Les peuples barbares sont devenus chrétiens. Quelle est la conséquence nécessaire de leur conversion ? La loi divine, manifestée par Jésus-Christ, est reconnue comme règle des actions individuelles, des actes du pouvoir, des lois, en tout ce qui touche à la conscience, à la morale. L’Église est reconnue comme le juge naturel de la loi de Dieu en toutes ses applications. Le système social du moyen âge peut donc se résumer en un mot : le règne de Jésus-Christ par l’Église ; Christus vincit ; Christus regnat ; Christus imperat [Le Christ vainc ; le Christ règne ; le Christ commande]. De cette vue générale, descendons au détail. Jésus-Christ règne dans la famille, et l’Église maintient son autorité divine contre les agressions de la force et les défaillances de la faiblesse. Jésus-Christ n’entre pas au foyer domestique comme un usurpateur ; il ne vient pas établir son trône sur les débris d’une autorité légitime vaincue ; il ne dit pas au père : « Ce n’est plus toi, c’est moi qui régnerai ; remets dans mes mains le sceptre que tu as porté jusqu’à présent et dont tu n’as que trop abusé. » Non. Laissant le père à sa place, il ouvre devant lui l’Évangile, et lui en expliquant l’esprit, il lui dit : « Tu es maintenant roi dans la limite de ton foyer, de ton champ, comme Dieu est roi de l’univers, et au même titre, car ta paternité est une participation de la paternité de Dieu… »
Le père devient ainsi, au sein de la famille, le représentant de Dieu, son ministre ; la loi divine est le titre et la règle de son autorité. Le père est prêtre aussi, en ce sens qu’il doit résumer dans son cœur et offrir à Dieu les hommages de tous les siens. De ce double titre découlent ses devoirs. Comme père, il doit commander ; comme prêtre, il doit obéir à Dieu et s’immoler. Jésus-Christ ouvre aussi son Évangile devant la femme, ou plutôt il lui fait lire dans son propre cœur ses droits et sa dignité. « De même, lui dit-il, que j’ai aimé l’Église mon épouse, et que j’ai versé mon sang pour elle, de même vous devez trouver dans le cœur de vos maris amour et dévouement ; vous n êtes plus les enfants de l’esclavage mais de la liberté; ne consentez donc plus à porter un joug qui n’est pas fait pour vous, mais élevez-vous à la hauteur d’une nouvelle mission. » En même temps qu’il leur révèle par ses sublimes enseignements leurs droits méconnus, le Christ leur enseigne les vertus qui doivent orner leur front d’épouses et de mères, et il leur communique les grâces nécessaires pour s’élever à la hauteur de leur sublime dignité.
Il semble même que la femme reçoive une effusion plus abondante de l’esprit chrétien, car on la voit donner au monde étonné l’exemple des plus admirables vertus. Aussi, après quelques siècles de christianisme, la femme n’était plus cet être que nous avons vu si abject et si méprisé dans l’antiquité ; elle était devenue comme quelque chose de sacré ; on l’entourait d’une sorte de vénération religieuse. L’amour, qui chez les peuples païens était le principe de la dégradation de l’homme, par lequel il se ravalait jusqu’à, la brute, sanctifié, ennobli par le christianisme, devint le principe de l’une des plus grandes et des plus nobles institutions. Sans doute, il s’est glissé dans la chevalerie des abus, comme il s’en est glissé dans toutes les institutions humaines, mais ce n’en était pas moins un beau et admirable spectacle de voir, sous l’influence de l’esprit chrétien, la force au service de la faiblesse, le sacrifice et le dévouement faisant toujours sentinelle autour des êtres qui demandaient appui et protection.
Nous ne voudrions d’autre preuve de la noblesse des sentiments qui animaient la chevalerie que cette protestation muette du bon sens populaire conservé dans le langage, malgré le ridicule et l’ironie dont on a essayé de les couvrir. Est-ce qu’aujourd’hui encore quand on veut parler d’un amour pur, désintéressé, généreux, on ne dit pas un amour chevaleresque ? Mais ce n’était pas assez de proclamer les droits de la femme et des enfants, et de constituer la famille tout entière sur la base chrétienne, il fallait maintenir cet ordre contre tout ce qui tendait à le détruire. Or, quel moyen plus efficace que rétablissement d’un tribunal extérieur, investi d’une autorité supérieure et possédant les moyens de la faire respecter. Ce tribunal, c’était l’Église. L’histoire impartiale raconte avec quelle inflexible vigueur les souverains pontifes, dépositaires de cette autorité divine, maintinrent contre les brutales passions des princes et des particuliers l’unité et l’indissolubilité du lien conjugal.
Leur sage fermeté contint, pendant tout le moyen âge, le torrent des mœurs païennes toujours prêt à déborder ; et empêcha ainsi que l’esclavage, l’oppression de la femme rentrât dans la société domestique à la suite de la polygamie, du divorce ou du concubinage.
« Jamais, dit de Maistre, les Papes, et l’Église en général, ne rendirent de service plus signalé au monde que celui de réprimer chez les princes, par l’autorité des censures ecclésiastiques, les accès d’une passion terrible, même chez les hommes doux, mais qui n’a plus de nom chez les hommes violents, qui se jouera constamment des plus saintes lois du mariage, partout où elle sera à l’aise. L’amour, lorsqu’il n’est pas apprivoisé jusqu’à un certain point par une extrême civilisation, est un animal féroce, capable des plus horribles excès. Si l’on ne veut pas qu’il dérobe tout, il faut qu’il soit enchaîné, et il ne peut l’être que par la terreur : mais que fera-t-on craindre à celui qui ne craint rien sur la terre ! La sainteté des mariages, base sacrée du bonheur public, est surtout de la plus haute importance dans les familles royales où les désordres d’un certain genre ont des suites incalculables, dont on est bien loin de se douter. Si, dans la jeunesse des nations septentrionales, les Papes n’avaient pas eu le moyen d’épouvanter les passions souveraines, les princes, de caprices en caprices et d’abus en abus, auraient fini par établir en loi le divorce, et peut-être la polygamie ; et le désordre se répétant, comme il arrive toujours, jusque dans les dernières classes de la société, aucun œil ne saurait plus apercevoir où se serait arrêté un tel débordement . (…) Qu’on eût laissé faire les princes du moyen âge, et bientôt on eût vu les mœurs des païens. L’Église même, malgré sa vigilance et ses efforts infatigables, et malgré la force qu’elle exerçait sur les esprits dans les siècles plus ou moins reculés, n’obtenait cependant que des succès équivoques et intermittents. Elle n’a vaincu qu’en ne reculant jamais« [Joseph de Maistre, Du pape, livre 2, chapitre 7, article 1].
Jésus-Christ règne dans la société publique, et l’Église maintient et affermit sa domination. On peut dire sans exagération qu’avant que l’Église n’intervint pour former le monde nouveau, il n’existait pas de société publique proprement dite, parce qu’il n’existait pas d’autorité extérieure chargée de promulguer les droits mutuels des souverains et des sujets, et de les faire respecter. C’est l’Église qui a créé là société publique, en constituant le pouvoir et la liberté. Dès que l’Église put faire comprendre aux barbares convertis les admirables rapports que l’Évangile a établi entre les hommes, ou voit s’élever, sur le berceau de la société chrétienne, cette grande et douce image de Dieu, cette haute paternité sociale, que nous avons nommée la royauté. La royauté chrétienne est une des créations les plus merveilleuses de la religion de Jésus-Christ ; on ne trouve rien qui lui ressemble chez les anciens peuples, pour qui le nom de roi était synonyme de tyran.
La royauté chrétienne est une délégation divine, la puissance de Dieu représentée dans l’ordre temporel ; et il ne faut pas moins que cela pour se faire obéir de l’homme, depuis que l’Évangile lui a dit le secret de sa céleste origine et de ses immortelles destinées, depuis que la religion lui a appris que, fait à l’image de Dieu, il est resté trop grand, même dans sa déchéance, pour obéir à un autre qu’à Dieu. Effacez sur le front du souverain la mystérieuse auréole où se trouve le titre de son autorité, faites évanouir cette ombre du ciel qui se réfléchit sur le trône, et le chrétien ne comprend plus des hommages qui n’ont que l’homme pour objet, qui ne remontent pas jusqu’à Dieu. La royauté chrétienne ce n’est pas seulement Dieu représenté dans l’ordre temporel : c’est autre chose encore. Le Père céleste se communique au monde par son Fils : c’est donc en Jésus-Christ que le monde chrétien chercha la source d’où découle le pouvoir des rois.
Le roi, c’est l’image du Christ : sa vie, comme celle de l’Homme-Dieu, c’est un long sacrifice, qui pourra, nous le savons, se consommer sur le Calvaire, d’où ses dernières prières s’élèveront vers le ciel, mêlées avec la voix de son sang, pour appeler la miséricorde de Dieu, jusque sur ses bourreaux. Après cela, faut-il s’étonner des merveilleux caractères de l’obéissance chrétienne et des choses prodigieuses que l’histoire nous raconte de l’amour des peuples catholiques pour leurs rois, sentiment d’un ordre à part, que l’antiquité n’avait pas pu connaître, qui avait sa racine dans ce que la nature a de plus intime et dans ce que la foi a de plus divin, puisqu’il était tout ensemble et une piété filiale, et, pour emprunter la belle expression de Tertullien, « la religion de la seconde majesté » ; ce qui explique comment il n’a pas produit seulement des héros, mais il a pu encore enfanter des martyrs.
À côté du pouvoir, l’Église constitua la liberté. La liberté est un droit naturel à l’homme, et cependant l’amour de la liberté est un fruit du christianisme, parce qu’il naît du sentiment de la dignité humaine que l’Évangile seul nous révèle. Nous en avons déjà fait la remarque, en discutant une assertion de M. Guizot, l’élément de la personnalité qui entre dans l’organisation de la civilisation moderne n’est pas venu des forêts de la Germanie, il est né sur le sol chrétien. C’est en versant son sang que Jésus-Christ a procuré au monde la vraie liberté : Christus nos liberavit [Le Christ nous a libéré] ; c’est à cette source divine que les peuples modernes ont puisé ce sentiment de liberté qui les élevait au-dessus de toute domination despotique.
De quelle liberté ne jouissaient pas, en effet, les peuples du moyen âge, ils pouvaient élever fièrement la tête, car ils n’étaient tenus d’obéir qu’à un pouvoir légitime, c’est-à-dire, à Dieu, ou à un pouvoir délégué par lui, et ils pouvaient faire tout ce qui n’était pas interdit par la loi de Dieu ou par l’intérêt général de la société. La liberté, au moyen âge, n’était pas seulement inscrite dans les codes, mais elle existait dans les mœurs, dans les institutions, dans tous les détails de la vie, on ne parlait pas de liberté, mais on en jouissait, et on en jouissait avec d’autant plus de sécurité que l’on sentait cette possession assurée par l’autorité la plus haute et la plus sacrée : l’autorité de l’Église. Cependant la vigilance de l’Église ne pouvait empêcher toutes les entreprises du despotisme, et, par le fait, elle ne les empêcha pas. On vit même, parmi les princes chrétiens, des tyrans qui, au lieu d’être les ministres de Dieu pour le bien, n’étaient que des ministres de Sa!an pour le mal. Ce mal était-il sans remède ?
Dans l’organisation catholique il y avait un remède d’une application facile et efficace. Où était le titre de souverain ? Où était le fondement de l’obéissance des sujets? Dans la loi de Dieu. Or, quel était l’interprète de la loi de Dieu? L’Église. L’Église intervenait donc. Elle intervenait, non comme usant d’un droit temporel qu’elle n’a pas, mais comme décidant une question de l’ordre spirituel, de cet ordre où se trouve la raison et la règle des droits sur lesquels reposent les intérêts temporels des sociétés. Elle intervenait comme elle intervient dans toutes les affaires humaines, du moment que la conscience, que la loi de Dieu se trouve mêlée à ces affaires. Elle intervenait comme elle intervient dans ce contrat suspect d’usure, dans cet achat, dans cette vente qui ont éveillé les remords de votre conscience, et que vous soumettez à l’autorité spirituelle dans le tribunal de la pénitence.
Elle intervenait comme elle intervient dans cette question d’autorité paternelle, qu’un fils opprimé par les caprices ou par les volontés injustes de son père, vient soumettre à son confesseur. Et cette intervention divine loin d’affaiblir le respect dû à la souveraineté faisait reluire son caractère sacré, même lorsqu’elle tournait contre le souverain ; car il apparaissait bien que le pouvoir vient d’en haut, qu’il est fondé sur la loi de Dieu, puisque l’autorité seule chargée d’interpréter la loi do Dieu peut prononcer sur les abus du pouvoir. Ainsi, l’homme qui était roi était-il condamné, la royauté sortait plus sacrée de cette condamnation, et là se trouve l’intérêt de la société. Car que lui importent les hommes, qui, aussi bien, passent, chassés par la mort, c’est le pouvoir qu’il s’agit de conserver inviolable, immortel. L’Église intervenait d’ailleurs avec le caractère propre de son autorité, une douceur conciliatrice, une sage lenteur, un désintéressement, une justice puisée dans la foi, dans l’Évangile, comme dans une source sacrée, avec des vertus,en un mot, avec toutes les garanties d’un jugement équitable.
Elle intervenait enfin en se renfermant dans ses limites, c’est-à-dire ne décidant qu’une question d’ordre spirituel, ne pouvant donner à ces décisions qu’une sanction spirituelle, nulle force matérielle, extérieure, coactive ; donc point de crainte que ce grand pouvoir vienne se substituer au pouvoir qu’il dépouille. On peut repousser cette organisation, la trouver mauvaise; mais il est facile de la justifier, et plus facile encore de démontrer qu’en la rejetant on ne trouvera rien de meilleur à lui substituer. Au nom de quels principes déclarerait-on mauvaise l’intervention de l’Église? Est-ce au nom des principes catholiques ? Mais, dirons-nous à ceux qui nous objecteraient l’Évangile : Pouvez-vous nier que la société soit fondée sur la loi de Dieu, en ce sens que le droit de commander et le devoir d’obéir, fondement de l’ordre social, émanent de la loi divine ? Que faites-vous donc de tous ces passages de nos saints livres : Per me reges regnant et legum conditores justa decernunt [« Par moi, règnent les rois et les législateurs ordonnent la justice », Proverbes 8, 15]… Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari [« Rendez à César les choses qui sont à César », Matthieu 22, 21]…
En présence de témoignages si formels, il n’y a pas de milieu : ou vous reconnaissez le droit de l’Église, ou vous chasserez la conscience de la société humaine ; car, pour le christianisme, il n’y a point d’autre principe, point d’autre règle de la morale et de la conscience que la loi de Dieu. Direz-vous que l’application de la loi de Dieu en tant qu’elle règle les droits et les devoirs mutuels des souverains et des sujets ne peut jamais être douteuse, qu’il ne peut jamais s’élever à cet égard aucune question embarrassante pour la conscience des peuples. Mais l’histoire, mais le bon sens disent le contraire. Et pour écarter tout ce qui peut être sujet à discussion, vous avez beau proclamer ce grand principe de l’infaillibilité, de l’inamissibilité du pouvoir, l’histoire vous dément : car que nous montre-t-elle ? Des révolutions qui précipitent d’anciennes dynasties, qui en élèvent de nouvelles, des rois qui s’endorment sur leur trône et qui finissent par tomber, d’autres rois que des fautes, des crimes qui violent les conditions fondamentales de l’ordre social dépouillent…
Si le droit de souveraineté est inamissible, s’il ne peut pas passer d’une dynastie à une autre dynastie, il n’y a pas au monde une seule dynastie légitime, pas un souverain qui ait le droit de se faire obéir. Si le droit de souveraineté, et par conséquent le devoir d’obéir, peut se déplacer, où est la règle qui dirigera la conscience des peuples au milieu de ces déplacements ? Les événements, direz-vous ? Fort bien. Mais, pendant que les événements marchent, et légitiment peu à peu ce qui était illégitime à l’origine, qui avertira la conscience publique, qui leur dira le moment ou ils ont assez marché ? Où est l’autorité qui décidera ces doutes ? Le souverain : mais il s’agit de savoir quel est le souverain. Le peuple : mais si vous donnez la plus petite chose au jugement de la multitude, à l’instant vous lui abandonnez tout, car si ces questions sont de la compétence du peuple, qui dira au peuple : « Vous vous êtes trompé. » ?
C’est-à-dire que vous nous ramenez à l’état social des anciens peuples, et à toutes les conséquences de cet état social ; et à des conséquences pire encore, car le christianisme, en révélant à l’homme sa dignité, n’aura fait que développer un sentiment de liberté funeste, parce qu’il n’aura pas de règle.
Serait-ce au nom du droit naturel, qui sauvegarde l’indépendance de la société temporelle ? Mais ou ce droit naturel est conforme à la loi de Dieu, et dès lors il n’y a plus lieu à objection comme nous venons de le démontrer, ou il lui est opposé, et c’est le cas de répéter avec Bossuet : «Il n’y a pas de droit contre le droit. » Que signifie, du reste, cette prétendue indépendance de la société temporelle ? Est-ce qu’il peut exister une société sans un lien moral qui unisse tous les membres qui la composent ; et ou trouver en dehors de la loi divine un principe d’obligation ? L’autorité de Jésus-Christ par son Église étant universellement reconnue, tous les peuples chrétiens ne formaient plus qu’une grande famille unie pour défendre les intérêts communs. C’est ici un des côtés admirables du monde formé par le christianisme.
L’Église forma, de tous les peuples sauvages qui s’étaient jettes sur le monde romain pour le détruire, et qui étaient divisés entre eux par tout ce qu’il y a d’insociable dans les instincts et les passions de la barbarie, un faisceau unique ; elle cimenta leur union par l’introduction d’un nouveau droit des gens qui tempérait, suivant la remarque de Montesquieu, ce que le droit ancien avait d’impitoyable ; elle combattit dans son principe le patriotisme étroit et exclusif, qui proscrivant non-seulement la pitié, mais la justice, le droit aux frontières de chaque nationalité, faisait de la guerre l’état permanent de la société. Si rien n’était venu contrarier l’action de l’Église, la fusion de tous les peuples, qui nous apparaît aujourd’hui comme le rêve de quelques utopistes dangereux, se fut opérée graduellement.
Un événement qui occupe dans l’histoire une place importante peut nous servir à apprécier jusqu’à quel point l’Église avait réussi à rapprocher les peuples chrétiens. Au moment où l’Europe commençait à s’affermir et à jouir des bienfaits du christianisme, un cri d’effroi a retenti. Le croissant s’est montré menaçant aux frontières de la république chrétienne. Sentinelles vigilantes, les souverains pontifes signalent le danger; leur voix puissante remue l’Europe, « semble l’arracher à ses fondements et la précipite en armes contre l’Asie. » Quel admirable spectacle que celui de l’Europe entière se levant à ce mot : « Dieu le veut. » Tous les peuples chrétiens sont là, mêlés, confondus, n’ayant qu’une pensée, qu’une aspiration : repousser loin du territoire chrétien ces populations fanatiques dont les croyances et les mœurs sont opposées à l’Évangile. Si les historiens philosophes du dernier siècle ont pu méconnaître la grandeur, la légitimité du mouvement des croisades, aujourd’hui, il n’y a pas un esprit sérieux, en dehors même du point de vue catholique, qui ne rende justice à l’immense service que les souverains pontifes rendirent à la civilisation. La société musulmane, qui, pendant quelque temps, avait répandu un certain éclat portait en elle-même un double principe de mort ; le dogme du fatalisme, la concentration du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans les mêmes mains. Si l’Europe ne s’était levée, c’en était fait de la civilisation, la barbarie l’emportait.
Mgr Louis-Antoine de Salinis, La divinité de l’Église, tome 4, Tolra et Haton. Éditeurs, Paris, 1865, p. 112.
Commentaire d’Argentinat : Mgr de Salinis fût l’évêque d’Amiens de 1849 à 1852 puis d’Auch, jusqu’à sa mort en 1861. L’examen de la vie de cet évêque permet de se souvenir que l’Eglise est toujours fragile, dans ces périodes de menaces temporelles. En effet, Mgr de Salinis, comme vous l’aurez peut-être ressenti en lisant ce texte, est une figure représentative de ces évêques politiques typiques du XIXe siècle. Il était proche dans les années 1820 du cercle de l’abbé Félicité de Lammenais, qui n’en était pas moins royaliste et ultramontain à cette époque. L’abbé de Salinis fonde dans les années 1830 l’Université catholique, avec des figures connues, telles que l’abbé de Scorbiac, Henri de Montalembert ou Edmond de Cazalès, qui deviendra lui-même prêtre en 1843 puis député du parti de l’Ordre dans la fin des années 1840. L’abbé, puis évêque de Salinis représente bien les destinées d’un prince de l’Eglise en plein cœur des révolutions politiques du XIXe siècle.
Nous avons jugé intéressant de diffuser cet extrait pour cette raison, quoiqu’on puisse observer, par certains aspects de la pensée exprimée ici, certaines influences politiques, voire philosophiques, chez Mgr de Salinis. Pour expliciter sa défense du règne social, il cite abondamment Joseph de Maistre, certes, par des passages qui sont pleins de pertinence et peu condamnables. On voit bien les influences de ces milieux catholiques français à cette époque, milieux qu’on a appelé « libéraux », car ils exprimaient essentiellement un détachement par rapport au type de régime politique, et non pas nécessairement à l’objet du projet politique, qui est le Règne social de Jésus-Christ. C’est une époque charnière de ce point de vue, et aussi du point de vue de la politique internationale, puisque ces développement y conduisent directement.
Il est indubitable que beaucoup de ces catholiques proches des « libéraux politiques » de cette époque avaient pour la plupart de bonnes intentions, c’est à dire qu’ils ne cherchaient aucunement à se détacher un seul instant du Dogme de l’Eglise, ni à l’attaquer, encore moins à l’adapter au monde moderne. Mais le développement des thèses diverses, orthodoxes ou hétérodoxes, de ce que devrait être la bonne réaction temporelle de l’Eglise face à cette époque où la société et les gouvernements commençaient à apostasier publiquement, a également nourri toute une génération de modernistes, notamment les progressistes qui vont se rallier et accompagner le développement de l’anti-universalisme chrétien en puissance, à savoir le mondialisme indifférentiste, anthropocentré et syncrétiste de Vatican 2 et des mondialistes.
Ce qui importe de retenir dans cet extrait se résume à cela :
- La loi divine, manifestée par Jésus-Christ, est reconnue comme règle des actions individuelles, des actes du pouvoir, des lois, en tout ce qui touche à la conscience, à la morale. L’Église est reconnue comme le juge naturel de la loi de Dieu en toutes ses applications.
- Jésus-Christ règne dans la famille, et l’Église maintient son autorité divine contre les agressions de la force et les défaillances de la faiblesse.
- Laissant le père à sa place, il ouvre devant lui l’Évangile, et lui en expliquant l’esprit, il lui dit : « Tu es maintenant roi dans la limite de ton foyer, de ton champ, comme Dieu est roi de l’univers
- Jésus-Christ ouvre aussi son Évangile devant la femme, ou plutôt il lui fait lire dans son propre cœur ses droits et sa dignité. « De même, lui dit-il, que j’ai aimé l’Église mon épouse, et que j’ai versé mon sang pour elle, de même vous devez trouver dans le cœur de vos maris amour et dévouement ; vous n êtes plus les enfants de l’esclavage mais de la liberté; ne consentez donc plus à porter un joug qui n’est pas fait pour vous, mais élevez-vous à la hauteur d’une nouvelle mission. »
- Quel moyen plus efficace que rétablissement d’un tribunal extérieur, investi d’une autorité supérieure et possédant les moyens de la faire respecter. Ce tribunal, c’était l’Église.
- Dans l’organisation catholique il y avait un remède d’une application facile et efficace. Où était le titre de souverain ? Où était le fondement de l’obéissance des sujets? Dans la loi de Dieu. Or, quel était l’interprète de la loi de Dieu? L’Église. L’Église intervenait donc. Elle intervenait, non comme usant d’un droit temporel qu’elle n’a pas, mais comme décidant une question de l’ordre spirituel, de cet ordre où se trouve la raison et la règle des droits sur lesquels reposent les intérêts temporels des sociétés.
- Mais, dirons-nous à ceux qui nous objecteraient l’Évangile : Pouvez-vous nier que la société soit fondée sur la loi de Dieu, en ce sens que le droit de commander et le devoir d’obéir, fondement de l’ordre social, émanent de la loi divine ? Que faites-vous donc de tous ces passages de nos saints livres : Per me reges regnant et legum conditores justa decernunt [« Par moi, règnent les rois et les législateurs ordonnent la justice », Proverbes 8, 15]… Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari [« Rendez à César les choses qui sont à César », Matthieu 22, 21]...
- Il n’y a pas de milieu : ou vous reconnaissez le droit de l’Église, ou vous chasserez la conscience de la société humaine ; car, pour le christianisme, il n’y a point d’autre principe, point d’autre règle de la morale et de la conscience que la loi de Dieu.
- Elle combattit dans son principe le patriotisme étroit et exclusif, qui proscrivant non-seulement la pitié, mais la justice, le droit aux frontières de chaque nationalité, faisait de la guerre l’état permanent de la société. Si rien n’était venu contrarier l’action de l’Église, la fusion de tous les peuples, qui nous apparaît aujourd’hui comme le rêve de quelques utopistes dangereux, se fut opérée graduellement.
- L’autorité de Jésus-Christ par son Église étant universellement reconnue, tous les peuples chrétiens ne formaient plus qu’une grande famille unie pour défendre les intérêts communs. C’est ici un des côtés admirables du monde formé par le christianisme.
Le point 9 et le point 10 que nous venons de reporter ici est un cas d’école. Mgr de Salinis exprime ici entièrement la pensée et à la volonté de l’Eglise, c’est à dire la volonté de Dieu pour la société : la société catholique étant parfaite, suprême et surnaturelle, elle domine nécessairement les considérations de l’ordre purement naturel, sans toutefois jamais oblitérer ces dernières ou même chercher à les oblitérer tant qu’elles ne nuisent ou ne s’opposent pas à la Loi de Dieu. Toutefois, nous le savons, l’universalisme chrétien, source de toute possibilité de perfection et de paix sociale pour l’homme sur terre, a toujours été profondément rejeté par l’orgueil du même homme, ancien ou moderne, pour peu que quelque cause purement naturelle l’ait motivé en ce sens. C’est l’une des raisons pour lesquelles quelqu’un comme Hitler méprisait le christianisme, en considérant précisément que la doctrine de l’Eglise, en particulier son universalisme, était la cause des grands dérèglements sociaux et ultimement, anthropologiques et raciaux, de l’époque moderne et contemporaine. Cette vision de l’histoire perdure en réalité aussi bien dans l’esprit de gauche, que dans une certaine « droite » qui, prenant la secte Vatican 2 pour l’Eglise catholique, tendent à expliquer l’immigrationnisme et le mondialisme patent de l’antipape François comme un prétexte supplémentaire à rejeter le christianisme, notamment comme solution temporelle. La révolution exalte l’orgueil de l’homme.
Seule la perfection sociale proposée par l’Eglise de Notre Seigneur Jésus Christ offre aux sociétés humaines un progrès réel, une liberté réelle, une paix réelle, un juste milieu dans la défense de la propriété privée, de la famille, de la société, de la cité. Seule la défense de la Religion, qui fonde tout principe réel de Bien Commun (et à ce titre on peut donc défendre la communauté, le bien privé, la cité, la nation, etc.), peut être la justification de la défense de la communauté, chose qu’a également fort bien souligné Mgr de Salinis, de façon certes simplifiée, mais essentiellement vraie.
Quel admirable spectacle que celui de l’Europe entière se levant à ce mot : « Dieu le veut. » Tous les peuples chrétiens sont là, mêlés, confondus, n’ayant qu’une pensée, qu’une aspiration : repousser loin du territoire chrétien ces populations fanatiques dont les croyances et les mœurs sont opposées à l’Évangile.