Il se développe depuis quelques temps un consensus idéologique implicite entre les composantes politiques du régime et certains segments de la droite française. Ce consensus est subtil à saisir, tant il paraît contre-intuitif, surtout pour les principaux concernés.
Nous dénonçons depuis plusieurs années l’émergence d’une ligne insidieuse qui conduit une partie de la droite à défendre les acquis du libéralisme philosophique, autrement dit, les grandes victoires idéologiques de la gauche historique. Bien sûr, nous ne sommes pas les seuls à dénoncer les progrès énormes du libéralisme-libertaire à droite. Dans ses dernières interventions, Patrick Buisson, qui était certainement l’une des grandes intelligences françaises de notre époque, n’a eu de cesse d’appeler les Français à « prendre conscience des causes profondes de leur décomposition » en tant que peuple.
Par réaction primaire à l’islam ou à certains effets de la multiculturalité, les nouvelles droites libérales-conservatrices défendent les acquis fondamentaux du gauchisme culturel (laïcité, droits LGBT, avortement, féminisme, morale libertaire, etc). Et quand ces droites ne défendent pas ouvertement ces acquis, elles minimisent leur incidence morale et anthropologique et les relèguent au rang des combats d’arrière-garde. De façon paradoxale, cette approche conduit donc ces nouveaux conservateurs à ne vouloir conserver que les mythes libéraux et les reliquats de la subversion libertaire des années d’après-guerre.
Ce phénomène n’est pas tout à fait nouveau. Il était déjà à l’oeuvre dans les années 1960-70 aux Etats-Unis, quand la gauche trotskiste rallia les milieux de la National Review, donnant ainsi naissance au courant néoconservateur. Cette fusion se fit sur l’opposition commune au communisme soviétique et sur la célébration subséquente des “valeurs du monde libre”. Dans la réalité, l’hostilité légitime au communisme a servi de prétexte pour valider les modèles politiques et sociétaux qui ont dominé l’Occident depuis cette époque et qui nous ont conduits vers l’enfer de la société ouverte.
Depuis au moins deux décennies en France, et bien qu’il y ait eu des précédents, nous observons un phénomène analogue qui sert parfaitement les intérêts du régime. Ce phénomène devient de plus en plus insidieux, année après année, à mesure que la société française se fragmente et se transforme en une anarcho-tyrannie dominée par la technocratie néolibérale et par ses auxiliaires progressistes.
La perversité de ce processus s’est considérablement aggravée au cours des dix dernières années. En effet, la formation de ce nouveau consensus s’est produite dans le cadre des évolutions de l’organisation politicienne de la classe dirigeante. La démocratie parlementaire bipartisane qui avait dominé la scène politique française depuis les années 1970 a opéré au cours des années 2010 une fusion qui a donné naissance à l’extrême-centre macroniste.
Aboutissement ultime de l’antique alliance des libéraux et des radicaux du 19e siècle, le macronisme est le parti de l’ordre en ce début de 21e siècle. Ce repositionnement du régime au centre de l’échiquier politique fut un coup de génie qui explique à la fois sa résilience et son impopularité.
Ce positionnement n’est pas que politicien : il est aussi politique. La formule politique du régime, c’est tout à la fois le progressisme sociétal, l’autoritarisme policier et le réformisme néolibéral. Dans la pratique, ceci consiste donc à détruire l’anthropologie naturelle par la libéralisation des mœurs et par le multiculturalisme ; à appliquer brutalement le principe popperien du paradoxe de la tolérance en fliquant et en réprimant les réactions patriotiques, religieuses ou traditionalistes au sein de la population ; et enfin à détruire systématiquement tous les leviers de souveraineté et de progrès socio-économique par une entreprise de subversion des fonctions et des instruments naturels de l’État.
En somme, nous avons affaire à un régime exceptionnellement pervers et sophistiqué et sa nature dysfonctionnelle ne doit pas nous tromper sur ce point. La positionnement centriste du régime actuel contribue à l’exacerbation de la polarisation idéologique et de la fragmentation sociétale. Cet effet est aussi subtil et pervers que sa cause : il ne s’agit pas d’une simple polarisation binaire, mais d’une multipolarité extrême qui provoque la confusion dans les rangs de la gauche radicale et de la droite nationale, tout en neutralisant les anciens partis de gouvernement aujourd’hui décrédibilisés, bien que toujours présents au sein des institutions.
Cette multipolarité partisane vient se superposer à la fragmentation de la société française, laquelle résulte non seulement de l’évolution de l’environnement politique, mais aussi des évolutions sociétales de ces dernières décennies, notamment la déchristianisation, la libéralisation des mœurs, le déclin socio-économique et le multiculturalisme.
La gauche radicale, intellectuellement parasitée par ses idéologies utopiques, est fondamentalement incapable de comprendre les tenants et les aboutissants de ce phénomène. Même ses outils d’analyse les plus pertinents conduisent à des conclusions erronées. Par exemple, la critique du néolibéralisme chez Annie Lacroix-Riz ou celle du libéralisme-libertaire chez Michel Clouscard, réduisent le phénomène néolibéral à une forme de fascisme postmoderne.
La gauche radicale et la droite nationale se trompent donc toutes les deux, la première en accusant la Macronie d’être un régime autoritaire de droite, la seconde en voyant la Macronie comme une tyrannie de gauche. La réalité est que la Macronie est une subversion du centre politique, positionnement naturel du pouvoir légitime. C’est au centre que se trouve toujours le pouvoir et c’est donc au centre que la vraie subversion s’opère actuellement. Mais tandis que ce positionnement a pour fonction naturelle d’incarner l’union nationale et le dépassement des oppositions partisanes, la subversion macroniste a fait du centre politique l’instrument du désordre social et le point de convergence des intérêts particuliers les plus corrosifs.
De façon paradoxale, cette multipolarité extrême induit aussi un consensus idéologique dont se sert le régime pour neutraliser l’opposition et renforcer sa base. En effet, bien qu’elle puisse sembler contradictoire, la formule politique du régime neutralise systématiquement ses opposants en récupérant leurs éléments de langage. Les tenors du régime n’hésitent donc pas à parler de patriotisme, d’identité, de souveraineté, de progrès social, d’écologie, de réarmement démographique, de réindustrialisation, d’innovation technologique, de maîtrise de l’immigration, sans hésiter à dénoncer les dangers du gauchisme ou la menace de l’islam politique.
Tout ceci alors que dans la pratique, la politique du régime consiste à faire tout le contraire en détruisant à peu près tout ce qu’il prétend défendre. Il n’en demeure pas moins que l’impact sémantique est considérable et qu’il consolide le consensus libéral-conservateur. Les récents discours d’Emmanuel Macron et de Gabriel Attal en sont une excellente démonstration.
Le consensus libéral-conservateur est renforcé par la présence de figures emblématiques du régime comme Simone Veil, Elisabeth Badinter, Gisèle Halimi ou Florence Bergeaud-Blacker, qui sont toutes des féministes de gauche, militant en faveur des droits LGBT et de l’avortement, et qui sont célébrées dans les milieux de droite parce qu’elles s’opposent aujourd’hui à la poussée de l’islam conservateur, comme elles s’opposaient hier au conservatisme catholique.
Il est important de comprendre que le régime ne récupère pas les thématiques de ses adversaires de gauche ou de droite par simple opportunisme politique. En réalité, nous assistons au lent effondrement de la démocratie parlementaire telle que nous l’avons connue depuis les années 1960. Le régime, en France comme aux USA, a pris un tournant illibéral qui n’a pas échappé aux observateurs attentifs de la vie politique.
Si les instances politiques, médiatiques, judiciaires et économiques de l’ordre néolibéral multiplient les initiatives contre la « désinformation » et les « discours de haine », c’est que le régime a parfaitement compris que son paradigme idéologique était remis en cause par une partie grandissante de la société. Ceci explique pourquoi les positionnements du régime sont de plus en plus conservateurs sur le plan idéologique tout en étant toujours plus corrosifs sur le plan social.
Le régime se sent menacé et il se donne donc tous les moyens de punir et d’écarter tous ceux qui osent remettre en cause les dogmes postmodernes. C’est pourquoi même si son logiciel idéologique n’a pas fondamentalement changé, ses formulations pratiques prennent des accents de plus en plus réactionnaires, en matière sociétale comme en matière économique. Les personnes qui sont restées bloquées dans les vielles dialectiques droite contre gauche ou libéralisme contre socialisme, sont précisément celles qui sont les plus perméables aux séductions du nouveau consensus.
La chose nouvelle, c’est que ce consensus ne se joue plus seulement sur le plan du libéralisme philosophique, mais aussi, de plus en plus, sur le plan du libéralisme économique. Ceci a été confirmé par les récentes crises sociales, qu’il s’agisse de la question des retraites ou plus récemment de la crise agricole.
Par réaction primaire au régime néolibéral, un certain segment de la droite libérale-conservatrice adopte des positions libérales extrêmes, souvent caricaturales et ridicules. Le miléisme est l’une des incarnations actuelles de ce phénomène. Incapables de comprendre que les inefficiences de l’État captif (État-zombie) résultent précisément des subversions du néolibéralisme et de la démocratie parlementaire, ils ne perçoivent que la dimension socialiste du problème. Beaucoup d’entre eux se réfugient dans les options libertariennes, sans jamais comprendre que le libéralisme mène inexorablement au socialisme et que la fusion de ces deux écoles conduit au néolibéralisme, autrement dit à la dictature du collectivisme oligarchique, processus que les catholiques sociaux avaient identifié il y a déjà un siècle, avant même qu’il ne se concrétise politiquement.
On voit ainsi apparaître sur X ou sur YouTube des libertariens d’extrême-droite qui rencontrent un certain succès, évolution prédite il y a déjà 5 ans par le brillant Théodon. Dans ce contexte, le bouc émissaire n’est plus seulement l’immigré délinquant ou le musulman fondamentaliste, mais l’État, forcément socialiste, et le citoyen français, décrit comme un assisté notoire à l’esprit tiers-mondiste. On aboutit donc à une ligne qui se résume à une sorte de racialisme ultralibéral et antisocial.
L’aliénation, le sentiment d’humiliation et surtout l’absence de repères moraux qui leur permettraient d’échapper à l’hystérie, au désespoir et à la dépression, font que ces libertaires d’extrême-droite se retranchent dans des options essentiellement anarchisantes et antisociales. Incapables d’opérer de saines distinctions entre l’État légitime et l’État légal, ils finissent par sombrer dans une forme d’inertie individualiste qui ne peut mener qu’au renoncement à l’action politique sérieuse. En faisant de l’Etat un ennemi essentiel, ils adoptent en réalité une attitude irrationnelle et renoncent de facto au droit à réfléchir sérieusement à un projet social et civilisationnel cohérent et réaliste.
Qu’il prenne des accents identitaires ou des accents économiques, ce consensus libéral-conservateur est réactionnaire dans le sens le plus négatif du terme, c’est-à-dire qu’il est essentiellement une somme désordonnée de réactions superficielles et fondamentalement incapacitantes.
Les factions néo-identitaires et post-républicaines qui constituent l’essentiel de cette droite libérale-conservatrice nous semblent particulièrement perméables à ces tentations, sans doute parce qu’elles partagent une certaine obsession pour le mythe et le matérialisme.
Sur le plan idéologique, cette ligne libérale-conservatrice est une voie inopérante, profondément inadaptée aux enjeux de ce siècle et fondamentalement incapable de produire une analyse intégrale de la situation et donc de prétendre pouvoir conduire à un changement radical de paradigme politique. Politiquement, cette ligne est catastrophique et démontre une incapacité à percevoir de façon positive et réaliste les aspirations et les potentialités de notre destinée commune.
En bref, la ligne libérale-conservatrice, dans toutes ses moutures, c’est la ligne des losers, tout simplement. Bien sûr, il ne s’agit pas simplement de condamner mais avant tout de comprendre ces dynamiques afin de les combattre. Le degré de confusion spirituelle et politique en France est en proportion de l’oeuvre de destruction dont l’Etat et le peuple français sont l’objet sur le plan anthropologique.
Pour espérer triompher du régime actuel, il faut être capable d’une résilience morale et d’une stabilité dans les principes qui ne peuvent se développer que chez les esprits d’élite qui s’appuient sur la foi et la raison.
Ces esprits d’élite se trouvent aujourd’hui principalement chez les souverainistes, chez les héritiers de la révolution conservatrice et chez les intégralistes catholiques. Ces trois groupes semblent aujourd’hui être les seuls à être capables d’échapper aux pièges dialectiques qui se multiplient à l’heure actuelle. Ils sont les seuls capables de percer à jour la nature profonde du régime en évitant les analyses purement réactionnaires. Ils sont les seuls à être capables de s’élever au-dessus de ces écueils et à envisager le futur avec intelligence, sérénité et réalisme. Ils sont les seuls à revendiquer l’État, la justice sociale et l’écologie humaine de façon sincère et légitime. Par conséquent, sur le plan politique, ces trois groupes sont naturellement amenés à travailler ensemble pour le bien commun et pour la conquête du pouvoir.
Bien sûr, ces trois groupes ont aussi des défauts internes à corriger.
Les souverainistes sont les héritiers de la grande tradition étatique gaullienne, ce qui en fait souvent d’excellents techniciens. De ce fait, ils partagent avec nous une certaine vision de la politique et de l’économie, puisque leur figure tutélaire a été lui-même influencé par la doctrine sociale de l’Eglise. Le principal défaut des souverainistes est d’avoir tendance à déifier l’Etat et à déconsidérer la force de la morale, qu’ils jugent incompatible avec l’action politique.
Les nationalistes héritiers de la révolution conservatrice combinent les qualités de l’esprit et de la force. Violents et intelligents, ils sont des militants métapolitiques dévoués et d’excellents philosophes. Ils comprennent comme nous l’importance de la transcendance spirituelle. Leur principal défaut est une certaine tendance à l’idéalisme et au romantisme.
Les catholiques intégraux n’échappent pas non plus à la critique. Paradoxalement, notre défaut principal est essentiellement une qualité : nous avons, en quelque sorte, trop conscience de la gravité de la situation, puisque nous en comprenons toutes les dimensions, spirituelles et temporelles. Ce réalisme intégral est parfois lourd à porter. Devant la force et la sophistication inédite du châtiment qui frappe actuellement l’humanité, nous avons parfois tendance à nous retrancher nous aussi dans une forme de quiétisme, dans le mysticisme ou encore dans une sorte d’idéalisme naïf qui nous enferme dans des formes et dans des modèles dépassés.
Ce qui est certain, c’est que le catholicisme intégral est et sera toujours le point d’équilibre qui nous permettra concrètement de triompher du désordre social. Pour rompre la dynamique perverse du consensus libéral-conservateur, nous devons être à la fois évangélisateurs et techniciens, en conformité avec l’esprit de l’Action Catholique. C’est en cela que nous autres catholiques avons une responsabilité énorme, à laquelle nous ne pouvons pas renoncer. Nous devons être les inspirateurs constants du véritable progrès social et politique, nous devons être les aiguilleurs du retour sur la voie de la civilisation, nous devons être les gardiens de l’ordre social contre la barbarie postmoderne. Telle est la croix que nous devons porter dans cette vallée de larmes.
Au fond, le grand défaut des partisans du consensus libéral-conservateur, c’est leur incapacité à s’élever au-delà de l’idéalisme réactionnaire et donc leur incapacité à produire une formule politique et un projet de société réaliste, à même de nous remettre sur les voies de la civilisation et de la justice.
Pour détruire le régime, il ne faut pas attaquer l’État, mais conquérir l’État. Il ne faut pas mépriser la société, mais restaurer la justice sociale. Il ne faut pas se soumettre à la soit-disant main invisible du marché mais soumettre le marché aux intérêts du bien commun. Il ne faut pas rejeter l’autorité, mais restaurer l’autorité.
L’heure n’est donc pas aux délires libertariens, ni aux compromissions avec la subversion gauchiste.
L’heure est au retour des hommes forts et des nations capables d’assumer leur destinée impériale.
L’heure est au retour du zèle religieux et de l’élan civilisationnel.
Ceux qui restent bloqués dans le consensus libéral-conservateur se condamnent déjà à être les victimes de l’histoire en marche. Nous n’acceptons pas d’être des victimes pour autre chose que la plus grande gloire de Dieu et pour l’amour de notre prochain. Et ceci nous assure déjà d’être comptés parmi les vainqueurs, si nous restons fidèles aux promesses de notre baptême.