La brutale mise à sac de Constantinople en 1204 domine les débats relatifs aux relations entre les croisés et l’empire byzantin. Pourtant, aussi grave et choquant qu’il ait été, ce seul épisode ne doit permettre qu’on obscurcisse tout ce qui l’a précédé, ni tout ce qui s’en suivit. Les relations entre Byzance et les états croisés étaient complexes et polluées de mésententes et d’incompréhensions mutuelles, mais elles furent aussi ponctuées de périodes de coopération. Or, il est tout aussi important de rappeler que les Byzantins ne furent pas d’innocents agneaux dévorés par d’ignobles loups latins. Au contraire, l’attaque sur Constantinople s’explique largement par les actes des Byzantins eux-mêmes. L’un de ces actes les plus importants fut une alliance conclue entre Saladin avec l’objectif de détruire les états croisés.
Andronic I Comnène arriva au pouvoir dans une atmosphère fiévreusement anti-latine, principalement dirigée contre l’impératrice douairière Marie d’Antioche, laquelle était la régente de son jeune fils Alexis II, le fils de Manuel Ier. A la suite des émeutes anti-latines à Constantinople en 1182, au cours desquelles les résidents génois et pisans furent massacrés, Andronic prit le pouvoir. Il fit assassiner Marie et son mari Rainier, et en Septembre 1183, il se fit couronner co-empereur avec Alexis. En moins de deux mois, il fit étrangler Alexis et s’empara de tout le pouvoir, légitimant ses actions en se mariant avec la fiancée d’Alexis, alors âgée de 13 ans.
Si les politiques intérieures d’Andronic incluaient des tentatives de combattre la corruption et de réformer l’administration dans l’Empire, notamment dans les provinces, sa politique étrangère consistait essentiellement en une répudiation des politiques et des alliances pro-occidentales que Manuel Ier avait contracté avec les états croisés. Il est important de noter ici que pendant le règne de Manuel, Andronic avait fui la cour, s’était réfugié à Damas, puis à Bagdad, où il fut bien accueilli par Nur-Al-Din.
En Juin 1185, après deux ans de règne comme empereur, Andronic envoya un messager à Saladin, le successeur de Nur-Al-Din, pour lui proposer un traité d’alliance entre les deux empires. L’objectif de cette alliance était la destruction des états croisés. Dans son idée, après une conquête réussie des états croisés, l’empereur byzantin offrait généreusement de diviser le butin, gardant Jérusalem et toutes les riches villes côtières pour lui-même, et laissant le reste (probablement la Transjordanie) à Saladin. Tout ce qu’Andronic exigeait de Saladin était un serment d’hommage et la promesse de fournir assistance à l’Empire byzantin si celui-ci en faisait la demande. Il nous est seulement permis d’imaginer quelle fut la réponse de Saladin, étant donné qu’on en trouve plus trace, mais il n’est pas difficile d’imaginer ce dernier rire à gorge déployée devant tant de risible insolence.
Avant que les ambassadeurs de Saladin aient pu atteindre Constantinople avant sa réponse officielle, Andronic fut sauvagement mis en pièces par la foule de Constantinople et remplacé par un homme qui s’était rebellé contre lui et avait encouru l’emprisonnement et l’exécution : Isaac Angelus. Ce dernier avait également trouvé refuge à la cour de Damas, aux côtés de son frère ainé, Alexis. Cet Alexis se trouvait encore à Damas lorsqu’Isaac fut acclamé empereur par la foule. Isaac négocia alors un nouveau traité avec Saladin. Ce traité fut effectivement confirmé par un décret impérial.
Isaac rappela alors à lui son frère, mais Alexis choisit imprudemment de retourner à Constantinople en passant par Acre. Nous sommes alors en 1186, le roi de Jérusalem se nomme Baudoin V, un jeune enfant, et le régent du royaume est le prudent Raymond de Tripoli, lequel était lui-même bien renseigné auprès de la cour de Saladin. Raymond eut certainement vent de la nouvelle alliance contractée entre Isaac et Saladin, ainsi que de leur projet contre Jérusalem. Il fit donc promptement emprisonner Alexis.
Outragé, Isaac fit alors pression pour que Saladin attaque Jérusalem et délivre son frère. Saladin attaqua effectivement Jérusalem, mais il est peu probable qu’il le fit par obéissance à la requête de Byzance. En Janvier 1188, Saladin gagna le contrôle de presque tout le royaume, sauf de Tyr. Les termes du traité avec Constantinople étaient alors complètement caducs. Saladin n’entreprit évidemment rien pour livrer le moindre territoire aux byzantins, mais il permit toutefois à l’église schismatique grecque de prendre contrôle des sanctuaires chrétiens dans les territoires qu’il occupait désormais.
Pendant ce temps, les puissances d’Europe occidentale se préparaient à mettre en place une vaste campagne pour reprendre la Terre Sainte. Les sources arabes suggèrent que Saladin était alors réellement inquiet. Il s’inquiétait particulièrement du projet de l’empereur Frédéric Barberousse, de faire amener une gigantesque armée au Proche Orient. C’était donc pour Saladin le moment venu d’en appeler à l’alliance conclue avec Byzance. Il dépêcha des ambassadeurs à Constantinople afin de renégocier les termes du pacte anti-occidental. Il attendait des byzantins que ces derniers empêchent, ou du moins harcèlent, retardent et compliquent, le passage de la moindre armée croisée qui entrerait en territoire byzantin. Isaac souscrivit avec joie aux termes du nouveau traité.
Le contenu de ce traité n’est pas demeuré dans le secret. Dès le mois de septembre 1188, Conrad de Montferrat fit parvenir en Occident des lettres détaillant l’étendue de la trahison des byzantins. Il faut se rappeler ici que Conrad était lui-même marié à une princesse byzantine et que son frère Rainier avait été le beau-fils de l’empereur Manuel, et donc le mari de Marie d’Antioche. Rainier de Montferrat, ainsi que son impériale épouse, furent assassinés à Constantinople en même temps que Marie d’Antioche. Il ressort qu’en échange de l’effort que les byzantins mettraient à empêcher les armées croisée d’atteindre le Proche-Orient, Saladin aurait offert de rendre Jérusalem et la Palestine à Constantinople. En plus, une clause envisageait une campagne conjointe pour reconquérir Chypre, qui s’était rebellée et était désormais indépendante, et n’était pas encore un royaume latin.
Toutefois, Isaac maintint pendant ce temps-là une amitié de façade à l’endroit de l’Occident, négociant avec Frédéric Barberousse pour lui assurer que ses armées pourraient passer « sans subir de dommages », promettant de pourvoir à l’établissement de marchés de denrées sur leur chemin et d’assurer un « échange équitable » des monnaies. Juste avant de partir en Croisade, en mai 1189, l’empereur Fréderic envoya des ambassadeurs à Constantinople pour annoncer son arrivée imminente. Ses ambassadeurs furent promptement emprisonnés, et leurs chevaux et leurs biens furent donnés aux représentants de Saladin en poste dans la capitale byzantine.
Ceci n’arrêta pas l’empereur Frédéric. Lorsque les croisés germaniques ne trouvèrent aucun marché où ils auraient pu acheter leurs provisions, ils se mirent à se servir eux-mêmes. Lorsque des unités de l’armés byzantine, misérablement déguisées en « bandits » se mirent à les harceler, les croisés les détruisirent. De Nish jusqu’à Sofia, l’empereur Barberousse mit les byzantins en déroute, les faisant sortir de leurs fortifications, et à Philippopolis, il les défit totalement. Il ravagea la Thrace d’Enos jusqu’à Thessalonique, exigeant la libération de ses ambassadeurs. Toutefois, il refusa de céder aux pressions venues de son entourage, lesquels voulaient le convaincre de lancer son armée sur Constantinople. Barberousse demeura fidèle à son vœu et à son but, qui était la libération de Jérusalem, et non la conquête d’un pays chrétien.
En février 1190, Isaac se rendit finalement à l’évidence : Saladin n’avait aucune intention de l’aider à arrêter l’avancée de Barberousse. Or, sans cette aide, il lui était impossible de le stopper. Il signa donc le traité d’Adrianople, qui promit à nouveau des marchés et des taux de change avantageux. Isaac aida Barberousse à traverser l’Asie mineure, mais renia ensuite à tout autre aspect de cet accord.
C’était sans importance. L’empereur germanique arriva bientôt dans le sultanat de Roum, où il défit promptement et radicalement l’armée seldjoukide lors de la bataille d’Iconium. Sa mort tragique, quatre mois plus tard, mit fin à la contribution allemande à la 3e croisade. Mais ce ne fut pas là l’œuvre d’Isaac.
Saladin atteste de tout ceci. Les sources arabes résument ainsi l’alliance avec Constantinople :
En vérité, le roi grec ne réussit jamais dans ses entreprises. Nous n’avons rien à gagner de son amitié, et nous n’avons rien à craindre de son inimité. – Abu Samah, cité in Charles Brand, The Byzantines and Saladin, 1185-1192 : Opponents of the Third Crusade, Journal of Medieval Studies, Volume 37, 3 Avril 1962, p.178
Mais, en ce qui concerne les relations entre Byzance et l’Occident, le mal avait été fait. Bien que l’alliance entre Damas et Constantinople cessa en 1192, elle laissa l’amertume et la méfiance en héritage. L’Occident, en particulier le Saint Empire, percevait désormais les byzantins comme des traitres à la Chrétienté. Ainsi, les massacres des latins de Constantinople en 1177 et en 1782, puis l’alliance entre Byzance et Saladin contre les croisés, telles sont les faits qui permettent de comprendre la 4e Croisade.
Source : Helena P. Schrader, Saladin and Byzantium : An unholy Alliance, 9 Avril 2020, Real Crusades History, traduction par Fide Catholica
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