services, la restauration ou l’édification d’innombrables mosquées et zaouias, écoles et collèges coraniques, pèlerinages à La Mecque, etc. L’islam a même été imposé de force à certaines peuplades fétichistes de l’Afrique équatoriales.
Les récits de l’historien qui rapportera dans les détails jusqu’où la France laïque a été pour la protection, restauration et propagation de la religion de Mahomet, pour si exacts qu’ils soient, paraitront toujours fantaisistes, tant le vrai ici est invraisemblable.
Ajoutons que de 1830 à 1878, l’Algérie vécut sous le régime militaire. Ce régime eut des partisans et des ennemis également acharnés et persuasifs. Nous n’avons pas à trancher. Mais pour ce qui est de l’exécution du programme politico-religieux indigène, il faut avouer que les gouverneurs et les officiers supérieurs furent aussi intraitables et mesquins que les officiers subalternes et les adjudants des fameux Bureaux Arabes. Les indigènes étaient la chose de l’armée dans la guerre, ils l’étaient tout autant et plus dans la paix. Là, elle avait à les dompter, à les exterminer, ou à les soumettre. Ici, elle devait les défendre, les éduquer, les tenir sous sa tutelle. Dans les deux cas, sa jalousie ne transigea jamais ni avec les colons, ni avec les fonctionnaires civils, ni surtout avec les religieuses et les prêtres. Toute œuvre de charité, même de pure assistance médicale, dès qu’il s’agissait des musulmans, soulevait des difficultés innombrables. Les protestations indignées se multiplièrent –mais en vain – dans la presse et les livres, à Paris et en France. Quant à l’Algérie, elles ne purent s’y faire entendre ouvertement jusqu’à Lavigerie, toute publication demeurant soumise à la censure. Les écrits d’Alexandre Duvernois, (Le régime civil en Algérie : Urgence et possibilité de son application, La Réorganisation de l’Algérie) entre autres, nous ont largement édifiés. Louis Veuillot, lui-même, qui n’avait pourtant rien d’antimilitariste, confessait :
J’ai peut quelquefois qu’on ne craigne le bien, et qu’une incompréhensible jalousie, s’ajoutant aux préjugés de l’éducation et de l’ignorance ne fasse considérer comme ravi à la gloire du sabre, tout ce que la soutane pourrait accomplir d’heureux et de grand.
A Alger, par crainte d’offusquer les Arabes qui en réalité auraient été édifiés, on alla jusqu’à défendre au clergé toute manifestation extérieure du culte : pas de processions, pas même de cérémonies hors de l’église à l’occasion des sépultures : accompagnement au cimetière avec surplis, enfant de chœur. Pas de croix au fronton des temples, pas de cloches. Et cela dura huit ans, jusqu’à la fin de 1839. Pendant une trentaine d’années, une sentinelle au port d’armes fut postée aux portes de Notre-Dame-des-Victoires pour en barrer le seuil aux indigènes que la curiosité ou le sentiment religieux aurait attirés.
Que pouvait réaliser le clergé dans ces conditions ?
Le 28 octobre 1838, jour de son sacre, Mgr. Dupuch adressa de Bordeaux sa première lettre pastorale aux Algériens. Les exemplaires en furent envoyés aux prêtres, aux autorités et aux principaux personnages connus. Le nouvel évêque y manifeste un ardent désir de travailler à la conversion des Musulmans :
Pourquoi ne pas vous ouvrir notre cœur jusqu’au fond ? Pourquoi ne pas vous révéler nos entrailles ? Pardonnez-moi cette expression : elles sont toutes déjà si froides pour nous les expressions du langage ordinaire ! C’est parmi les indigènes, parmi les maures, les arabes du désert, parmi ceux de nos frères chéris, de nos enfants les plus tendrement aimés qui ne nous connaissent pas, qui ne peuvent pas même nous connaitre, que ne savent pas ce que c’est qu’un évêque, qu’il nous tarde le plus d’habiter. Ce sont eux que nous brûlons d’un plus ardent désir de presser contre notre cœur paternel, d’arroser de larmes, de combler de marques les plus touchantes, les plus multipliées de notre tendresse et de notre affection ; car, c’est parmi eux que notre mission de charité doit être la plus belle, mille fois.
Mais il ajoute qu’il sait les difficultés spéciales de ce terrain brulant. Aussi veut-il rassurer en déclarant les moyens d’apostolat qu’il se propose :
Non, assurément, et nous le déclarons hautement, non qu’il puisse jamais nous venir dans la penser de nous laisser aller au milieu d’eux aux ardeurs imprudentes d’un zèle qui ne serait pas assez suivant la sagesse et le véritable esprit de l’Evangile de Jésus Christ, mais pourtant, disons-le tout aussi haut, pourtant à nous de leur faire connaître, peu à peu et le plus tôt que nous le pourrons, la divine religion de leurs premiers ancêtres et des nôtres par ses bienfaits les plus inestimables. A nous d’ouvrir des asiles à leurs petits enfants, des écoles à ceux que commencent à couronner les premières fleurs, les premiers fruits de leur adolescence. A nous de soigner, de panser, s’il le faut, les plaies les plus douloureuses, les plus infectes de leurs malades et de leurs blessés, à nous de servir de père, de mère à leurs enfants orphelins. A nous d’être pour eux, auprès de nos guerriers et de nos magistrats, les interprètes, les messagers les plus fidèles, les plus dévoués de notre roi et de notre Dieu.
Il semble qu’il fut difficile de montrer plus de discrétion et plus de charité à la fois. Mgr. Dupuch n’en fut pas moins averti, une première fois, officieusement, amicalement, par le générale Valée que le gouvernement français, en fondant l’évêché d’Alger, avait voulu donner un pasteur aux Européens de la colonie, et non pas envoyer un missionnaire catholique chez les Arabes. Le ministre de la Guerre ne tarda pas à parler plus énergiquement. Par dépêche, en date du 3 juin 1840 :
J’ai l’honneur de rappeler à l’évêque d’Alger qu’il n’est chargé que des chrétiens romains, et qu’il ne doit pas oublier que, sur nul autre, il n’a de juridiction.
Mgr. Dupuch, douloureusement surpris, répond :
Monsieur le ministre, je ne puis admettre une exclusion qui très certainement m’eut empêché, et eut empêché tout autre prêtre, d’accepter ma belle et difficile mission. Des chrétiens, des français se sont fait musulmans. En pleine mosquée, ils ont apostasié, et ils sont interprètes, haut placés, correspondants de journaux graves. Ces indignes apostasies n’ont soulevé aucune réclamation. Et nous, nous ne pourrions, nous ne devrions nous occuper que des seuls catholiques ?
Malgré cette protestation qui fut bientôt connue, tous les agents du pouvoir, du moindre secrétaire au gouverneur général, tous, toujours en éveil, ne cessaient d’épier le clergé, prêts à blâmer et à sévir, à la moindre occasion, pour des riens. Une simple discussion théologique privée, entre un prêtre et un indigène, comme les aiment tant et les recherchent les Arabes, fut rapportée, un soir, au général Valée. Il s’inquiète. Et le lendemain matin, il demande une vive réprimande pour l’ecclésiastique délinquant. Quatre séminaristes, assistant à la pose de la première pierre de l’église de Dely-Ibrahim, chantaient les litanies de la Vierge en arabe sur un air de mélopée locale. Surprise ! Ca ne peut plus durer : On enquête sur la valeur arabisante des professeurs et le programme des études. Comme le tout fut jugé inoffensif, on ne promulgue pas la défense d’apprendre la langue arabe au séminaire, qui était prête. Un Jésuite, le Père Planchet, venant de Syrie, va débarquer incessamment à Philippeville. De Syrie ? Il doit savoir parler arabe. Il ne débarquera pas. Les Sœurs de Saint Vincent de Paul accrochent un modeste crucifix dans une salle où souffrent et meurent des centaines de chrétiens, mais où, de temps à autre, on soigne aussi trois ou quatre musulmans ? Le directeur de l’Intérieur lui-même, le comte Guyot, écrit à la Supérieure :
Madame la Supérieure, l’Algérie doit être avant tout le pays de la tolérance, en matière de religion. Toutes les sectes chrétiennes, tous les cultes les plus opposés s’y rencontrent. Les hôpitaux, surtout, doivent être un champ neutre pour toutes les dissidences religieuses. On a pu autoriser, sans danger aucun, dans quelques hôpitaux de France, le placement de l’image du Christ. Mais ici, il ne saurait en être de même. Aussi, j’ai l’honneur de vous prier d’inviter les Sœurs sous vos ordres, à faire enlever des salles les signes du culte extérieur qui pourraient s’y trouver encore. Toute prière publique doit y être également interdite. J’espère que ces observations de ma part suffiront pour faire cesser un état de choses regrettable sous bien des rapports, et qui nuit essentiellement au bon ordre de l’établissement.
Dans la province de Constantine, où le prestige religieux d’Abd-El-Kader ne maintenait pas le fanatisme à haute pression, hors du regard immédiat du comte Guyor et des intendants de l’hôpital, les relations entre prêtres, religieuses et musulmans furent moins entravées. Aussi lisons-nous quelques lettres de satisfaction et d’espoir écrites par les Sœurs de Saint-Joseph et celles de la Doctrine, par Mgr. Dupuch et surtout par l’enthousiaste abbé Suchet. Il est vrai qu’aujourd’hui, l’âme musulmane nous étant plus connue, nous ne tirerions pas les mêmes conclusions optimistes du respect que professent les disciples du Coran envers les moines et les prêtres, et du plaisir qu’ils ont à converser avec eux ; ni non plus de leur confiance, en la médecine européenne, surtout si elle est présentée par des mains religieuses, partant de leur empressement autour des Sœurs infirmières ; encore moins des devises, souhaits, prières et autres formules pieuses dont leur conversation est perpétuellement, « mécaniquement » émaillée. Il n’en demeure pas moins certain qu’à Constantine, sous le général baron de Galbois, la pompe des messes militaires régulièrement célébrées avait impressionné les indigènes. Plusieurs assistèrent aux offices de la Semaine Sainte et de Pâques en 1839. Le 1er mai de cette même année, pour la Saint-Philippe, selon un récit de l’abbé Suchet :
Sous la voute du ciel, sous les bords du Rummel s’élevait un autel. Au-dessus de cet autel, un magnifique trophée d’armes, ombragé par le drapeau de Mahomet (nda : il doit vouloir dire l’étendard de quelque confrérie), par celui de la province et par le drapeau français. Au-dessus de ce trophée singulier, la Croix de notre divin Sauveur. Tous les grands dignitaires indigènes, et les notables de la ville et de la province, voulurent accompagner le Général et son état-major dans le carré des troupes, auprès de l’autel ; ils assistèrent à la Sainte Messe avec une espèce d’étonnement qui ressemblait à de l’admiration. Tous s’inclinèrent, comme les français, au moment de l’élévation, et leurs peuples, témoins des hommages que leurs chefs rendaient au Dieu des chrétiens, firent comme eux.
Y eut-il des résultats plus concluants, des conversions proprement dites ? Oui, quelques-unes. Mgr. Dupuch raconte dans son Algérie Chrétienne, qu’à la première messe célébrée pontificalement sur le sépulcre même de Saint Restitutus, à Orléansville, en 1844, « un seul des assistants communia et c’était un jeune arabe de Constantine ». Durant une belle messe militaire, à Philippeville, le neveu d’Hamet-Bey, Hassouna, se tenait à distance, attentif, impressionné. Au moment où l’évêque se tourne et bénit l’assistance, Hassouna demande à son voisin, le capitaine Marulaz :
« Que fait maintenant le marabout ? – Il donne la bénédiction. – Qu’est-ce que c’est que ça, la bénédiction ? – Il demande à Dieu que ceux qui sont bons deviennent meilleurs et que ceux qui sont méchants deviennent bons ».
Hassouna passa la journée à répéter cette prière : Mon Dieu, fais-moi connaitre cette religion. Quelques mois plus tard, il était baptisé.
Le 18 novembre 1844, à Bône, Mgr. Dupuch assisté de MM. Montera et Suchet, ses vicaires généraux, célébrait la messe militaire, le général Randon étant au premier rang de l’assistance. L’enfant de chœur est un jeune homme en burnous et en turban, un maure. A Bougie, un imam demanda le baptême : il recula au dernier moment devant les conséquences matérielles entrevues. A Djidjelli, un sergent-major de la Légion étrangère et sa femme adoptèrent une petite fille Kabyle, baptisée Zoé. Elle devint pour eux une fille aimante, une garde-malade très dévouée et toujours chrétienne. A La Calle, Youssouf, qui avait été enlevé petit enfant sur les côtes de Gênes par des corsaires, veut redevenir chrétien et faire baptiser ses deux fils. Un petit Tlemcenien, orphelin de guerre, qui s’est donné à Mgr. Dupuch, deviendra lauréat de philosophie au Collège Royal de Bordeaux et entrera dans l’Université. Le petit Prosper, adopté par la batterie d’artillerie à Mascara priait tout fort à l’église, chaque matin à la messe : « Mon Dieu, je vous prie, pour le capitaine et pour la batterie ! Mon Dieu, faites que Prosper soit toujours sage ! » En 1839, Mère de Vialar, de passage à Constantine, obtint de Ahmet-Bey la libération d’une de ses femmes nommée Aïcha qui voulait se convertir et l’emmena avec elle à Alger ainsi que sa petite négresse. L’abbé Bargès, professeur d’hébreu à la Sorbonne que nous avons déjà rencontré, durant son voyage d’études en Afrique, voulut se charger lui-même de préparer nos deux Constantinoises à leur baptême et à leur première communion.
Lors de ses démêlés avec l’évêque d’Alger, la supérieure des religieuses de Saint Joseph envoya un rapport au Saint-Père (in Souvenirs et Documents, Emilie de Vialar, pp. 70-71, 86) où nous glanons quelques lignes touchant l’apostolat auprès d’indigènes :
En 1837 et 1838, nous avons eu le bonheur de voir une négresse recevoir le baptême et une autre, qui avait déjà reçu ce sacrement, mais qui était retombée dans l’erreur, revenir dans la religion et y persévérer.
Et ailleurs :
Un maure, couvert de plaies, est recueilli dans notre maison. Il se fait chrétien et reçoit le nom de Jacques. Les musulmans le voient au milieu d’eux, une croix sur la poitrine. Ils savent qu’il loge chez les Sœurs : cela suffit pour le mettre à l’abri de leurs insultes.
Et ceci, à la fois plus important, mais moins précis :
Plusieurs maures et juifs adultes ont reçu le baptême au lit de mort, et même en pleine santé par l’intermédiaire des Sœurs et par l’ardente charité de M. l’abbé Bourgade.
Il y eut aussi des Arabes, comme il n’est pas rare d’en trouver encore aujourd’hui, notamment en Tunisie, qui demandèrent le baptême « pour devenir français ». Les orientaux ne séparent pas nationalité et religion. Il y en eut enfin qui furent gagnés par le prosélytisme de pieux européens. Combien ? Il est fort difficile, impossible, d’avancer un chiffre exact. Mais il y en eut assez pour permettre de croire que, si à cette époque exceptionnellement favorable, l’on avait fait, laissé faire et soutenu une propagande méthodique persévérante, uniquement de persuasion et de charité, on aurait probablement pu préluder à un mouvement de conversion.
La contre-épreuve de cette vérité a été fournie par les causes qui ramenèrent, à leur religion primitive, la majorité des convertis. Evidemment, la voix du sang, les mœurs relâchées, l’inconstance naturelle des arabes, le gout inné du vagabondage chez les bédouins, emportèrent la persévérance de beaucoup. Mais combien les Européens, par leurs mauvais exemples, par leurs conseils impies, parfois par leurs blâmes sarcastiques à l’égard des nouveaux baptisés furent responsables d’abord de la précarité, et plus tard de l’arrêt total des conversions ! Un arabe catholique est rejeté par les siens et n’est que peu ou pas soutenu par ses nouveaux coreligionnaires. Par exemple, pour les mariages, Baudricourt rapportait en 1840 (in Colonisation de l’Algérie, p. 196) qu’il avait vu des orphelins arabes, élevés par des européens, ne plus vouloir des filles de leur tribu et mettre toute leur ambition, après avoir reçu le baptême, à obtenir la main d’une chrétienne. Grandes difficultés : ils n’avaient ni actes de naissance, ni acte de décès de leurs parents. Et les vieux indigènes qui les avaient connus ne voulaient pas, dans leur fanatisme, concourir par leur témoignage à des actes officiels en faveur de renégats. Ils les désavouaient même, parfois, pour les fils de leurs anciens amis. Et ainsi, une infériorité humiliante paralysait ces malheureux convertis dans tous les détails du statut civil comme de la vie sociale et privée.
Mgr. Alexandre Pons, La Nouvelle Eglise d’Afrique ou le catholicisme en Algérie, en Tunisie et au Maroc depuis 1830, Librairie Louis Namura, Tunis, 1930, pp. 105-115