Amiral Paul Auphan : En défense du « ralliement » de Léon XIII

Depuis la liberté restreinte accordée, trente ans avant, par la loi Falloux, l’enseignement religieux s’était considérablement développé en France, le voltairianisme avait régressé, les nouvelles couches bourgeoises étaient devenues plus pratiquantes.

Le soin d’abattre cette renaissance fut confié au ministre Jules Ferry et à Ferdinand Buisson, tous deux maçons de vieille souche. Le Sénat les empêcha d’aller aussi loin qu’ils l’avaient projeté. Cependant, les jésuites et un certain nombre de congrégations furent chassés en s’appuyant sur le précédent du 18e siècle ; deux cent soixante couvents furent fermés et plus de cinq mille religieux durent s’expatrier ou se séculariser ; le conseil supérieur de l’Instruction publique, où siégeaient encore quelques ecclésiastiques, fut fonctionnarisé, ce qui enleva aux pères de famille et à l’Église tout contrôle sur les programmes scolaires ; les curés furent mis à la porte des écoles publiques, où, jusque-là, ils venaient enseigner le catéchisme, coupure de division qui subsiste encore dans nos villages ; pour déchristianiser la population féminine, on multiplia les collèges laïcs de jeunes filles ; les religieuses durent évacuer les hôpitaux ; les séminaires cessèrent d’être subventionnés ; le ministre de la Guerre supprima les aumôneries militaires ; le repos dominical ne fut plus obligatoire ; la loi reconnut le divorce (1880-1883).

Par un phénomène qui s’est répété souvent dans notre histoire et qui parait dû à un manque total de clairvoyance doctrinale, fruit lui-même d’un orgueilleux individualisme, les catholiques réagirent assez mollement à ces provocations et, quand ils le firent, ce fut toujours à côté de l’essentiel.

Beaucoup adhérèrent à la Ligue des Patriotes fondée en 1882, en pleine crise religieuse, pour entretenir chez les Français l’idée de revanche et exalter l’esprit de sacrifice « sans s’occuper de politique ni de religion »[1].

Le premier président de cette Ligue, l’historien Henri Martin, fut un fervent défenseur des idées démocratiques et laïques. Quoique respectueux de l’Église et proche d’elle sentimentalement, Paul Déroulède ne devint catholique pratiquant que trois semaines avant sa mort, en 1914. Pour lui, la statue de Strasbourg, place de la Concorde, était la « Madone de la France ».

Il faisait de la patrie un absolu remplaçant ou surpassant toute religion. Et cet absolu l’hypnotisait tellement que, flanqué d’une foule de braves gens, il traitait Gambetta de « gardien de l’honneur français »[2] ou haranguait Paul Bert partant pour l’Indochine, sans voir la haine anticatholique qui animait ces deux apôtres du laïcisme.

Avant Déroulède, ce fut Boulanger (1886-1889). Nous ne comprendrions pas aujourd’hui l’engouement passionné du Français moyen d’alors pour ce « brav’ général » athée, jouisseur et entouré d’amis francs-maçons, au demeurant sans caractère, si nous n’avions vu nous-mêmes plus récemment un emballement aussi creux et aussi trompeur pour un autre général. Boulanger était une créature de Clemenceau, sectaire antireligieux et quasi communard. Sous prétexte que ce général politicien, écarté d’une combinaison ministérielle, se livrait à des manifestations patriotiques verbales contre le régime, toute l’opposition catholique, orléaniste, bonapartiste, jacobine, nationale, emboîta le pas derrière lui. Il apparut comme le Messie de la revanche. La caisse du parti monarchiste le soutint. S’il ne s’était effondré sur simple menace d’être traduit en Haute Cour et enfui à l’étranger avec sa maîtresse, les catholiques, auxquels il avait naturellement tout promis, auraient eux-mêmes porté au pouvoir un homme qui n’eût été que le « faux-nez », peint en tricolore, des radicaux et des maçons.

Comment s’étonner qu’après toutes ces foucades, le pape ait rappelé les catholiques français à la réalité ? Grâce à un parti du « Centre » constitué sous la direction de leurs évêques, les catholiques allemands avaient achevé de vaincre le Kulturkampf (1887).

De même, les catholiques belges, unis, avaient surmonté la persécution religieuse qui s’était développé chez eux en même temps que chez nous ; en 1884, leur parti, accédant au pouvoir, avait supprimé le ministère de l’Instruction publique et rétabli une entière liberté d’enseignement.  En Italie, à cause de la « question romaine », le pape engageait encore les fidèles à s’abstenir de toute activité politique et à se cantonner dans des œuvres sociales. Mais en France, où il n’y avait pas cette raison, il était naturel que le pape conseillât aux catholique de faire comme en Belgique et en Allemagne : s’unir non pas pour abattre le régime de l’extérieur, mais pour l’améliorer de l’intérieur en s’y « ralliant ».

Conseil d’autant plus judicieux qu’il n’y avait plus de prétendant bonapartiste, que le comte de Chambord était mort mal réconcilié avec la branche cadette et que la récente alliance franco-russe avait l’air de consolider la république. En outre, et surtout, l’Église tenait à marquer qu’elle n’est liée à aucune forme de gouvernement, professant que « chacune d’elles est bonne pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, qui est le bien commun ».[3]

Le malheur est que l’état des esprits dans un vieux pays comme la France était déjà beaucoup plus complexe et fragmenté que dans les pays voisins. Le courant libéral, que nous avons vu se former dans les eaux troubles du 19e siècle, prit la parole pontificale pour une approbation sans réserve. Pratiquement, le pape ne prescrivait que de se grouper sur le terrain électoral pour « combattre par tous les moyens légaux et honnêtes, les abus de la législation »[4]. Les libéraux interprétèrent sa directive comme un reniement du Syllabus, une adhésion à l’idéal démocratique, une acceptation des principes de 1789, alors qu’au contraire, il s’agissait de les démolir.
 

De leur côté, les nationalistes de toutes nuances, héritiers des gallicans ou des jacobins, dénièrent au pouvoir spirituel le droit de formuler des conseils politiques. L’épiscopat se divisa. La confusion se mit chez les catholiques suivant les lignes de clivage qui les avaient déjà laminés. Beaucoup de monarchistes ne renoncèrent pas à leurs idées ; le pape d’ailleurs ne le leur demandait pas ; son seul objectif était l’union des bulletins de vote pour faire triompher l’essentiel des revendications religieuses ; mais quand, pour lui obéir, quelque monarchiste « se ralliait », comme on disait, personne dans la majorité républicaine qui aurait dû l’accueillir n’arrivait à croire à la sincérité de sa conversion.

C’est, en effet, la république elle-même qui rejeta « les vrais et faux ralliés », comme disait Waldeck-Rousseau dans un discours électoral. Ses chefs estimaient qu’un catholique ne pouvait accepter dans la sincérité du cœur les lois antireligieuses fondamentales du régime, que tout républicain considère au contraire comme un absolu intangible.[5]

Là était et reste, au moins jusqu’à maintenant, le fond du problème. « Vous ne ramènerez pas l’Église, disait avec raison Clemenceau, parce qu’elle veut précisément le contraire de ce que nous voulons ». Et Mgr d’Hulst, lui faisant écho, déclarait : « Nous n’avons pas, en tant que catholiques, d’opposition à la forme républicaine, mais nous avons une opposition irréductible à l’ensemble des doctrines que vous appelez républicaines ».

En fait, aux élections qui suivirent la directive, une trentaine seulement de députés « ralliés » furent élus. Même quand ils acceptèrent de se joindre à une cinquantaine de réactionnaires, le groupe resta sans efficacité en face du bloc compact des quatre cents ou quatre cent cinquante députés républicains. La France était gâtée par cent ans de laminage révolutionnaire et de presse subversive. L’existence falote d’un parti démocratique chrétien- quelle qu’ait été la valeur ou la générosité de ses membres- eut surtout pour effet de dissocier la résistance catholique.

Mais la tentative de Léon XIII était venue à point pour faire apparaître la vraie figure du régime, car, « si ce loyal essai n’avait pas été tenté, d’aucuns auraient pu tenir pour des représailles nécessaires les excès ultérieurs du combisme… ».

Amiral Gabriel Paul Auphan, Le Drame de la Désunion Européenne, Editions des Iles d’Or, 1954


[1] Article de Déroulède dans le journal Le Drapeau, du 25 avril 1885.

[2] Article nécrologique de Déroulède sur Gambetta « représentant de la défense nationale, gardien de l’honneur français, champion de l’indépendance de la patrie, un des plus grands et meilleurs Français qui aient été donnés à la France ».

[3] Le ralliement fut conseillé aux catholiques, d’abord de manière officieuse (toast du cardinal d’Alger le 12 novembre 1890), puis, le 16 février 1892, par une interview du pape lui-même et une encyclique en français, Au milieu des sollicitudes, d’où la phrase citée est extraite.

[4] Encyclique Au milieu des sollicitudes

[5] Le porte-parole des catholiques ralliés, Albert de Mun, ayant demandé une modification au lois laïques, s’attira du président du conseil Loubet en novembre 1892, la réponse suivante : « Le parti républicain, contrairement à vos dires, ne fait pas d’oppression religieuse…Notre législation assure la neutralité, rien de plus, rien de moins…Nous sommes décidés à faire respecter les lois scolaires. Vous en réclamez la réforme, l’abolition même. Je ne peux pas y consentir ».

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