Si l’esprit éduqué et l’âme bien faite doivent jeter un œil objectif sur la condition actuelle de la civilisation occidentale, ils seront probablement mis face à un curieux oxymore: celui d’une société qui semble avoir atteint un degré de progrès technique et matériel extrême, tout en ayant atteint un stade de régression civique et morale d’une profondeur difficile à déterminer.
Tel est en effet le constat paradoxal que nous faisons en considérant notre société, dans laquelle les promesses de l’idéal progressiste semblent avoir été réalisées en termes de droits individuels, de libertés, d’égalité et de confort matériel. Pourtant, beaucoup constatent dans le même temps que cette même société semble également sombrer chaque jour un peu plus dans une sorte de barbarie étouffante, omniprésente, violente et insaisissable tout à la fois, dans laquelle l’individualisme ruine la cohésion sociale, dans laquelle les libertés naturelles sont niées au profit de la licence amorale, dans laquelle l’égalitarisme conduit à la multiplication des iniquités, et dans laquelle la course au confort matériel semble avoir oblitéré à la fois la spiritualité réelle, ainsi que la force morale qui pousse la raison humaine à vouloir améliorer la condition de l’homme et de la société.
L’Église, par la voix inspirée du pape Pie XII1, avait prédit, il y a plus de 80 ans, le constat paradoxal que nous faisons aujourd’hui :
Beaucoup peut-être, en s’éloignant de la doctrine du Christ, n’eurent pas pleinement conscience d’être induits en erreur par le mirage de phrases brillantes, qui célébraient ce détachement comme une libération du servage dans lequel ils auraient été auparavant retenus; ils ne prévoyaient pas davantage les amères conséquences de ce triste échange entre la vérité qui délivre et l’erreur qui asservit; et ils ne pensaient pas qu’en renonçant à la loi infiniment sage et paternelle de Dieu et à l’unifiante et élevante doctrine d’amour du Christ, ils se livraient à l’arbitraire d’une pauvre et changeante sagesse humaine : ils parlèrent de progrès alors qu’ils reculaient ; d’élévation alors qu’ils se dégradaient; d’ascension vers la maturité, alors qu’ils tombaient dans l’esclavage; ils ne percevaient pas l’inanité de tout effort humain tendant à remplacer la loi du Christ par quelque autre chose qui l’égale: ils se perdirent dans la vanité de leurs pensées.
Notre thèse soutient ici que le progressisme moderne, en tant qu’idéologie motrice des régimes occidentaux dits de « démocratie libérale », conduit par nature, non seulement à l’autodestruction de ses propres principes, mais aussi à la destruction de tous les aspects organiques de la vie humaine et plus généralement, de l’ordre naturel.
Nous parlons ici de progressisme moderne, ou de progressisme inorganique, pour désigner le progressisme idéologique tel qu’il est actuellement présenté et entretenu dans notre société actuelle. Nous l’opposons au progressisme organique, dont nous nous réclamons. Car, à l’origine de cette problématique, comme nous allons le voir, se cache une subversion du langage, autrement dit, un problème de définition sémantique et philosophique, d’où découlent les maux du « progrès » postmoderne.
Parmi les mots que la Révolution philosophique moderne aura le plus subverti, le concept de « progrès » vient peu après celui de « liberté ». Ceci n’est pas un hasard, tant le progressisme et le libéralisme, comme phénomènes philosophiques, socio-économiques et politiques, sont indissociables, à un tel point qu’on pourrait légitimement en faire des synonymes, au risque de heurter les libéraux classiques. Ceci est d’autant plus exact quand l’on s’aperçoit que les penseurs et les mouvements ayant si bien contribué à pervertir la saine notion de liberté, sont également ceux qui se sont revendiqués de cette notion, elle aussi pervertie, de progrès.
De la même façon que le libéralisme pervertit la notion de liberté en en faisant une valeur absolue et non soumise à des contingences morales objectives et supérieures, en premier lieu la vérité objective, le progressisme pervertit la notion de progrès en détachant ce dernier de toute fin visant à un bien objectif.
C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, de la droite libérale à la gauche radicale, en passant par l’extrême-centre régimiste qui en est l’expression la plus complète, chacun déclare son adhésion aux dogmes du progressisme, qui sont en fait ceux du libéralisme philosophique, poussés à leurs extrémités.
Or, le progressisme, comme mouvement, comme idéologie ou comme mode de pensée, a également ceci de paradoxal qu’il est un système cannibale. En clair : le progressisme d’aujourd’hui chasse le progressisme d’hier, et les post-progressistes d’aujourd’hui s’attachent au progressisme d’hier, en déplorant l’évolution de ce dernier sous la forme du progressisme d’aujourd’hui.
Comme nous l’avons dit, les premiers libéraux furent aussi les premiers progressistes. C’est pourquoi on trouve les racines du progressisme chez les principaux auteurs et philosophes des Lumières. Toute révolution politique étant avant tout une révolution philosophique, c’est d’abord dans le champ des idées que se formule l’ébauche du progressisme, qui émane particulièrement de quatre erreurs philosophiques majeures que sont le subjectivisme moral, le relativisme moral, le modernisme historique et l’égalitarisme.
Ceci fait beaucoup de -ismes, mais c’est là une caractéristique du progressiste moderne, auquel il faut affirmer la vérité suivante, qui le surprendra aussi bien lui que ses détracteurs réactionnaires. En effet : le progressiste moderne n’est pas un progressiste.
Premièrement, parce qu’il est généralement un conformiste, se conformant à l’idéologie majoritaire des démocraties libérales post-modernes. Comme l’a fort bien écrit Alexis Poulin, « le progressisme est le populisme de l’élite ». Cette première caractéristique est un nouveau paradoxe, puisque le progressiste, spécialement de rang social inférieur, est souvent persuadé d’être un esprit libre de tout préjugé et de toute influence externe à son propre moi. En réalité, le progressiste de masse est un conformiste dans la mesure où il se conforme en effet aux dogmes progressistes, desquels il est à la fois le produit, l’adhérent et l’agent. Or, ces dogmes lui sont instillés par l’ordre politique en place et par tous les canaux culturels, éducationnels et récréatifs de la société néo-libérale et post-marxiste. Généralement, ce n’est pas par conviction autonome, mais par endoctrination, ainsi que par un intérêt instinctif de classe, que le progressiste de masse adhère à toutes les aberrations qui lui sont proposées. L’individualisme, condition propre du progressisme, induit chez lui une sorte de semi-nihilisme, le rendant indigne de la condition stricte de citoyen au sens où nous l’entendons, mais le rendant cependant disponible à tout instant pour valider, voire même militer en faveur de n’importe quelle prétendue « avancée sociétale » qui lui sera proposée par le régime. Telle « avancée » sera par lui validée sans réflexion particulière, précisément parce que le progressiste moderne n’est pas équipé, du point de vue de l’éducation, pour réellement exercer son libre-arbitre et son esprit critique, afin de déterminer les vérités objectives. En cela, le progressiste est un conformiste de l’anti-conformisme. Il refuse de se conformer à la réalité, en particulier aux réalités naturelles et morales, mais se conforme systématiquement à l’anti-conformisme institutionnel qui lui est proposé par le régime. Et ceci est évidemment un autre paradoxe fascinant du progressisme.
Deuxièmement, le progressiste moderne n’est pas un progressiste, parce que son système d’idée, mis en application dans la société, ne conduit en aucune manière aux promesses superficielles de ce même système, mais très concrètement au délitement même des substrats organiques sur lesquels les prétentions du progressisme sont sensées se développer, toujours mieux et toujours plus loin, sans aucune limite, et donc, sans aucune raison autre que le progrès, pour le progrès, mais sans jamais être capable de justifier rationnellement et moralement la nature organique et bénéfique de ce « progrès ».
Mais ces accusations resteront sans doute insuffisantes, sans début de démonstration.
Aux Sources du Progressisme
Comme nous l’avons dit, le progressisme, tel qu’il est entendu aujourd’hui, n’est qu’un mot-valise servant à désigner la combinaison des principales doctrines philosophiques communes au libéralisme et au socialisme.
Le progressisme moderne prend aussi bien racine dans le subjectivisme métaphysique de Descartes et de Kierkegaard, que dans le relativisme moral de Spinoza et de Hume. En clair, il est une application idéologique et politique de ces thèses. Si l’on veut remonter plus loin, c’est à dire au sources des erreurs de la philosophie dite moderne, l’on doit désigner comme coupable, à la fois l’erreur nominalisme, et l’erreur protestante : l’une, pour son refus d’admettre que l’intellect soit capable de générer des concepts abstraits et universels (subjectivisme), et l’autre, pour sa redéfinition hérétique de la liberté intellectuelle et politique (libéralisme philosophique).
Léon XIII enseigne, dans Diuturnum :
De l’hérésie protestante vint une fausse philosophie, le droit qu’on appelle nouveau, la souveraineté du peuple et une licence effrénée que certain estiment être la seule liberté. De là, viennent les fléaux présents du communisme, du socialisme et du nihilisme.
Il faut aussi ajouter au progressisme moderne, l’influence importante du progressisme socialiste, spécialement celui de l’école Fabienne, mais aussi, et peut-être surtout, du progressisme chronologique qui découle de la théorie de l’histoire marxiste.
Comme nous l’avons expliqué dans notre documentaire « éthique et contre-culture », les prophéties du matérialisme marxiste ne s’étant pas réalisées dans l’ensemble du monde capitaliste dans les années 1920, les intellectuels communistes de l’école de Francfort décidèrent de délaisser le prolétariat, jugé trop attaché à sa terre et à ses fidélités nationales, pour faire la révolution en se servant des classes bourgeoises intermédiaires, en particulier la jeune génération hédoniste des baby-boomers, incarnations de l’homo festivus de l’ère post-moderne.
En clair, la révolution progressiste universelle ne s’est pas faite avec le peuple opprimé, ni avec les prolétaires, ni avec les paysans, ni avec les soldats, mais avec et par le révolutionnaire-consommateur, citoyen-nomade de la société occidentale d’après-guerre, acheteur compulsif de tous les slogans libertaires et électeur de toutes les propagandes néo-libérales lui promettant « l’augmentation infinie des niveaux de vie, la paix entre des peuples et les relations sociales et internationales fondées sur l’échange »2.
Le Progressisme est un Cannibalisme
Un autre paradoxe du progressisme est qu’il est dogmatique et donc totalitaire au sens strict. En effet, dans ce système, le progrès correspond à une obligation morale, qui consiste dans la volonté, jugée systématiquement positive, de reversement continu des barrières du temps, de la culture, des lois morales, de la nature elle-même, et jusqu’aux notions aussi essentielles que celles de justice et de vérité. Tel est l’impératif politique du progressisme. Le changement est bon par essence et génère donc nécessairement un lendemain meilleur. Toute remise en cause du changement entrepris par le progressiste, est alors condamnée comme réactionnaire, rétrograde, pessimiste, moyenâgeuse. Donc mauvaise. Donc dangereuse. Donc, condamnable.
Ce paradoxe démontre, tout d’abord, l’absurdité métaphysique du progressisme moderne, qui prétend instaurer une société de tolérance parfaite et totale, alors que la simple remise en question d’une telle possibilité provoque une réaction d’intolérance, au moins intellectuelle, de la part du système progressiste. Le progressiste jacobin proclamait : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Le progressiste néo-libéral et post-marxiste proclame : « Il est interdit d’interdire ». Ce système de culte de la tolérance, est absurde en plus d’être hypocrite, puisqu’il implique nécessairement une intolérance à tout mode de pensée ou d’action perçu comme « intolérant ». Les fondements de cette « assymétrie éthique » se retrouvent notoirement résumés dans La Personnalité Autoritaire de Théodore Adorno, l’un des principaux penseurs de l’école de Francfort.
L’esprit éduqué comprend ici qu’une telle idéologie est un redoutable instrument politique, d’une part parce qu’il est très efficace pour influencer et séduire la partie utile de la masse par des promesses de liberté et de prospérité indéfinies, d’autre part, parce qu’il permet d’implémenter, sous un jour positif, des politiques objectivement néfastes pour le bien commun, mais qui n’attireront ni la défiance, ni même la suspicion du progressiste de masse, pour peu que ce dernier ait la conviction que son confort individuel lui sera assuré.
En effet, le progressisme a ceci de supérieur au vieux libéralisme bourgeois et aux modèles communistes orthodoxes, en ce qu’il combine en son système le néo-libéralisme et le marxisme culturel, le premier promettant un progrès matériel et technique infini dans une société de loisirs, de libertés et de confort ; le second promettant à tous, sans distinction, la redistribution égalitaire des résultats socio-économiques du néo-libéralisme.
Bien sûr, il y a un prix à payer.
Le prix du néo-libéralisme, c’est la destruction lente des souverainetés, des pouvoirs régaliens et des structures socio-économiques des états-clients, provoquant la paupérisation massive des classes moyennes inférieures, l’aggravation des inégalités sociales et l’extension infinie du pouvoir des élites managériales du shareholder capitalism, créant ainsi une société profondément inéquitable.
Le prix du marxisme culturel, c’est l’abrutissement des masses dans la société de loisirs (dont le consumérisme alimente les classes profitant de la mondialisation néo-libérale), l’érosion des consciences par les messages diffusés par les canaux médiatiques ou éducationnels de cette société de loisirs néo-libérale, et donc, la confusion et la décadence anthropologique d’une partie du peuple, plongée dans une léthargie morale, nihiliste et individualiste, la rendant ainsi pratiquement incapable de toute réaction intellectuelle ou politique cohérente.
Ce progressisme moderne n’est pas le fruit d’un mouvement organique, ou du moins, il n’a ni les intentions altruistes, ni les effets bénéfiques qu’il prétend avoir. Car, les intentions ou les croyances entretenues par le progressiste de masse n’ont d’importance et de valeur, au moins spéculative, que dans la mesure où est définie ce qu’on entend par cette notion de progrès. En l’espèce, le progressisme moderne pense et vit le « progrès » uniquement et factuellement en fonction des définitions qui lui sont fournies quotidiennement par les forces politiques, culturelles et économiques dominantes du régime, à savoir, les forces politiques, culturelles et économiques représentatives du néo-libéralisme et du marxisme culturel.
Si le progressisme est sans aucun doute une force idéologique et un outil politique redoutable, il se caractérise également, dans son essence même, par une propension au cannibalisme. Phénomène qui, malheureusement, n’est pas nécessairement synonyme de mort pour lui. En cela, le progressisme peut être qualifié d’idéologie zombie.
En effet, conformément à son système relativiste, le progressisme se définit comme une pensée postulant que ce qui sera entrepris demain sera nécessairement meilleur que ce qui a été fait hier, et, comme nous l’avons dit, cet axiome dogmatique exclut, chez l’individu progressiste, toute remise en question, toute tentative de déterminer empiriquement si le progrès entrepris en est vraiment un, et s’il ne serait pas plutôt une régression, un mal sous apparence de bien, qui irait donc à l’encontre du sens même du mot progrès.
Par conséquent, le progrès défini de cette manière, n’est plus une notion positive et constructive, mais un concept négatif et destructeur. Cependant, en raison de ce défaut initial de définition, le faux progrès sera perçu comme un vrai progrès, quoiqu’il en soit et quoiqu’il en coûte.
Ainsi, le néo-libéral affirme qu’il faut démanteler les vieux carcans étatiques et nationaux (comprendre ici : les leviers régaliens de l’État permettant précisément l’exercice concret de la justice sociale) pour libérer l’économie et permettre la croissance infinie de la richesse.
De son côté, l’émule de la Nouvelle Philosophie ou du marxisme culturel déclare qu’il faut déconstruire les « habitus bourgeois » (comprendre ici : tout ce qui s’apparente à l’ordre naturel) pour « libérer la société » et permettre l’épanouissement des individus.
Et, parce que le progressisme moderne nie des trois grands principes logiques (principe d’identité, principe de non-contradiction et principe du tiers-exclu), les partisans de ce système de pensée sont généralement incapables de prévoir les suites logiques qui découlent inévitablement des idées qu’ils promeuvent ou des politiques qu’ils plébicitent.
En clair, le premier résultat de l’idéologie progressiste est d’être sans cesse en contradiction avec ses propres principes. Comme nous l’avons dit : le progressisme d’hier n’est déjà plus le progressisme d’aujourd’hui. Cette contradiction ne peut se justifier qu’en niant radicalement le principe du tiers-exclu. Si le progressisme d’hier n’est plus valide aujourd’hui, c’est que le progressisme d’aujourd’hui ne l’est pas non plus.
Par exemple, les progressistes anglo-saxons des années 1920 étaient souvent natalistes, favorables aux lois raciales, prohibitionnistes, eugénistes et puritains.
Les progressistes occidentaux des années 1970 prônaient au contraire le sexe libre, l’expérimentation des drogues, l’abolition des frontières naturelles et morales, etc.
Les progressistes actuels défendent les droits homosexuels, la transsexualité infantile, le droit à l’avortement jusqu’au terme de la grossesse, etc.
De même, on observe en ce moment-même le choc des générations entre féministes post-beauvoiriennes à la Elisabeth Badinter et néo-féministes intersectionnelles à la Sandrine Rousseau, la première étant désormais considérée comme quasiment réactionnaire pour pousser la critique féministe jusqu’à la dénonciation de l’oppression systémique des femmes musulmanes, ces dernières étant classées, par les néo-féministes, parmi l’assortiment de minorités opprimées et supposément alliées naturelles des néo-féministes en raison des impératifs de la lutte intersectionnelle.
De même, on observe régulièrement des affrontements violents entre néo-féministes hostiles aux hommes transsexuels, accusés d’être des pervers usurpant et ridiculisant la féminité, et les néo-féministes qui soutiennent une définition plus extrême du progrès et qui demeurent donc radicalement loyales à la cause transsexuelle au nom de l’intersectionnalité des luttes pour les droits des minorités.
Ces oppositions s’expliquent par le fait que le progressisme ne peut pas, ou refuse même, de donner des frontières morales ou chronologiques à la notion de progrès. Pour cette raison, le progressisme d’hier devient pour le progressiste d’aujourd’hui, une aberration passéiste, donc une erreur. Suivant cette logique, le progressisme d’aujourd’hui deviendra nécessairement, lui aussi, une aberration pour le progressisme de demain.
Par exemple, la féministe Simone Veil, rapporteuse de la loi éponyme, était uniquement en faveur d’un « droit » relativement limité à l’avortement, tandis que ses successeurs politiques ou militants ont étendu ce « droit » année après année, repoussant toujours plus loin le nombre de semaines jusqu’à quand il est autorisé d’assassiner une vie humaine innocente et sans défense dans le ventre d’une mère.
Le second résultat pratique de l’idéologie progressiste est d’aboutir à des catastrophes économiques, à des conflits sociaux et à l’affaiblissement général des anthropologies organiques. En bref, le progressisme appliqué, conduit fatalement et systématiquement au contraire de ses promesses, c’est à dire à la régression sociale et civilisationnelle.
Sur le plan politique et économique, nous pouvons donner quelques exemples suffisamment récents pour être compréhensibles à tous nos lecteurs.
- Sur le plan des relations internationales, la vague de guerres impérialistes lancées par l’axe atlantiste durant les années 2000 et 2010, fut systématiquement justifiée par les dogmes du progressisme, en particulier les dogmes des « droits de l’homme », de la « liberté » et de la « démocratie ». Outre la destruction criminelle et moralement injustifiée d’états souverains et les centaines de milliers de morts qui en résultèrent, la conséquence des guerres menées contre l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et la Syrie, fut de provoquer presqu’instantanément une vague migratoire sans précédent vers l’Europe occidentale. Cette vague migratoire explique en grande partie le phénomène de « transition démographique » en cours en Europe, mais aussi l’explosion de la criminalité dans de nombreuses métropoles telles que Paris, Berlin, Rome, Marseille, Lyon, et jusque dans des sous-préfectures de province. Et ces populations sont acceptées dans nos pays, et même encouragées à venir, en vertu d’un autre double-dogme progressiste, à savoir l’ouverture des frontières, dogme néo-libéral, et le multiculturalisme, dogme post-marxiste.
- Sur le plan économique, le dogme néo-libéral, imposé en France en grande partie sous l’impulsion de la Commission Européenne vers la fin des années 1990, obligea les gouvernements français à libéraliser leur marché de l’énergie, puis de le rendre conforme aux exigences de l’environnementalisme idéologique officiel. Ceci fut la base de la loi NOME de 2010, pour ce qui est du marché interne de l’énergie, et de la décision, sous le gouvernement Hollande par la loi de transition énergétique, puis le gouvernement Macron, de fermer plusieurs centrales nucléaires sous prétexte de décarboner notre mix énergétique. Les conséquences de ces politiques prétendument progressistes sont les suivantes : dislocation dangereuse d’un secteur stratégique qui, par définition, ne peut pas être laissé au marché libre ; augmentation de notre dépendance à des ressources énergétiques contrôlées par des puissances étrangères ; d’où, crise énergétique sans précédent, augmentation des prix du gaz et de l’électricité, mise en péril économique des industries particulièrement dépendantes de ces ressources, puis appauvrissement général de la population en raison de tous ces facteurs.
Dans ces deux cas, nous pouvons donc vérifier que les deux piliers du progressisme moderne, loin de remplir leurs promesses de prospérité, de stabilité, de croissance exponentielle, de paix et de tolérance, ont conduit, en l’espace de quelques années, à des désastres pourtant logiquement prévisibles. Là encore, le pape Pie XII avait prophétisé, déjà en 1939 : « Elles sont tombées, les orgueilleuses illusions sur un progrès indéfini, et celui qui ne serait pas réveillé encore, le tragique présent le secouerait avec les paroles du prophète: Sourds, entendez, et aveugles, regardez ».
Ce jusqu’au-boutisme insensé tient également à d’autres facteurs, en ce qui concerne les deux cas que nous avons utilisé, c’est évident. Toutefois, si l’on s’en tient à l’aspect purement idéologique, on constate qu’en matière géopolitique, économique ou sociétale, le progressisme refuse toute idée de limite, car en amont de son système, il refuse tout principe de réalité.
Cette incapacité à être en mesure de fournir de limite définie à la notion de progrès est un énième paradoxe du progressisme. Plus encore, c’est une puissante preuve métaphysique démontrant rationnellement que le progressisme moderne est une idéologie fondamentalement fausse, car insensée. Donc mauvaise. Donc, dangereuse.
Ce refus des limites naturelles conduit donc au déni des limites de la morale et donc du droit. Ceci explique pourquoi les régimes dits de démocratie libérale, loin d’être la représentation organique des interêts des peuples, sont régis par une myriade de cabinets secrets et d’interêts particuliers.
Ce refus des limites explique également la détestation du progressisme pour la notion d’origine et d’identité, conformément à son refus de se conformer aux grands principes logiques.
Négations Fondamentales du Progressisme Moderne
L’impossibilité du progressisme a définir la notion même de progrès implique que le progressisme est incapable de justifier la valeur morale, et donc pratique, de son système. Pour le progressiste, il n’y a pas de bons ou mauvais choix : il n’y a que des avancées, des évolutions, des progrès, qui eux, sont forcément bons, donc forcément moraux.
Et bien que la notion de moralité objective soit naturellement étrangère au progressiste, ce dernier, dans un ultime paradoxe, qui est en fait le premier, applique toutefois et nécessairement une règle morale lorsqu’il soutient, par exemple, que l’autorisation des mariages homosexuels est une « bonne chose », ou que le régime vegan est « bon pour la santé et pour l’environnement ».
Selon le principe du tiers exclu, si le mariage homosexuel est une « bonne chose », il résulte nécessairement que l’opposition au mariage homosexuel serait une « mauvaise chose », une attitude condamnable, donc intolérable. Et bien que le système progressiste se fonde sur le subjectivisme et prétende faire profession de tolérance universelle des idées de chaque individu, dans les faits, il se fabrique des sortes de vérités objectives et finit par dogmatiser ses politiques de tolérances, au point de criminaliser ou de désocialiser ceux qui tiennent des opinions contraires.
Les symptômes du progressisme, encore une fois, sont en réalité ceux du subjectivisme moral ou de l’émotivisme, et ces symptômes sont notamment normalisés au moyen de l’utilisation massive du psychologisme.
Le progressisme nie en effet au moins deux des trois types de vérités établies par la philosophie classique, à savoir la vérité ontologique et la vérité morale objective.
La seule vérité à laquelle le progressiste prétend encore s’attacher est la vérité logique. Or, en rejetant fondamentalement la vérité ontologique, on peut légitimement affirmer que le progressiste moderne ne peut réellement adhérer aux vérités logiques.
Pour autant, en vertu du dogme scientiste propre au progressisme, l’adhérent idéologique se persuade typiquement d’être du côté du progrès, justement parce qu’il se dit être du côté de la science.
Or, on constate là aussi que le progressisme, loin de respecter la science, conduit à la négation de celle-ci. Par exemple, il est une vérité ontologique, et donc scientifique, qu’être un homme ou une femme, correspond à une condition biologique objective, caractérisée par des attributs corporels et psychologiques propres à cette condition et vérifiables par l’observation rationnelle du corps humain. Par conséquent, il est une vérité logique d’affirmer qu’un homme est et restera toujours un homme, et une femme est et restera toujours une femme.
Mais le progressisme, en approuvant et en promouvant la théorie du genre et toute l’activité transgenderiste qui en découle, démontre ainsi qu’il rejette les vérités ontologiques et scientifiques les plus élémentaires, et qu’il rejette donc les vérités logiques au profit d’abstractions totalement découplées des réalités naturelles.
Cependant, malgré les contradictions systémiques que nous avons précédemment mis en évidence, il ne faudrait pas croire qu’il n’existe pas une certaine constance dans les principes du progressisme moderne.
Par exemple : le progressisme moderne est actuellement le vecteur qui mène le genre humain vers de nouvelles frontières anti-éthiques, anti-naturelles, en particulier le transhumanisme.
De même, le progressisme qui soutient aujourd’hui le droit à l’avortement ou le transsexualisme comme des dogmes, est d’une certaine façon, l’héritier du progressisme eugéniste d’hier, à quelques nuances près dans la mesure où le progressisme postmoderne promeut à la fois une forme d’eugénisme via le transhumanisme, mais aussi une forme de dysgénisme, via le multiculturalisme et surtout via la promotion de toutes sortes de pratiques immorales.
Comme le note Steven Pinker3 :
Contrairement à la croyance répandue dans les milieux des scientistes radicaux, l’eugénisme, durant l’essentiel du 20e siècle, était une cause soutenue par la gauche, et non par la droite. L’eugénisme était promu par de nombreux progressistes, libéraux et socialistes, tels que Théodore Roosevelt, H.G. Wells, Emma Goldman, George Bernard Shaw, Harold Laski, John Maynard Keynes, Sydney et Beatrice Webb, Margaret Sanger, ainsi que les biologistes marxistes J.B.S. Haldane et Hermann Muller. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les choses étaient ainsi. Les catholiques et les protestants conservateurs détestaient l’eugénisme car il s’agissait d’une tentative, par des élites intellectuelles et scientifiques, de jouer à Dieu. Les progressistes adoraient l’eugénisme parce que l’eugénisme allait dans le sens du réformisme plutôt que dans celui du statut quo, dans le sens de l’activisme plutôt que du laissez-faire, du côté de la responsabilité sociale, plutôt que dans le sens de l’individualisme.
L’extrait que nous venons de lire révèle d’ailleurs un point extrêmement important de notre démonstration. En effet, nous avons réfuté la prétention des progressistes à être de véritables amis du progrès. Mais nous devons aussi réfuter leur prétention à se qualifier de véritables amis de la raison humaine.
Les progressistes valident toutes les abominations au nom du progrès, et traitent les croyants, en particulier les catholiques, de superstitieux et d’irrationnels, alors que ces derniers sont généralement ceux qui dénoncent rationnellement leurs idées dangereuses et en prévoient les conséquences.
En effet, la formation intellectuelle du catholique ou de l’adepte de la philosophie classique, offre à ce dernier les outils nécessaires à discerner et accepter sereinement les vérités logiques, ontologiques et morales, par un usage véritablement libre de l’intellect.
A l’inverse, les fondements philosophiques du progressisme moderne dérèglent l’intelligence de l’individu qui en est l’adepte, et dérèglent le fonctionnement positif de la société qui en applique les principes et les définitions.
Le Vrai Progrès
Tout le problème du « progressisme » moderne vient d’une mauvaise définition du mot « progrès ».
Il est vrai aussi que des personnes et des groupes très divers, à divers moments de l’époque contemporaine, se sont revendiqués du « progrès ». Par ailleurs, il convient de préciser de quel type de progrès l’on parle : s’agit-il de progrès technologique ? Scientifique ? Intellectuel ? Social ? Economique ? Matériel ? Spirituel ?
D’autre part, il est important de savoir si tous ces types de progrès sont égaux en nature, ou encore, si certains d’entre eux sont prioritaires par rapport à d’autres.
Tout d’abord, le terme progrès vient du verbe latin progredior (avancer), d’où le terme progressus, désignant une marche en avant, une avancée. Dans la latinité antique, s’appliquait avant tout au vocabulaire militaire pour désigner l’avancée d’une armée sur le champ de bataille. La notion de progrès s’appliquait à l’espace, et non au temps.
Les meilleurs auteurs de ce siècle s’accordent pour admettre que c’est la religion biblique, à savoir le catholicisme, qui introduisit la première, dans le monde païen, et contre le monde païen, la notion réelle et concrète de progrès. Cette révolution fut en réalité un retour aux révélations et aux destinées originelles de l’humanité, ainsi qu’une évolution anthropologique unique dans l’histoire du monde, réalisée par les divins mystères de l’Incarnation, de la Passion et de la Rédemption, assumées par Notre Seigneur Jésus-Christ et résumées par ce même Jésus-Christ dans le 5e verset du 21e chapitre de l’Apocalypse : « Voici, Je vais faire toutes choses nouvelles ».
Au-delà des aspects sotériologiques et eschatologiques propres au catholicisme, cette rupture, dans le monde païen, se formula également et logiquement dans le champ de la métaphysique, de la compréhension de l’histoire et donc de la destinée de l’homme. La vision cyclique de l’histoire, commune aux sociétés païennes dominantes, fut remplacée par la vision linéaire de la Révélation chrétienne, laquelle implique en effet une progression de l’histoire, sans s’opposer toutefois, au sein de cette vision linéaire, à l’existence, non pas de cycles purement mécaniques, mais de phases de développement et de régression pouvant être expliquées, prévues et corrigées. Cette vision chrétienne de l’histoire postule donc l’existence d’une origine fixe de l’humanité, ainsi que d’une fin déterminée pour cette même humanité. Cette vision s’oppose donc à la fois à la tendance païenne à concevoir la matière comme étant éternelle et cycliquement renouvelable, mais aussi à la croyance du progressisme moderne en un développement indéfini de la matière. En ce sens, nous constatons une certaine parenté, du point de vue de la métaphysique, entre les paganismes antiques et le progressisme moderne qui, suivant les lumineuses prédictions du pape Pie XII (Summi Pontificatus), n’est pas autre chose que l’une des expressions intellectuelles du paganisme contemporain. C’est pourquoi nous constatons et affirmons que le progressisme moderne est en réalité un barbarisme moderne.
Dans l’époque moderne et surtout contemporaine, le progrès a été défini plus généralement, notamment chez Francis Bacon et chez René Descartes, dans un sens scientifique et mécanique. Et c’est là qu’on observe un phénomène propre à la révolution philosophique moderne, à savoir, la subversion et la déformation des définitions chrétiennes et classiques de raison, de liberté, d’universalité et de progrès.
La révolution philosophique de l’époque moderne sécularisa toutes ces notions pour les intégrer à une nouvelle vision de l’histoire, de la société humaine et de la destinée de l’homme. Dès lors, comme le souligne correctement Alain de Benoist4 : « La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l’histoire. La différence majeure est que l’Au-delà est remplacé par le futur, et que la notion de bonheur remplace celle de salut ».
Nous sommes cependant en désaccord avec De Benoist lorsque celui-ci semble vouloir faire porter la responsabilité du progressisme moderne sur les épaules de l’Église catholique. Ce type d’analyse se retrouve malheureusement trop couramment ces dernières années chez les nombreux auteurs néo-réactionnaires ou pérénnialistes qui cherchent à apporter une critique radicale du progressisme moderne, mais qui commettent l’erreur de croire que « les idées modernes sont des idées chrétiennes devenues folles ».
Cette analyse est profondément fausse dans la mesure où il y a bien une différence radicale, substantielle, entre le progrès organique envisagé par la sagesse chrétienne, et le progrès inorganique, envisagé par la philosophie moderne.
L’une des raisons pour lesquelles certains néo-réactionnaires commettent cette erreur est qu’ils perçoivent dans l’idéologie progressiste une sorte de pouvoir dogmatique, organisé autour et par une aristocratie constituée d’élites politiques et économiques, dont la doctrine est élaborée et diffusée par une caste de clercs, incarnés par les médias de gauche, l’éducation nationale et la culture officielle, doctrine défendue par une armée de footsoldiers : militants, bourgeoisie des centre-ville, communautés issues de l’immigration, etc. Cette analyse est exacte dans la mesure où c’est ici une description classique d’un pouvoir organisé. Mais parce que certains néo-réactionnaires sont encore soumis au logiciel philosophique libéral, ils associent l’application politique de tout dogmatisme officiel au dogmatisme théologique chrétien.
De cette erreur d’analyse sont produites deux erreurs pratiques :
La première consiste à concéder la victoire sémantique en laissant les progressistes modernes s’accaparer la notion de progrès, de modernité, de liberté ou de justice sociale au nom d’un réactionnisme caricatural et repoussant, incapable de propositions réalistes, positives et enthousiasmantes pour l’avenir.
La seconde erreur consiste à accepter l’immoralisme du progressisme moderne, soit par conviction, soit par naïveté, soit par opportunisme politique, afin de remplacer les élites en place et de corriger leur action politique. Or, accepter le relativisme moral du progressisme moderne est déjà concéder la défaite idéologique et politique et ne conduit qu’à perpétuer les causes philosophiques qui produisent fatalement les mêmes effets sur la société.
De plus, la réponse néo-réactionnaire au progressisme moderne, bien qu’elle comporte un grand nombre de constats justes que nous partageons, est en peine de proposer des solutions efficaces au problème posé. Bien souvent, la réponse néo-réactionnaire se teinte de reflets libéraux, voire libertariens, et finit par elle aussi confondre des concepts fondamentaux, en amalgamant par exemple l’État, qui n’est qu’un instrument neutre du gouvernement, et le régime politique actuel, lequel n’est en capacité de diffuser les erreurs du progressisme moderne, que parce qu’il détient précisément les leviers du pouvoir politique.
Or, le problème n’est pas l’État, mais le régime. De même, le problème n’est pas l’élite, mais l’idéologie de l’élite actuelle.
Toutes ces définitions sont importantes, comme nous l’avons vu, puisqu’elles témoignent de notre capacité à conformer notre intellect aux réalités du monde et d’appliquer les principes qui permettent à notre raison de discerner le bien du mal, le moral de l’immoral.
En réalité, le progressisme peut se définir comme la volonté d’aller vers une société meilleure. Or, aller vers une société meilleure implique d’utiliser les organes naturels de la société humaine, que sont l’individu, la famille, la communauté, le gouvernement légitime.
Or, aucun progrès, qu’il soit organique ou inorganique, ne peut être mis en place et réalisé efficacement et à long terme, à l’échelle de la société, sans l’influence et la force du pouvoir politique d’une part, et sans norme morale, d’autre part.
Les progressistes modernes sont des hypocrites en ceci qu’ils nient ce principe politique très certain, mais l’utilisent néanmoins de façon impitoyable dès lors qu’ils souhaitent faire triompher leurs idéaux.
Quant aux néo-réactionnaires atteints du virus libertarien à un degré plus ou moins avancé, leur croyance absurde dans la théorie de « l’ordre spontané » fait d’eux les dindons de la farce progressiste.
En réalité, la vraie réaction qui devrait mobiliser nos énergies consiste à reprendre ce qui est à nous, à commencer par toutes ces notions que la sagesse chrétienne a été la première à restaurer et à appliquer dans leur sens premier : vérité, liberté, justice, progrès.
Le véritable progrès est nécessairement le mouvement d’un état inférieur vers un état supérieur. Autrement dit, le mouvement d’un état de relative ignorance, vers un état de relative connaissance. Ou encore, le mouvement d’un état relativement mauvais, vers un état relativement meilleur. Et nous disons « relativement », car le progrès peut également être un retour à un état qui, du point de vue chronologique, était meilleur sous tel rapport que l’état à l’instant présent.
De plus, le progrès étant un mouvement, il ne peut se concevoir rationnellement et légitimement qu’à la condition de savoir définir et comprendre les deux formes de l’objet : la forme essentielle et la forme accidentelle.
Le docteur angélique enseigne ainsi5 :
Entre les formes substantielles et les formes accidentelles, il y a bien une différence : la forme substantielle n’a pas l’exister par soi : indépendamment de ce à quoi elle advient, ni ce à quoi elle advient, la matière, n’a pas l’exister sans la forme : c’est de la conjonction de l’une et de l’autre que résulte cet exister dans lequel la chose subsiste par soi et qui fait d’elles une unité essentielle ; aussi de leur conjonction résulte une essence déterminée. […] … C’est pourquoi la substance qui est le principe dans le genre des existants, possédant l’essence avec le plus de véracité et de perfection, doit être cause des accidents qui sont secondaires et relatif à la notion d’être qu’ils participent.
Ainsi, si l’on distingue correctement substance et accident, on comprend que les changements, autrement dit les progrès, qu’ils soient d’ordre technique, social, économique ou spirituel, doivent généralement être des accidents qui respectent les formes substantielles auxquelles ils sont attachés, c’est-à-dire aux réalités naturelles et surnaturelles de notre expérience humaine.
Par exemple, la sagesse chrétienne nous enseigne que la doctrine de l’Église est et reste toujours la même. Elle professe toujours les mêmes vérités issues de la Révélation et les mêmes vérités de la loi naturelle qui en découle. Cependant, l’Église est décrite, dans la Tradition, comme étant « toujours ancienne, toujours nouvelle ». C’est parce que l’Église peut connaître, selon la juste et trditionelle compréhension de cette formule, un certain développement de sa doctrine. Mais ce développement n’est pas d’une nature substantielle, comme le professent les modernistes, mais d’une nature accidentelle, comme l’enseigne Saint Vincent de Lérins6 :
L’Église du Christ, elle, gardienne attentive et prudente des dogmes qui lui ont été donnés en dépôt, n’y change rien jamais ; elle ne diminue point, elle n’ajoute point ; ni elle ne retranche les choses nécessaires, ni elle n’adjoint de choses superflues ; ni elle ne laisse perdre ce qui est à elle, ni elle n’usurpe le bien d’autrui. Dans sa fidélité sage à l’égard des doctrines anciennes, elle met tout son zèle à ce seul point : perfectionner et polir ce qui, dès l’antiquité, a reçu sa première forme et sa première ébauche ; consolider, affermir ce qui a déjà son relief et son évidence ; garder ce qui a été déjà confirmé et défini. De fait qu’a tenté l’Église dans ses décrets conciliaires, sinon d’enseigner avec plus de précision ce qui était cru auparavant en toute simplicité, de prêcher avec plus d’insistance les vérités prêchées jusque là plus mollement, enfin d’honorer avec plus de soin ce qu’auparavant on honorait avec une tranquille sécurité ?
Nous sommes par ailleurs intéressés par la lumineuse définition du progrès du docteur gallo-romain7 :
Le propre du progrès étant que chaque chose s’accroît en demeurant elle-même, le propre de l’altération est qu’une chose se transforme en une autre. Donc, que croissent et que progressent largement l’intelligence, la science, la sagesse, tant celle des individus que celle de la collectivité, tant celle d’un seul homme que celle de l’Église tout entière, selon les âges et selon les siècles ! – mais à condition que ce soit exactement selon leur nature particulière, c’est-à-dire dans le même dogme, dans le même sens, dans la même pensée. Qu’il en soit de la religion des âmes comme du développement des corps. Ceux-ci déploient et étendent leurs proportions avec les années, et pourtant ils restent constamment les mêmes. Quelque différence qu’il y ait entre l’enfance dans sa fleur et la vieillesse en son arrière-saison, c’est un même homme qui a été adolescent et qui devient vieillard ; c’est un seul et même homme dont la taille et l’extérieur se modifient, tandis que subsiste en lui une seule et même nature, une seule et même personne.
Ainsi, le progrès, au sens propre et légitime du terme, est l’accroissement d’un état, en cet état, mais vers une dimension plus compréhensive de cet état. Or, si l’Église est parfaite dans la mesure où elle est une institution divine, la société humaine, quant à elle, souffre de nombreuses imperfections, tant au niveau des individus que de la collectivité.
Et pour améliorer la condition des individus et de la société, il faut donc nécessairement déterminer et distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais pour eux, comme individus et comme corps social, selon les types de corps sociaux.
C’est donc qu’il faut admettre qu’il existe une nature immuable des choses, ce que les progressistes nient.
Qu’il existe une loi naturelle, ce que les progressistes nient.
Qu’il existe des états naturels, donc immuables en nature, chez les êtres, dans la nature, dans la physique et la biologie, ce que les progressistes nient.
Qu’il existe donc des vérités ontologiques et des vérités logiques, observables dans la nature et dans les faits naturels, vérifiables par la raison et par les sens, ce que les progressistes nient en partie.
Qu’il existe donc, une vérité objective, donc des vérités morales, vérifiées par les vérités logiques et ontologiques contenues, d’abord dans la Révélation, ensuite dans la nature, compréhensibles par la raison humaine, que ce les progressistes nient totalement.
Le vrai progrès pour le genre humain, au niveau des individus comme des formes sociales, consiste donc à toujours évoluer, à s’améliorer, donc à se diriger vers le bien.
La définition de ce bien conditionne naturellement les moyens et les actes entrepris pour l’atteindre. En niant fondamentalement l’existence de vérités objectives et universelles, le progressisme moderne les a remplacés par des vérités subjectives et fondamentalement anti-universelles, tout en prétendant le contraire. Et parce que les vérités morales de ce système sont subjectives, évolutives, changeantes au gré des époques, des individus et des intérêts particuliers, ces vérités ne peuvent être qualifiées de vérités, mais de dangereux mensonges intellectuels.
Ce système mensonger, en raison de sa nature, conduit donc inévitablement les individus et les sociétés qui l’adoptent, vers un mal commun, et ceci, indépendamment des progrès technologiques ou sociétaux réalisés.
Au contraire, admettre l’existence de ces vérités morales objectives, et donc adopter ce système de pensée à l’échelle de l’individu comme de la société, conduit mécaniquement, du moins plus probablement, vers un bien individuel et collectif, non seulement dans ce monde, mais aussi dans le prochain.
Nous n’affirmons pas ici qu’un ordre politique et social fondé sur la foi et la pensée chrétienne serait parfait : seule la constitution divine de l’Église peut se prévaloir de cette perfection, ici-bas.
Toutefois, ce modèle appliqué à la société civile conduit nécessairement celle-ci vers un plus grand bien dans ses activités et dans ses destinées, pour peu qu’elle soit régie par des hommes honnêtes et convaincus.
Notre modèle conduit effectivement l’individu et la société vers un plus grand bien, dans la mesure où il considère intégralement toutes les formes et les conditions naturelles de la société. Il vise au développement de la justice, dans la mesure où elle doit être toujours plus équitable, au développement de l’économie, dans la mesure où elle participe à la distribution des richesses, des opportunités et du confort matériel ; au développement de l’éducation, dans la mesure où elle forme une jeunesse instruite selon les meilleurs enseignements et à laquelle on offre la meilleure formation en fonction des talents de chacun ; au développement des sciences et de la technologies, dans la mesure où elles sont un don de Dieu en vue de Sa propre gloire et de l’amélioration de la condition matérielle de l’homme ; etc.
C’est ce qu’enseigne le pape Léon XIII, dans Immortale Dei :
Organisée de la sorte, la société civile donna des fruits supérieurs à toute attente, dont la mémoire subsiste et subsistera consignée qu’elle est dans d’innombrables documents que nul artifice des adversaires ne pourra corrompre ou obscurcir. Si l’Europe chrétienne a dompté les nations barbares et les a fait passer de la férocité à la mansuétude, de la superstition à la vérité; si elle a repoussé victorieusement les invasions musulmanes, si elle a gardé la suprématie de la civilisation, et si, en tout ce qui fait honneur à l’humanité, elle s’est constamment et partout montrée guide et maîtresse; si elle a gratifié les peuples de sa vraie liberté sous ces diverses formes; si elle a très sagement fondé une foule d’œuvres pour le soulagement des misères, il est hors de doute qu’elle en est grandement redevable à la religion, sous l’inspiration et avec l’aide de laquelle elle a entrepris et accompli de si grandes choses.
Notons ici comme le pape Léon XIII, de glorieuse mémoire, formule le lien de cause à effet qui existe entre le régime fondé sur les principes chrétiens et le progrès civilisationnel. Notons aussi qu’il revendique, pour l’Église et la Chrétienté, la « vraie liberté sous ces diverses formes », mais aussi les principes de la civilité et de l’éducation.
Les conditions du progrès véritable consistent également, et par définition, en ce qu’un gouvernement est capable de reconnaître les sources des dysfonctionnements et des injustices et de les corriger. Ce fût ici, depuis son établissement, l’une des plus graves missions de l’Église, qui a constamment exhorté, et même parfois condamné les princes les plus puissants et les plus terribles, afin de les ramener à leurs devoirs dès lors qu’ils s’écartaient des voies de la justice. Et de fait, on constate que l’apostasie des grandes nations européennes coïncide avec les débuts de la révolution philosophique moderne, ce qui fait dire au pape Léon XIII :
Tous ces biens dureraient encore, si l’accord des deux puissances, spirituelle et temporelle, avait persévéré, et il y avait lieu d’en espérer de plus grands encore si l’autorité, si l’enseignement, si les avis de l’Eglise avaient rencontré une docilité plus fidèle et plus constante. Car il faudrait tenir comme loi imprescriptible ce qu’Yves de Chartres écrivit au pape Pascal II : « Quand l’empire et le sacerdoce vivent en bonne harmonie, le monde est bien gouverné, l’Église est florissante et féconde. Mais quand la discorde se met entre eux, non seulement les petites choses ne grandissent pas, mais les grandes elles-mêmes dépérissent misérablement. Mais ce pernicieux et déplorable goût de nouveautés que vit naître le XVIe siècle, après avoir d’abord bouleversé la religion chrétienne, bientôt par une pente naturelle passa à la philosophie, et de la philosophie à tous les degrés de la société civile. C’est à cette source qu’il faut faire remonter ces principes modernes de liberté effrénée rêvés et promulgués parmi les grandes perturbations du siècle dernier, comme les principes et les fondements d’un droit nouveau, inconnu jusqu’alors, et sur plus d’un point en désaccord, non seulement avec le droit chrétien, mais avec le droit naturel.»
Nous voyons donc que la solution au problème du progressisme moderne tient aussi bien dans un retour (à l’ordre naturel et à la Révélation), que dans un dépassement de l’ordre social actuel. Dans ce sens, nous autres chrétiens, sommes les vrais partisans du progrès humain.
De même que les modernistes ont usurpé et usurpent encore aujourd’hui les biens de l’Église, les progressistes modernes usurpent aujourd’hui le bien commun et toutes les valeurs essentielles à l’ordre naturel : la justice, l’équité, la liberté, la charité et l’amour, et parce qu’ils contrôlent aujourd’hui les leviers du pouvoir politique, économique et culturel, ils imposent aux masses les définitions corrompues et altérées de ces valeurs nobles.
Et parce que la philosophie chrétienne est la seule à être en mesure de percer à jour les entrelacs subtils du progressisme moderne, elle est également la seule à pouvoir fournir les solutions afin que l’humanité, de l’individu à la nation, et jusqu’à l’ordre international, prenne à nouveau le chemin du véritable progrès, lequel passe, avant toute chose par l’élévation des esprits à la doctrine d’amour et de paix de Jésus-Christ.
En clair, l’humanité, une fois encore, et plus que jamais, est placée devant deux option : Progrès chrétien ou barbarie progressiste.
Pour clore cet essai, laissons la parole, une fois encore, à la voix infaillible du pape Pie XII, qui nous laisse ces quelques instructions pleines d’espérance :
Les énergies qui doivent renouveler la face de la terre doivent venir du dedans, de l’esprit. Le nouvel ordre du monde, de la vie nationale et internationale, une fois apaisées les amertumes et les cruelles luttes actuelles, ne devra plus reposer sur le sable mouvant de règles changeantes et éphémères, laissées aux décisions de l’égoïsme collectif ou individuel. Ces règles devront s’appuyer sur l’inébranlable fondement, sur le rocher infrangible du droit naturel et de la révélation divine. C’est là que le législateur humain doit puiser cet esprit d’équilibre, ce sens aigu de responsabilité morale sans lequel il est facile de méconnaître les limites entre l’usage légitime et l’abus du pouvoir. Alors seulement ses décisions auront une consistance interne, une noble dignité et une sanction religieuse, et ne seront plus à la merci de l’égoïsme et de la passion. Car s’il est vrai que les maux dont souffre l’humanité d’aujourd’hui proviennent en partie du déséquilibre économique et de la lutte des intérêts pour une plus équitable distribution des biens que Dieu a accordés à l’homme comme moyens de subsistance et de progrès, il n’en est pas moins vrai que leur racine est plus profonde et d’ordre interne: elle atteint en effet, les croyances religieuses et les convictions morales, qui se sont perverties au fur et à mesure que les peuples se détachaient de l’unité de doctrine et de foi, de coutumes et de mœurs, que faisait prévaloir jadis l’action infatigable et bienfaisante de l’Église. La rééducation de l’humanité, si elle veut avoir quelque effet, doit être avant tout spirituelle et religieuse: elle doit, par conséquent, partir du Christ comme de son fondement indispensable, être réalisée par la justice et couronnée par la charité.
Guillaume Von Hazel
1Pie XII, Summi Pontificatus, 20 Octobre 1939
2Mariane, « Le progressisme, cette idéologie qui n’a tenu aucune de ses promesses », Matthieu Baumier, 3 Janvier 2020
3Steven Pinker, The Blank Slate (New York: Penguin Books, 2003), p. 153.
4Alain de Benoist, Une Brève Histoire de l’Idée de Progrès, in Critiques – Théoriques, Lausanne, éditions de l’Âge d’Homme, 2002, p.55
5Saint Thomas d’Aquin, De l’être et de l’essence, Chap. 6
6Saint Vincent de Lérins, Traité pour l’antiquité et l’universalité de la foi catholique contre les nouveautés profanes de toutes les hérésies, n° 23 « existe-t-il un progrès du dogme ? », Commonitorium Tradition et Progrès, pp. 76-78, éditions Migne
7Ibid.