Bernice G. Rosenthal : L’occultisme dans la Russie Tsariste (1)

L’occultisme dans la Russie impériale tardive

L’occultisme en Russie faisait partie d’une plus large tradition culturelle qui fut philosophiquement renforcée de l’intérieur. L’orthodoxie russe ne décourageait pas l’expérience religieuse personnelle : elle permettait chez les clercs et les laïcs des spéculations gnostiques qui eurent été condamnées comme hérétiques dans l’Eglise catholique. Des éléments de gnosticisme s’amalgamèrent dans la théologie orientale orthodoxe au 6e siècle et se développèrent encore au 16e siècle au contact de la pensée du mystique allemand, Jacob Boehme, laquelle était alors populaire dans les séminaires orthodoxes. La pensée de Boehme (très probablement en même temps que le mysticisme maçonnique) influença le réformateur et comte Mikhail Speransky, le slavophile Ivan Kirrevsky (dont le père était franc-maçon), Vladimir Odoevsky (l’auteur des Nuits Russes), ainsi qu’Alexandre Golitsyn et Rodion Koshelev, tous deux de proches collaborateurs du tsar Alexandre Ier[1]. Boehme influença également le plus grand philosophe russe, Vladimir Soloviev, parfois appelé « le dernier gnostique », et à travers Soloviev, l’art, la pensée et la philosophie religieuse du début du 20e siècle.

Sur le plan populaire, le dvoeverie (la double foi) combinait le panthéisme païen au christianisme. Les rituels païens destinés à assurer la bonne récolte, à prévenir les maux, à recouvrir la santé ou à atteindre un ennemi, survécurent largement au 20e siècle. La distinction basique du dvoeverie ne se faisait pas entre le bien et mal, mais entre le pur et l’impur. Dans la Russie médiévale et du début de l’époque moderne, des gens de toutes classes sociales se tournaient vers les sorcières et les sorciers pour se prémunir des « dégâts », pour détourner le « mauvais œil » et pour jeter des sorts contre les ennemis et les rivaux. Les sorciers, de fait, étaient souvent des hommes. Jusqu’au 16e siècle, le serment de loyauté envers le tsar incluait une renonciation à la sorcellerie. L’univers du paysan était peuplé de toutes sortes d’esprits de la nature, de rusalki (sirènes), d’esprits des bois, de créatures habitant maisons et granges, lesquels devaient être apaisés. Les grand-mères, dans les milieux paysans, régalaient les enfants dont elles avaient la garde, les enfants des plus privilégiés, de croyances et de légendes populaires. Les écrits de Pouchkine, de Turgenev, de Tolstoi, Dostoevsky, Sologub ou encore, plus étonnement, de Chekhov, contiennent de nombreux exemples d’images surnaturelles ou de thèmes occultes, en particulier ceux des « forces impures ». Dans son essai, « Les fruits de la science », Tolstoi ridiculise de telles croyances. Dans ses romans, il décrit des séances de spiritisme et fait allusion à la franc-maçonnerie et à la numérologie. Ces croyances ne faisaient pas partie d’un système cohérent, mais leur emphase sur les forces invisibles et sur les mondes parallèles créèrent un état d’esprit réceptif aux doctrines occultes sophistiquées que nous allons décrire.

Lorsque les systèmes occultes occidentaux furent introduits en Russie, leurs structures et formes furent adaptées aux prédispositions, aux besoins et aux mouvements locaux, y compris les mouvements protestataires politiques. La franc-maçonnerie fut introduite en Russie au 18e siècle. Des francs-maçons russes tels que Nikolai Novikov (1744-1818) insistaient sur une morale personnelle qui allait au-delà de l’adhésion extérieure à la loi religieuse. En Russie, où les libertés civiles étaient chose inconnue, le secret des loges maçonniques facilitait les discussions sur des questions controversées. Cette pratique secrète poussa Catherine la grande à voir les loges comme des couvertures dissimulant la sédition politique. Effrayée par la révolution française et par les rumeurs selon lesquelles son fils et héritier Paul était lié aux maçons, elle supprima les loges et fit arrêter Novikov. La franc-maçonnerie ressurgit pendant le règne d’Alexandre Ier. Plusieurs universitaires affirment qu’Alexandre lui-même était un membre de la loge Astrea, dans laquelle, avec des proches, il discutait de projets pour réformer la Russie, notamment par l’abolition du servage. Mais Alexandre aussi prit peur et se retourna contre les maçons en 1812. Les doctrines occultes étaient plus ou moins prises au sérieux, selon les membres des loges, lesquels différaient très largement dans leurs considérations de ces aspects de la franc-maçonnerie. Pour certains, les rituels et les codes occultes étaient des moyens d’organisation et de contact. Pour d’autres, c’était beaucoup plus que cela. D.S. Merezhkovsky (lui-même un maçon[2]) soutenait fermement que l’idéalisme des Décembristes dérivait directement du mysticisme maçonnique, et non du rationalisme des Lumières.

Pendant la plus grande partie du 19e siècle, l’intérêt pour l’occulte dans l’élite russe fut confiné dans des cercles restreints, mais dans les années 1880, le climat culturel commença à changer. L’attractivité déclinante de l’église orthodoxe officielle, l’athéisme et le positivisme insatisfaisants de l’intelligentsia, l’impact déstabilisant de la rapide industrialisation des années 1890, les bouleversements politiques, la désintégration culturelle et l’identification du rationalisme et du matérialisme à l’Occident, tout ceci créa un climat de confusions personnelles et de quêtes spirituelles, conduisant à un état d’esprit réceptif à l’occultisme. De nouveaux systèmes occultes attirèrent beaucoup d’adeptes très sérieux et très dévoués au sein de l’élite intellectuelle et artistique. Le spiritualisme (ndt : comprendre ici « spiritisme »), par exemple, fut introduit en Russie dans les années 1860 par A.N. Aksakov (1823-1903) et A.N. Butlerov (1828-1903), tous deux professeurs d’université, lesquels affirmaient que la doctrine était une science. Le spiritualisme attira tant d’adeptes (des séances se tenaient même à la cour royale) qu’une commission spéciale, conduite par le fameux chimiste Mendeleev, fut mise en place en 1874-75, afin d’en tester les prétentions. Sans surprise, la commission se prononça en défaveur de celles-ci. Néanmoins, les expérimentations spiritualistes en matière de télépathie ou de parapsychologie éveillèrent l’intérêt pour les phénomènes psychiques et pour l’étude de l’interaction entre corps et esprit. Ces sujets furent par l suite étudiés par les premiers psychologues russes. Dès 1881, les spiritualistes furent en mesure d’éditer leur propre journal, Rebus (1881-1917). Celui-ci proposait des articles sur le spiritualisme, l’astrologie, la lecture des lignes de paumes, le mysticisme maçonnique, le végétarisme, la médecine homéopathique, la théosophie, ainsi que les expériences psychiques, notamment la télépathie et l’hypnotisme. Les séances de spiritualisme n’étaient pas ouvertes au grand public, mais il n’était pas difficile d’obtenir des invitations. A un moment de leurs vies, le fameux philosophe Vladimir Soloviev, son frère Vsevolod, ainsi que le poète symboliste Valery Briusov, furent intéressés par le spiritualisme.[3]

La Fin de Siècle russe

Alors que la crise spirituelle et culturelle s’intensifiait, certains russes, désirant approfondir, suppléer ou réinterpréter l’orthodoxie russe, s’intéressèrent dans les religions à mystères de l’antiquité païenne, au yoga, au bouddhisme et à la kabbale juive. Cette dernière intéressa particulièrement Vladimir Soloviev. C’est principalement par lui que la Kabbale devint une part de l’héritage général de l’occultisme russe, quoique dans une forme incomprise, voire adultérée. Les écrivains et artistes russes qui visitaient Paris entrèrent en contact avec l’occultisme français de la fin du siècle, avec le symbolisme français, avec Nietzsche, et les introduisirent en Russie. L’un d’entre eux fut particulièrement important : D.S. Merezhkovsky, vulgarisateur de Nietzsche et du symbolisme français, avocat, après 1900, d’une « nouvelle conscience religieuse », fondée sur la croyance selon laquelle le second avènement du Christ était imminent, puis, après 1905, d’une « révolution religieuse » censée établir le royaume de Dieu sur terre. Lui et son cercle furent appelés les « chercheurs de Dieu ». Les « chercheurs de Dieu » idéalisaient l’Athènes classique et l’Europe occidentale médiévale en tant que sociétés organiques, dans lesquelles les artistes et le peuple étaient unis. Ils haïssaient les nouvelles forces du capitalisme qui transformaient alors la Russie, détruisant la vieille élite à laquelle certains d’entre eux appartenaient. Les symbolistes croyaient que l’art avait des pouvoirs théurgiques et qu’ils pouvaient donc littéralement créer un nouveau monde par ce biais. Ils croyaient également dans la « magie des mots » (titre d’un important essai d’Andrei Bely, en 1909), une croyance qui remonte à l’Egypte antique. Les Egyptiens croyaient que le langage créé toutes choses et recèle des pouvoirs surnaturels. Par exemple, l’invocation des noms des dieux donne à celui qui les invoque, un pouvoir sur ceux-ci. Mais cette invocation doit être réalisée avec l’intonation exacte et le rythme précis, que seuls les prêtres connaissent. L’occultisme symbolique faisait partie d’une maille complexe qui incluait, dans des degrés divers selon les individus, un christianisme apocalyptique, le prométhéisme de Nietzsche, l’esthétisme wagnérien, la philosophie de Soloviev, en particulier sa doctrine de la Sophia, ou encore le projet de Fedorov de ressusciter les morts au moyen de la science. A l’exception de Fedorov, l’occultisme et le mysticisme russe se caractérise par son emphase sur un principe féminine, par exemple sur la Grande Mère.

La théosophie attirait particulièrement les artistes et les intellectuels à la recherche d’un nouveau principe unificateur, d’un moyen de réconcilier la religion, l’art et la philosophie[4]. La théosophie procurait une vision du monde structurée qui pouvait également s’accommoder à d’autres formes de mysticismes, tandis que sa prétention à l’universalisme théologique signifiait qu’il n’était pas nécessaire de renoncer au christianisme. Le poète symboliste Andrei Bely, le philosophe Nikolai Berdyaev, le prêtre Pavel Florensky, furent tous, à un moment de leurs vies, versés dans la théosophie, en partie comme un moyen de suppléer ou de revitaliser l’orthodoxie russe. Ainsi, des variantes des théosophies se développèrent. George Gurdjieff, en association avec Peter Uspensky, un écrivain et enseignant théosophe populaire, développa sa propre version de la théosophie, qui incluait le mysticisme islamique (soufisme). Nikolai Roerikh développa l’Agni-Yoga, une synthèse des pensées ésotériques européennes et asiatiques. Agni-Yoga, publié en 1931 à Riga, comprenait également des théories sur la santé, l’éducation, la vie quotidienne et les relations humaines. Roerikh, Uspensky et Gurdjieff émigrèrent après la révolution bolchevique. Jusqu’à récemment, leur influence s’était principalement fait sentir en Occident, mais il existe aujourd’hui en Russie un énorme intérêt pour leurs travaux.

L’intérêt pour l’occulte dépassait les frontières politiques. Le fameux écrivain Maxime Gorky, ami de Lénine et futur architecte du réalisme socialiste, était très intéressé par la théosophie, de même qu’Anatole Lunacharsky, futur Commissaire bolchévique à la Culture. La théosophie ne proposait pas de dieu personnel et sa doctrine condamnait l’égoïsme et l’accumulation de biens matériels, choses assez compatibles avec le socialisme, d’une certaine façon. Maxime Gorky était fasciné par les études de Naum Kotik sur l’hypnotisme, y décelant le potentiel de cette science comme moyen d’influencer les masses. On trouve de nets éléments occultistes dans la poésie et le théâtre du jeune Anatole Lunacharsky, futur Commissaire bolchévique à la Culture[5]. En effet, en 1919, alors qu’il était déjà commissaire, il rédigea une pièce occultiste, « Vasillisa le sage », qui devait faire partie d’une trilogie. Roerikh prétendait que Jésus avait été le premier communiste. Il visita l’Union Soviétique en 1926 et y rencontra Lunacharsky, Chicherin et Krupskaia. Dans la communauté russe émigrée, il était considéré comme un agent des soviets.

Gorky et Lunacharsky formulèrent le concept de « construction de dieu », un substitut marxiste de religion (ce à quoi Lénine s’opposa vigoureusement), pendant la révolution de 1905, car tous deux admettaient le pouvoir de la religion et du mythe, forces propres à inspirer le peuple au sacrifice, voire à la mort, pour leurs croyances. La « construction de dieu » prêchait une immortalité collective qui dissolvait l’individualité dans le cosmos, sorte de version positiviste du mépris gnostique pour le monde matériel. L’énergétisme stimulait les « constructeurs de dieu » dans leurs espoirs de capter l’énergie latente des masses. Dans sa nouvelle de 1908, « Confession », Gorky décrit une foule assemblée, utilisant son énergie collective pour guérir une fille paralysée.

Sur le plan populaire, il se produisit une recrudescence de l’intérêt pour l’occulte. Les paysans qui déménageaient vers les villes emportèrent avec eux leurs superstitions. Dans la confusion de leur nouvelle situation, ils se tournaient vers les diseuses de bonne aventure, la magie et les rebouteux pour obtenir aide et conseil. L’élite intellectuelle et culturelle en fit de même.

La révolution de 1905 déboucha sur une introduction partielle des libertés civiques en Russie, ce qui inclut un relâchement de la censure et la légalisation d’organisations telles que celles des théosophes. Ainsi, les quêtes spirituelles personnelles devinrent publiques. Dans certains cercles, la révolution de 1905 fut interprétée comme le début de l’apocalypse qui devait conduire à l’avènement du royaume de Dieu sur terre. Cherchant des signes et des annonciateurs de la fin des temps, cherchant aussi à s’orienter dans un monde en plein changement, des individus de toutes classes sociales se tournèrent vers l’occultisme pour y trouver direction et conseils. Pendant la révolution de 1905, des illustrés politiques représentaient des monstres et des démons dévorant la Russie, personnifiée en une jeune fille captive. Après 1905, de nombreux nouveaux journaux furent fondés, parmi lesquels : Vestnik teosofii (héraut de la théosophie), Voprosy psikhizma i spiritualisticheskoi filosofii (Questions de Psychisme et de Philosophie Spiritualiste), Teosofist (Le Théosophiste), Izida (Isis) et Sfinks (Le Sphinx). Les travaux d’occultistes français, tels qu’Edouard Schure (1841-1929) et Papus (pseudonyme de Gérard Encausse), furent traduits en russe à l’attention d’une demande populaire en pleine croissance, de même que de nouvelles traductions de classiques de l’occultisme du moyen-âge tardif et des débuts de la Renaissance, tels que les écrits d’Agrippa, de Paracelse, de Boehme et de Swedenborg. Ces écrits attiraient les russes en quête d’une plus haute harmonie, capable de transcender la fragmentation sociale, les conflits de classe et le chaos culturel de leur temps.

Les intellectuels qui cherchaient à combler le fossé entre eux et le peuple, commencèrent à utiliser les thèmes folkloriques dans leurs travaux et devinrent fascinés par les légendes populaires, ainsi que par les rites et pratiques des slaves pré-chrétiens et des sectaires mystiques, lesquels comprenaient des éléments occultes. Puisant dans l’immense réservoir du folklore, ils se familiarisèrent avec les croyances populaires, les mythes et les idées non-systématiques qui étaient à la fois archaïques et modernes, païennes et chrétiennes. Ceci s’applique non seulement aux symbolistes, mais aussi aux nouvelles écoles artistiques qui développèrent, après 1909, le futurisme, le cubo-futurisme, le suprématisme et le primitivisme. Les « poudres tibétaines » du Dr. Badmaev étaient alors très demandées. Le fameux ballet de Stravinsky, « Le rite du printemps », s’achève avec le sacrifice rituel des slaves païens. Roerikh en avait écrit la première partie, dont le ton est fort différent. Cette première partie décrit des danses en rondes, l’harmonie sociale, l’union organique avec la nature. Le premier groupe futuriste s’appela Hylaea, d’après la patrie des Scythes, les féroces nomades d’Asie Centrale. Certains intellectuels virent des survivances des cultes païens à mystères dans le sectarisme mystique, et considéraient paradoxalement les sectes comme une expression d’un authentique christianisme populaire, car ces sectes rejetaient l’église officielle et voyaient dans le tsar, l’antéchrist. Les travaux de Khlebnikov s’appuient sur une variété de sources : les traditions magiques folkloriques sur le pouvoir d’herbes spécifiques, le shamanisme, ainsi que la botanique occulte de Paul Sedirs[6]. Les écrivains et les artistes d’origine paysanne, tels que le sculpteur Sergei Konenkov (futur lauréat du prix Lénine), les poètes Sergei Esenin et Nikolai Kluiev, représentaient des thèmes et des images occultes dans leurs œuvres, qui furent acclamées comme d’authentiques expressions de l’esprit populaire.

Dans le même temps, au début du 20e siècle, de nouvelles études sur le shamanisme sibérien, par des écrivains en exil politique en Sibérie (V. Bogoraz, L. Sternberg et V.Iokhelsen) apparurent. Le mot « shaman » vient du verbe « savoir ». Le shaman possède des pouvoirs surnaturels : il quitte son propre corps et, au cours de transes, pénètres d’autres mondes, au moyen de son tambour, afin de comprendre comment guérir dans ce monde. Le shamanisme fascina l’intelligentsia des créatifs. Peg Weiss a décrit cette influence dans les peintures de Kandinsky, lequel était un ethnographe érudit[7]. Des représentations du dvoeverie apparaissaient également dans ses peintures. Kandinsky et d’autres peintres modernistes pensaient que l’artiste était une sorte de shaman, un guérisseur de la Russie. Le langage incarnationnel du shaman fut l’une des sources du concept futuriste du zaum (language transrationnel) et de la glossolalie (le parler en langue) des sectaires mystiques.

Se mêlant à d’autres idées, en particulier le fameux « au-delà du bien et du mal » de Nietzsche, l’occultisme fut un facteur de rejet intellectuel des normes traditionnelles de moralité et de comportement, en particulier en ce qui concerne le sexe et la famille. Gurdjieff croyait que le mal était une illusion qui ne se manifestait qu’à ceux qui étaient emprisonnés par les chaines de ce monde. De même qu’en Europe occidentale, l’idéal de l’androgynéité fut utilisée afin de justifier la bisexualité, l’homosexualité et le lesbianisme, mais avec une tournure unique à la Russie, incluant les ménages à trois, basés sur le sens mystique du nombre trois[8]. Fedorov prêchait l’abstinence sexuelle : il pensait que l’on devait dévouer son énergie à ressusciter les pères du passé, plutôt que de persister dans le processus sans fin de la procréation. Berdyaev attaquait spécifiquement la notion de famille, considérant qu’elle contraignait hommes et femmes aux préoccupations du monde. Prêchant en faveur de la sublimation, sans jamais utiliser ce terme, il croyait également que gaspiller la semence masculine affaiblissait l’individu et émoussait les pouvoirs créatifs, une position que l’on trouve dans un grand nombre de doctrines occultes.

L’occultisme, combiné à un christianisme apocalyptique et à des idées politiques radicales telles que l’anarchisme et le marxisme, forma alors une sorte de mysticisme révolutionnaire. Pendant la révolution de 1905, l’écrivain symboliste Vyacheslav Ivanov, ainsi que l’anarchiste George Chulkov, futur auteur du Voile d’Isis (1908), prêchèrent un anarchisme mystique, grâce auquel ils entendaient contre toutes contraintes externes à l’individu, incluant le gouvernement, les lois, la moralité et les coutumes. Ils s’opposaient à l’individualisme, mais exaltaient l’individualité, la créativité et l’expression personnelle. L’amour, ainsi qu’une nouvelle synthèse religieuse, un nouveau mythe, uniraient la nouvelle société. Les croyances occultes, mêlées à l’idée joachimite d’une troisième révélation, conduisirent Merezhkovsky à croire que la révolution de 1905 était le début de l’apocalypse qui allait faire apparaitre le nouveau ciel et la nouvelle terre.

Des idées analogues conduisirent un groupe d’écrivains nommés « Les Scythes » à accepter la révolution bolchévique, même s’ils s’opposaient au matérialisme marxiste. Bely considérait la révolution bolchévique comme une apocalypse négative et s’attendait à ce qu’une apocalypse positive, une troisième révolution spirituelle ou culturelle, suive et complète la révolution politique et sociale. L’influence de l’anthroposophie et d’autres doctrines occultistes apparait clairement dans les écrits de Bely, ainsi que dans ceux d’Ivanov-Razumnik, l’organisateur du groupe des Scythes. Détestant la civilisation bourgeoise rationaliste, ils voyaient dans le capitalisme l’incarnation des forces du mal.

Les croyances et les pratiques occultes jouèrent un rôle proéminent à la cour impériale. L’influence du guérisseur Raspoutine sur le couple royale est bien connue. Robert Warth a démontré que Raspoutine fut précédé par une longue chaine de charlatans et de mystiques, y compris un certain Baron Philippe, venu de France. En 1902, avant l’arrivée de Raspoutine à la cour, le baron de Rothschild écrivit à Serge Witte, alors ambassadeur russe en France, que « les grands évènements, en particulier de nature interne, étaient partout précédés par un étrange mysticisme à la cour de l’empereur ». Il se peut qu’il ait eu à l’idée la popularité du mesmérisme et celle de charlatans tels que Cagliostro dans la France prérévolutionnaire[9]. Dans tous les cas, Raspoutine fut le symbole d’un malaise qui devait bientôt conduire à la révolution. L’observation suivant de Mircea Eliade doit ici être considérée : « comme dans toutes les grandes crises spirituelles de l’Europe, une fois encore, nous rencontrons la dégradation du symbole. Lorsque l’esprit n’est plus capable de percevoir la signification métaphysique du symbole, celui-ci est relégué à des niveaux qui deviennent de plus en plus grossiers[10] ».

Les croyances occultistes pénétrèrent l’antisémitisme croissant de cette période. Ces croyances contribuèrent à la diffusion du fameux faux de Sergei Nilus, « Les Protocoles des Sages de Sion ». Les harangueurs de foules tels qu’Iliodor et Jean de Kronstadt mettaient les maux de l’époque sur le compte des démons, qu’ils assimilaient aux Juifs. L’affaire Beilis, coup monté du gouvernement contre le Juif Mendel Beilis accusé d’un meurtre rituel d’un enfant chrétien, fut une conséquence de la démonologie de la droite. Occultisme et antisémitisme entrent en contact dans les écrits de l’occultiste Vladimir Shmakov, qui servit même comme avocat volontaire pour le procès Beilis, ainsi que dans les articles de Vasilly Rozanov sur l’affaire en question, lesquels étaient si grossiers que même le journal réactionnaire Novoe Vremya refusa de les imprimer. Rozanov mésusa de la Kabbale pour prouver que les meurtres rituels étaient une chose inhérente au judaïsme. Les écrivains émigrés perpétuèrent l’idée selon laquelle la révolution bolchévique fut un complot judéo-maçonnique. Leurs travaux furent repris par les nazis et circulent encore en Russie aujourd’hui.

Bernice Glatzer Rosenthal, The Occult in Modern Russia and Soviet Culture, National Council for Soviet and East European Reseach, Fordham University, 16 Juin 1993, pp. 4-13


Commentaire : Cette étude a le grand mérite de présenter sommairement l’atmosphère intellectuelle, culturelle et spirituelle de la Russie pré-bolchévique et de l’influence des idées ésotériques et occultistes dans celle-ci. L’auteur de cette étude étant elle-même une universitaire juive, le lecteur ne sera pas surpris de certaines considérations dans le dernier paragraphe. Manifestement, l’auteur ignore ou veut ignorer le rôle absolument considérable de très nombreux Juifs dans la révolution bolchévique de 1917. Néanmoins, son étude permet aussi de tempérer ceux qui seraient tenter de réduire grossièrement la révolution russe à un seul complot judéo-maçonnique. Comme Mme. Glatzer Rosenthal le montre, l’élite intellectuelle russe, ainsi qu’une certaine partie du peuple, était largement versée dans les croyances les plus abominables, ce qui explique sans doute pourquoi tant de russes non-juifs adhérèrent de façon plus ou moins massive à ce prétendu complot juif.


[1] Zdenek David, The Influence of Jacob Boehme on Russian Religious Thought, Slavic Review, Mars 1992, pp.43-64

[2] Note de l’auteur : Je dois cette information à Stanislav Dzimbinov.

[3] Thomas Berry, Spiritualism in Tsarist Society and Littérature, Baltimore, 1985

[4] Pour une histoire complète de la théosophie en Russie, voir Carlson, « No Religion Higher Than Truth ».

[5] A.L. Tait, Lunacharsky, Poet of the Revolution (1885-1907), Birmingham, 1984, pp. 31, 35, 62, 64, 101. Kaluga, où Lunacharsky se trouvait en exil, était un centre de l’occultisme.

[6] Sur ce dernier, voir Henryk Baran, « Khlebnikov and magic ».

[7] Peg Weiss, Kandinsky and Old Russia : An Ethnographic Exploration, in The Documented Image, Gabriele Weisberg, Lavrinda Dixon et Antje B. Lemke, Syracuse, 1987.

[8] Quelques exemples : les Merezhkovskys (Dmitri, sa femme Zinaida Gippius et leur ami Dmitri Filosofov), Mayakovsky, Lili et Osip Brik ; Berdyaev ,sa femme et sa belle-sœur. Berdyaev ne consumma jamais son mariage, mais il se peut qu’il ait eu une liaison avec sa belle-sœur.

[9] Robert Warth, Before Rasputin : Piety and the Occult at the Court of Nicholas II, in The Historian, volume 47, n°3, pp.323-337

[10] Mircea Eliade, Mephistopheles and the Androgyne, New York, 1965, p . 100

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