Chapitre 29
Ainsi, lorsque la Sainte Croix fut retournée[1] au vénérable, au pieux, au bienheureux roi Héraclius, celui-ci rassembla ses troupes avec joie et enthousiasme. Puis, prenant à sa suite tous les intendants royaux et révérant la sainte, miraculeuse et divine invention, ils emportèrent la Croix avec eux vers la cité sainte de Jérusalem. Ils prirent également tous les objets liturgiques qu’ils purent sauver des mains de l’ennemi dans l’église de la ville de Byzantium. Et ce fut une joie immense le jour o ù ils entrèrent dans Jérusalem, au son des pleurs et des lamentations, ce fut, dans leurs cœurs, une effusion de larmes et la communion était à son comble entre tous, roi, princes, toutes les troupes et tous les habitants de la cité. Personne n’était en mesure de chanter les chants sacrés à cause de l’incroyable profondeur de l’émotion ressentie par le roi et la foule. Héraclius prit la Croix et la remit à sa place ; il replaça également les objets liturgiques dans les églises et il distribua des dons d’argent et de l’encens à toutes les églises et aux habitants de la ville. Ensuite, Héraclius prit la route directement vers la Mésopotamie syrienne, afin de superviser personnellement l’établissement des cités sur la frontière. La frontière confirmée fut celle qui avait été établie sous Xosrov et Maurice. La Sainte Croix du Seigneur demeura dans la cité sainte jusqu’à ce que Jérusalem fût prise par les fils d’Ismaël. La croix fut alors déplacée comme en exil dans la capitale [Constantinople] avec les objets liturgiques de toutes les églises.
[…]
Chapitre 30
Nous discuterons de la lignée d’Abraham : non point du fils né de la femme libre, mais du fils né de la servante, et à propos duquel l’Ecriture parla et prophétisa des évènements qui se réalisèrent entièrement : « sa main sera contre tous, et la main de tous sera contre lui (Genèse 16 ; 11-12) ». Douze personnes représentant toutes les tribus des juifs s’assemblèrent dans la ville d’Edesse. Lorsqu’ils virent que les troupes perses avaient quitté la ville, ils fermèrent les portes et se barricadèrent, puis refusent aux troupes romaines d’y entrer. Sur ce, l’empereur Héraclius donna l’ordre d’y mener le siège. Lorsque les juifs s’aperçurent qu’ils ne pouvaient résister militairement, ils promirent de faire la paix. Ils ouvrirent les portes de la ville et virent au-devant de lui, et Héraclius leur donna l’ordre de partir où bon leur semblerait et d’y rester. Ainsi prirent-ils la route à travers le désert du Tachkastan vers les fils d’Ismaël. Les juifs appelèrent les arabes à leur aide et leur parlèrent des relations qui les liaient dans les livres de l’ancien testament. Bien que les arabes étaient convaincus de cette relation ancienne, ils ne pouvaient trouver un consensus entre eux à cause de leur grand nombre et parce qu’ils étaient divisés entre eux par les religions. C’est à cette époque d’émergea l’un d’entre eux, un ismaélite du nom de Mohammed, un marchant ayant bien réussi dans les affaires. Un enseignement à propos de la « voie de la vérité », prétendument révélé par Dieu, leur fut donné, et Mohammed leur enseigna de reconnaitre le Dieu d’Abraham, car il avait quelques connaissances et informations à propos de l’histoire mosaïque. Et puisque la révélation venait du Très Haut, il leur ordonna à se rassembler entre eux et de s’unir dans la foi. Abandonnant la vénération des choses vaines, ils se tournaient désormais vers le Dieu vivant qui était apparu à leur père Abraham. Mohammed donna une législation selon laquelle il leur était interdit de manger la charogne, de boire du vin, de dire des mensonges et de commettre l’adultère. Il dit : « Dieu a promis ce pays à Abraham et à son fils après lui, pour l’éternité. Et ce qui fut promis fut accordé en ce temps où Dieu aimait Israël. Et maintenant, vous êtes les fils d’Abraham et Dieu réalisera les promesses faites à Abraham et à son fils en votre faveur. N’adorez que le Dieu d’Abraham, allez et prenez le pays que Dieu donna à votre père, Abraham. Personne ne peut vous résister dans la guerre, car Dieu est avec vous. »
[…]
L’armée byzantine tenait alors garnison en Arabie. Les arabes les attaquèrent subitement, les frappèrent de l’épée et mirent en fuite le frère de l’empereur Héraclius, Théodose. Puis, ils prirent eux-mêmes garnison en Arabie. Un grand nombre de juifs se réunirent alors et formèrent une armée considérable. Ils envoyèrent ensuite le message suivant à l’empereur Héraclius : « Dieu a donné ce pays en héritage à Abraham et à ses fils après lui. Nous sommes les fils d’Abraham. Tu ne peux pas posséder ce pays. Quitte-le en paix, et rends nous ce que tu y as pris, avec les intérêts. » L’empereur rejeta cette lettre et il répondit : « Ce pays est mien. Votre héritage, c’est le désert. Aussi, rendez-vous y en paix. » Dès lors, Héraclius commença à organiser des bataillons nombreuses de près de 70000 hommes, leur donnant un général choisi parmi ses plus fidèles eunuques. Il les envoya alors en Arabie, non pour y livrer complètement la guerre, mais pour y maintenir l’alerte en attendant qu’il puisse rassembler de plus grandes troupes et les envoyer en renfort. Les byzantins atteignirent ainsi le Jourdain et entrèrent en Arabie[2]. Etablissant leur camp sur les rives, les byzantins attaquèrent à pied le camp des arabes. Toutefois, les arabes avaient disposé une partie de leur armée en embuscade çà et là, dans les multiples caves et grottes autour du camp. Ils tenaient aussi autour de leurs camps des hordes de chameaux qu’ils attachaient aux pieds de leurs tentes. Ces bêtes étaient épuisées de leur journée et les byzantins purent pénétrer dans le camp et attaquer les arabes. Mais subitement, les troupes postées dans les embuscades sortirent de leurs cachettes et fondirent sur eux. Tous les généraux byzantins périrent, ainsi que près de 2000 hommes. Quelques survivants purent s’échapper vers un lieu de refuge.
C’est ainsi que les arabes traversèrent le Jourdain et campèrent à Jéricho. Les habitants de la ville furent fortement effrayés d’eux et durent se soumettre. C’est cette nuit-là que les gens de Jérusalem prirent la Croix du Seigneur et tous les objets liturgiques des églises, et les envoyèrent par la mer jusqu’à Constantinople. Les gens de Jérusalem exigèrent des garanties de la part des arabes, puis se soumirent. L’empereur n’était alors plus en mesure d’assembler assez de troupes contre eux. Les arabes divisèrent leur armée en trois parties. La première partit pour l’Egypte, prenant un territoire allant jusqu’à Alexandrie. La seconde partit pour le nord, pour faire la guerre contre les byzantins. En très peu de temps, ils s’emparèrent d’un territoire s’étendant depuis la mer jusqu’aux rives de la grande rivière de l’Euphrate, ainsi qu’Edesse et toutes les villes de la Mésopotamie, sur l’autre rive de l’Euphrate. La troisième partie de l’armée arabe fut envoyée dans l’Orient, contre l’empire perse.
A cette époque, le royaume perse était de plus en plus affaibli et leur armée avait été divisée en trois parties. C’est alors que les troupes ismaélites envoyées en Orient arrivèrent et assiégèrent Ctesiphon, là où résidait le roi de Perse. Des troupes du pays de Médie, à peu près 80000 hommes en armes sous le commandement du général Rostom se réunirent et livrèrent bataille contre les arabes. Puis, les arabes quittèrent la ville et franchirent l’autre rive de la rivière du Tigre. Les perses franchirent eux aussi la rivière, se mettant à leur poursuite. Ils ne s’arrêtèrent pas de les poursuivre, jusqu’à avoir atteint les frontières, vers le village appelé Hertichan. Les arabes n’abandonnèrent pas et campèrent dans la plaine. Etaient présent lors de ces évènements, Mushegh Mamikonean, fils de Dawit, général d’Arménie avec ses 3000 hommes, ainsi que le prince Grigor, seigneur de Siwnik, avec ses 1000 hommes. Les perses et les arabes s’affrontèrent, et les perses finirent par prendre la fuite. Les arabes les poursuivirent et les mirent à mort. Tous les principaux naxarars moururent, à l’instar du général Rostom. Ils tuèrent aussi Mushegh et deux de ses neveux, ainsi que Grigor, le seigneur de Siwnik, ainsi qu’un de ses fils. Une partie de l’armée perse s’échappa vers leurs pays respectifs. Les restes de l’armée perse se réunit à Atrpatakan et fit de Xorhoxazat leur général. Ils se rendirent alors en hâte à Ctésiphon et prirent le trésor du royaume, le roi et les habitants en escorte pour les ramener à Atrpatakan. Mais alors qu’ils venaient de prendre la route et se trouvaient déjà à une distance considérable sur le chemin, l’armée des ismaélites apparut de façon inattendue et fondit sur eux. Horrifiés, les iraniens abandonnèrent le trésor et les habitants de la ville, puis s’enfuirent. Le roi s’enfuit lui aussi en compagnie des troupes du sud. Dès lors, les arabes s’emparent de tout le trésor perse et retournèrent à Ctesiphon, capturant les habitants de la ville. Puis, ils pillèrent absolument tout le pays.
Chapitre 31
Le vénérable Héraclius mourut à un âge très respectable. Il régna près de 30 ans (de 610 à 641). […] Héraclius mourut et son fils Constantin monta sur le trône. Mais personne ne fut choisi comme général d’Arménie, parce que les princes y étaient tous désunis et opposés les uns aux autres. L’infestation de l’armée arabe vint d’Asorestan par la vallée du pays de Taron. Ils prirent Taron, Bznunik et Aghiovit, puis, allant vers la valée de Berkri par Ordspoy et Gogovit, ils se répandirent dans l’Ayrarat [le mont Ararat ?] Aucune troupe arménienne n’était en mesure de porter ces mauvaises nouvelles à l’Awan de Dwin. Il y eut toutefois trois princes qui se levèrent et rassemblèrent les troupes dispersées : Théodore Vehewuni, Xachean Arhaweghean et Shapuh Amatuni. Ils partirent pour Dwin, atteignant le point de Metsamor, ils le traversèrent puis le détruisirent, puis ils portèrent les nouvelles à l’Awan. Des gens des peuples de tout le pays se trouvaient dans la forteresse, car nous étions à l’époque des vendanges. Théodore vint à la ville de Naxchawan. L’ennemi Bousha atteint le pont de Metsamawr, mais ne pouvait le traverser. Toutefois, les arabes avaient pour guide et allié un certain Vardik, prince de Mokk, qui était appelé Aknik (« petits yeux »). Ayant finalement traversé le pont de Metsamawr, ils pillèrent tout le pays. Ils accumulèrent un immense butin et un très grand nombre de captifs, puis ils virent établir leur camp à la lisière de la forêt de Xosrakert.
Dans le cinquième jour de leur camp, un vendredi, le 30 du mois de Tre (Tre est le quatrième mois du calendrier arménien, c’est-à-dire notre mois de novembre), ils attaquèrent la cité de Diwin qui tomba entre leurs mains par la ruse. Ils avaient allumés des feux ici et là, puis ils avaient éliminé les gardes sur les murailles en les aveuglant de fumée et en leur tirant des flèches. Ils érigèrent ensuite des échelles et, une fois introduits dans l’enceinte, ils ouvrirent les portes de la ville. L’armée de l’ennemi se déversa dans la cité et massacra la plupart des habitants. Puis, emportant le butin, ils revinrent dans leur camp. Après avoir passé encore quelques jours-là, ils se levèrent et prirent la route par laquelle ils étaient venus Ils avaient avec eux une foule immense de captifs, au nombre de 35000 âmes. Ainsi, le prince d’Arménie, le seigneur de Rshtunik se leva contre les arabes avec une toute petite armée. Il lui fut impossible d’obtenir une victoire, aussi dût-il prendre la fuite. Les armées arabes poursuivirent les troupes de Rshtunik, tuant beaucoup d’entre eux. Puis ils se rendirent à Asorestan. Tout ceci se déroulait au temps du katholicos Ezr.
A la suite de cette dernière bataille, l’empereur donna le commandement militaire de l’Arménie et la dignité de patrice à Théodore, le seigneur de Rshtunik. […] Lorsque les ismaélites se levèrent et sortirent du désert du Sinaï, leur roi Omar ne les accompagna pas. Mais lorsque les arabes eurent soumis militairement les deux royaumes, s’emparant de l’Egypte jusqu’à la grande montagne du Taurus, et de l’Océan atlantique, jusqu’au pays des Mèdes et du Xuzhastan, ils furent réunis à l’armée royale [du calife Omar] et se tirent sur les frontières naturelles du pays des ismaélites. De là, le roi des arabes donna l’ordre de construire des vaisseaux et de les envoyer vers les mers du sud et de l’est, vers Pars, vers Sagastan, vers Sind, vers Srman, vers les pays de Turan et de Makuran, jusqu’aux frontières des Indes. Ses troupes préparèrent et exécutèrent promptement ces ordres. Ils mirent chaque pays à feu et à sang, prenant butins et captifs. Puis, ils firent ensuite des opérations de piraterie, avant de s’en retourner chez eux. Nous avons reçu ces témoignage de la part d’hommes revenus de captivité au Tachkastan, et qui eux-mêmes, furent témoins oculaires des évènements décrits et narrés ici.
Quand Héraclius mourut, son fils Constantin [III] monta sur le trône. Ce dernier nomma Vaghentianos comme général de ses troupes. Il leur donna l’ordre de se rendre vers l’Orient. Constantin ne régna que peu de temps, avant de mourir du complot ourdi par sa mère [il s’agit en fait de sa belle-mère] Martine, la femme d’Héraclius [sa seconde femme par remariage]. L’autre fils d’Héraclius, Héraclonas fut alors couronné. Constantin était le fils du premier mariage d’Héraclius. Prenant l’initiative, Vaghentin se rendit à Constantinople avec sa troupe. Il fit arrêter Martine, lui fit couper la langue, et la fit exécuter, elle et ses deux fils. Puis, ils mirent sur le trône le fils de Constantin, qu’ils appelèrent Constant [II] en l’honneur de son père. Constant rassembla personnellement l’armée et partit pour l’Orient. Pendant la première année du règne de l’empereur byzantin Constant et dans la dixième année du roi perse Yazkert [en 641 ou 642], les perses rassemblèrent 60000 hommes armés pour combattre les ismaélites. Les ismaélites les affrontèrent avec environ 40000 fantassins et les combats eurent lieu dans le district de Mark. La bataille dura trois jours, jusqu’’il ne reste plus un seul fantassin d’un côté comme de l’autre. Soudainement, les troupes perses furent informées de l’arrivée d’une armée auxiliaire envoyée en renfort des ismaélites. Aussi, beaucoup de perses s’enfuirent de leur camp pendant la nuit. Quand le reste des troupes des ismaélites s’avança vers le camp perse au petit matin, ils ne trouvèrent personne. Aussi s’élancèrent-ils dans tout le pays, massacrant hommes et animaux. Ils capturèrent 22 forteresses et y massacrèrent tout ce qui y vivait.
[…] Pendant la deuxième année du règne du vénérable Constant, petit-fils d’Héraclius, Vaghentin chercha à tromper le sénat par quelque rhétorique, afin d’accéder personnellement au trône et de pouvoir diriger les armées impériales à sa guise. Il avait fait peser sur les habitants de la ville un lourd tribut en services avec les 3000 hommes à son service, et les nombreuses autres troupes qui les avaient rejoints. C’est alors que les hommes de la ville se réunirent devant le patriarche, dans la sainte église de Dieu, et lui confièrent qu’ils souhaitaient se libérer de la contrainte du service militaire. Ils écrivirent en ce sens à Vaghentin pour qu’il abolisse leur réquisition, mais il ne voulut point en entendre parler. Il se trouvait auprès de Vaghentin un certain prince du nom d’Antoninos, lequel dit à Vaghentin : « Quelle est donc la nature de leur requête, quel est cette conspiration ? En outre, comment peuvent-ils avoir l’audace de t’envoyer un pareil message ? Si tu le commande, j’irai et je réduirai à néant cette conspiration, je les poursuivrai chacun là où il se trouve, si tel est ton souhait. » Vaghentin répondit : « Vas et fais comme tu as dit. » Antoninos se leva et partit avec un millier d’hommes. Aussitôt qu’ils entrèrent dans l’église, ils se mirent à bastonner cruellement les responsables du lieu. A cela, le patriarche s’éleva et dit : « Ce que vous faites est injuste ! » Antoninos le frappa au visage en lui disant : « Retourne à ta place ! » Puis, la foule se mit en colère et attaqua Antoninos, se saisit de lui et le trainèrent dans toute la ville par les pieds. Après cela, ils le brulèrent vif. Vaghentin, en apprenant cela, fut saisi de tremblements. En effet, peu après, la foule fondit sur lui, le sortit au dehors, le fit décapiter et l’emporta là où ils avaient brulé Antoninos et brulèrent son corps. Puis, ils confirmèrent encore Constant comme légitime empereur. Ils firent de Théodore, l’un des loyaux princes d’Arménie, le général des armées de la région.
[…]
L’année suivant, l’armée des ismaélites arriva à Atrpatakan où elle se scinda en trois troupes. La première se rendit à Ayrarat, une autre dans la région du Sephakan Gund, et la troisième à Aghbania. Ceux qui furent envoyés dans la région de Sephakan Gund s’y répandirent, pillèrent et firent de toutes parts des butins et des captifs. Ils se rassemblèrent à Herewan. Ils assiégèrent la forteresse, mais ne purent la prendre. Ils virent à Ordspoy et furent incapables de la prendre. Aussi, ils partirent pour tenir le camp devant la forteresse d’Artsap, près des eaux. Les arabes commencèrent à guerroyer contre la forteresse et subirent de grandes pertes. Il existait un passage appelé Kaxanaktuts permettant de sortir de la forteresse directement vers la route d’Asoren. Aussi, quelques hommes sortirent de la forteresse pour aller requérir des renforts auprès de la citadelle de Darawn. Ainsi, Smbat Bagratuni leur envoya son fils, Varaz Sahak, accompagné de quarante hommes. Mais en revenant de nuit par le passage secret, ils ne prirent pas garde et les ismaélites le découvrirent. Et avant le lever du soleil, ils avaient pris la place. Ils croisèrent une dizaine de gardes endormis, qu’ils tuèrent.
Chapitre 33
Dans la deuxième année du règne de Constant, un dimanche, le 23e jour du mois de Horhi [le second mois du calendrier arménien], les ismaélites lancèrent une grande clameur dans la forteresse et passèrent tous les habitants par le fil de l’épée. Beaucoup furent jetés des hauteurs de la forteresse. Après avoir pris les femmes et les enfants de la cité, ils voulurent les tuer. Il y avait un grand nombre de captifs, ainsi qu’un nombreux bétail, dont ils se saisirent. Mais à l’aube du jour suivant, le général d’Arménie surgit et massacra de façon incroyable les ismaélites. Il se trouvait là près de 3000 soldats ismaélites et presqu’aucun d’entre eux ne put en réchapper. Quelques-uns purent prendre la fuite à pied et se cacher dans des marécages. Ce jour-là, le Seigneur épargna les innombrables captifs des mains des ismaélites et permit la destruction de leur armée. Deux princes ismaélites, Othman et Okpay moururent. Le triomphe du prince arménien fut complet et ce dernier fit parvenir à Constant des présents prélevés sur le butin, notamment une centaine des plus beaux chevaux. L’empereur et la cour furent très satisfaits et Constant envoya de profonds remerciements à Théodore.
L’armée arabe qui se trouvait dans la région d’Ayrarat porta l’épée jusqu’à Tayk, Iberia et Aghbania. Ils prirent des butins et des captifs, puis ils passèrent par Naxchawan où l’autre division de l’armée combattait pour prendre la forteresse. Toutefois, ils ne purent la prendre. Ils prirent toutefois la ville de Xram, tuèrent les hommes et prirent toutes les femmes et les enfants. Le général arabe qui se trouvait dans la région de Palestine ordonna qu’une grande flotte fût organisée. Il appareilla un navire et se mit à guerroyer contre Constantinople. Mais son entreprise fut un échec, car la marine byzantine vint au-devant de lui et envoya les arabes dans les profondeurs de la mer, mettant en déroute d’autres par le feu, poursuivant ceux qui prenaient la fuite. Malgré cela, l’empereur Constant était horrifié par cette tentative et considéra qu’il était sage de négocier une paix par le moyen d’émissaires. Les ismaélites pressèrent les byzantins de conclure un traité de paix. Mais comme l’empereur était encore un jeune homme, il ne voulut pas prendre une telle décision sans avoir l’aval de l’armée. Ainsi, il écrivit à Procopius en lui demandant de l’accompagner à Damas pour y rencontrer Mu’awiya, prince de l’armée des ismaélites, et afin d’y établir un traité avantageux. Aussitôt, Procope obtempéra et accompagna l’empereur à Damas, rencontrer Mu’awiya. Celui-ci fit savoir le montant du tribut demandé, la paix fut conclue.
A cette époque, Nerses, katholicos d’Arménie, décida de se construire une résidence à proximité des saintes églises de la cité de Vagharshapat, sur la route où il est dit que le roi Trdat vint au-devant de Saint Grégoire. Nerses construisit également là une église baptisée en l’honneur des divins Zvartnots [Les joyeux], c’est-à-dire cette multitude de soldats célestes qui apparurent dans la vision de Saint Grégoire. Il construisit une confortable structure de toute beauté, suffisamment digne pour honorer ceux à qui elle était dédiée. Nerses fit détourner le cours d’une rivière près de l’église, il fit chercher des pierres dans tous les environs, puis il planta des vignes et des arbres. A la gloire de Dieu, il ordonna qu’un beau mur fût érigé, lequel, de par sa beauté, se fond complètement dans la nature.
Toutefois, le dragon rebelle ne voulut pas cesser et au lieu de quitter sa sournoiserie, il voulut plutôt persister sa guerre contre Dieu. Il conspira encore pour provoquer la persécution des églises du pays d’Arménie. Car, dans le temps du petit-fils d’Héraclius, l’empereur Constant, le malin se mit à se servir de sa ruse maudite et prit pour auxiliaire les troupes stationnées en Arménie byzantine. En effet, les arméniens n’acceptaient pas la communion romaine dans le Corps et le Sang du Seigneur. Les soldats envoyèrent une lettre de complaintes à l’empereur et au patriarche en leur disant : « Nous sommes regardés comme de vulgaires infidèles dans ce pays. Car ici, les gens sont sans respect envers le Concile de Chalcédoine et les décrets [du pape] Léon voulus par Christ notre Dieu, et ils leur ont jeté l’anathème. » Sur ce, l’empereur et le patriarche décidèrent de publier un édit aux Arméniens, leur ordonnant de s’unir avec la foi catholique romaine et de ne mépriser ni le Concile, ni les décrets du pape. Il y avait alors à Constantinople un homme du nom de Dawit, du village de Bagrawan, lequel avait étudié l’art de la philosophe. Constant l’envoya en Arménie pour mettre fin à l’opposition. Tous les évêques et les naxarars [nasaras ?] d’Arménie se rassemblèrent à Dwin auprès du pieux katholikos Nerses et du général arménien Théodore, seigneur de Rshtunik. Ils consultèrent le message de l’empereur et écoutèrent le philosophe enseigner les personnes de la Trinité selon la doctrine [du pape] Léon. Après avoir entendu cela, ils ne voulurent pas remplacer la juste doctrine de saint Grégoire [sic] par celle de Léon. Tous voulurent envoyer une lettre de réponse.
Commentaire de la rédaction
Sébéos est un évêque arménien schismatique du VIIe siècle. La lecture de ces chapitres de son Histoire est d’un grand intérêt historique de plusieurs points de vue :
Sur l’Arménie et les schismatiques orientaux au VIIe siècle
- Une certaine partie de l’Arménie et de son clergé sont hérétiques (ils refusent les doctrines du concile de Chalcédoine sur la Sainte Trinité) et schismatiques (ils refusent de communier avec le Siège apostolique).
- A l’inverse, il est intéressant de voir qu’à cette époque, la primauté du siège apostolique romain ne fait aucun doute, ni pour l’empereur, ni pour le patriarche de Constantinople. Au contraire, comme sous l’empereur Justinien, l’exemple de l’empereur Constant nous montre que les empereurs de cette époque étaient très conscients de leur responsabilité politique et sociale vis-à-vis de l’Eglise et du Siège apostolique romain.
- On voit aussi qu’au-delà de la question doctrinale, les attitudes schismatiques sont également suscitées par l’orgueil national. Toutefois, il faut considérer très sérieusement la tragique situation dans laquelle se trouve l’Arménie au VIIe siècle. Ce vieux royaume, qui fut le premier à connaitre la conversion de l’un de ses rois, est constamment partagé entre la domination romaine et le joug de la Perse zoroastrienne. Le déferlement soudain des princes arabes venus de l’Arabie pétrée renverse la donne géopolitique pour les arméniens, bien que ces derniers subissent eux aussi les incursions des armées ismaéliennes dans leurs territoires.
- Il est donc assez paradoxal que Sébéos s’exclame au point de décrire le rappel à l’ordre de l’Eglise et de l’empereur, comme une « ruse maudite du dragon », c’est-à-dire du diable. Sébéos ne se rend pas compte que lui et le clergé hérétique d’Arménie, est précisément à ce moment donné, l’instrument de cette ruse.
Sur l’islam
- L’autre principal intérêt des écrits de Sébeos est évidemment les détails qu’il nous donne sur la naissance de ce qui ne s’appelle pas encore l’islam et de ceux qui ne s’appellent pas encore musulmans, mais simplement « ismaélites ». Ce qui est très remarquable, car au VIIIe siècle, dans son savant traité sur la secte de Mohammed, Saint Jean de Damas ne parle pas non plus, ni d’islam, ni de musulmans, mais d’ismaélites et de sectateurs de Mohammed.
- On voit aussi le contexte de révolution spirituelle qui a cours à cette époque, et les motifs mystiques fort intéressants de l’alliance contractée entre les remuantes communautés juives de Palestine et de Syrie et les tribus arabes les plus ambitieuses du moment.
- L’islam ou plus exactement l’école de Mohammed permet d’unir politiquement et spirituellement les différentes factions arabes jusque-là divisées entre païens, sectes postchrétiennes, voire judéo-gnostiques. C’est véritablement de ce contexte unique que prend forme la première version de « l’islam » comme nouvelle force nationale et politique, unie par une idéologie spirituelle. On constate en outre qu’il n’est nullement question de la Mecque et que, comme les études contemporaines les plus sérieuses l’ont démontré, le contexte du soulèvement des disciples de Mohammed est celui de l’Arabie pétrée, de la Syrie ou du désert de Faran.
- Sébéos dans ses écrits sur les affrontements entre byzantins et ismaélites, et dans ce qui concerne les empereurs byzantins après Héraclius, donne souvent l’impression de traiter les actes ou les défaites militaires byzantines avec une curieuse sévérité. En fait, en tant qu’arménien schismatique, Sébeos n’entretient que peu d’égard à l’endroit de l’empire catholique. En effet, pour lui, les victoires des ismaélites sur les territoires du sud de l’empire sont des châtiments du ciel contre les doctrines de Chalcédoine et de l’Eglise romaine.
[1] En 629
[2] Sébéos décrit ici la célèbre bataille de Yarmouk qui se livra, en effet, non loin du point où cette rivière se jette dans le Jourdain. D’après Théophane, la bataille s’engagea le 23 juillet 636, mais la déroute des Grecs ne fut décisive que le 20 août. Cf. de Goeje, Mémoire sur la conquête de Syrie², p. 107 et suiv. Dans l’armée grecque figurait un contingent arménien sous le commandement de Georgius. La défection de ce dernier entraîna, d’après un auteur musulman, la défaite des troupes d’Héraclius. Cf. de Goeje, ibid., p. 106, 118 et 122.