Clovis est fait consul et il se met solemnellement en possession de cette dignité. Des motifs qui avoient engagé Anastase empereur d’orient à la conferer au roi des francs, et du pouvoir qu’elle lui donna dans les Gaules. Clovis établit à Paris le siege de sa monarchie.
Nous voici arrivés à un évenement de la vie de Clovis, qui fut peut-être après son baptême, celui qui contribua le plus à l’établissement de la monarchie françoise. Le roi des francs fut fait consul par l’empereur d’orient, et il fut reconnu pour consul par les romains des Gaules. Il les gouverna dans la suite en cette qualité avec autant de pouvoir qu’il en avoit sur les francs en qualité de leur roi. Commençons ce que nous avons à dire sur un aussi grand évenement, par rapporter ce qu’on en trouve dans l’histoire de Gregoire De Tours. » ce fut dans ce tems-là que Clovis reçut le diplome… etc. » il est important de remarquer ici que la narration que l’auteur des gestes, Hincmar, et Flodoard nous ont laissée de ce mémorable évenement, sont conformes à celle de Gregoire De Tours. Tous ces auteurs disent en termes exprès, que Clovis fut fait consul.
Leurs passages sont ici rapportés. On sçait, qu’ appeller à l’empereur , c’étoit déclarer qu’on portoit sa cause devant l’empereur. vous avez, dit Festus, à saint Paul, appellé à l’empereur, on vous envoyera à l’empereur. Véritablement, c’étoit être, de fait, empereur dans les Gaules, que d’y être reconnu en qualité de consul dans les circonstances où Clovis prit possession du consulat. Il étoit déja maître de presque tout ce qu’il y avoit de gens de guerre dans cette vaste contrée, lorsqu’il fut promû à cette auguste dignité, qui lui donnoit dans les affaires civiles le même pouvoir qu’il avoit auparavant dans les affaires de la guerre. Cette dignité le rendoit le superieur de tous les officiers civils des Gaules, comme il y étoit déja le chef des officiers militaires. En un mot, la nouvelle dignité de Clovis lui conferoit le droit de commander en vertu des loix à tous les romains des Gaules qui se disoient encore sujets de l’empire, et ce prince avoit en main la force necessaire pour se faire obéir. S’il est permis de s’expliquer ainsi, Clovis tenoit déja le sceptre dans la main droite, et l’empereur Anastase en le faisant consul, lui mit la main de justice dans la main gauche.
Enfin, le prince dont Clovis se reconnoissoit de nouveau l’officier, en acceptant la dignité qui venoit de lui être conferée, faisoit son séjour à Constantinople. éloigné des Gaules à une si grande distance, il ne pouvoit pas y avoir d’autre autorité que celle dont il plairoit au roi des francs de l’y faire jouir. Ainsi l’on avoit raison de s’adresser à Clovis, non-seulement comme au consul, mais comme à l’empereur lui-même. Autant qu’on peut le conjecturer en se fondant sur ce qu’on sçait des maximes politiques des romains et de la situation où l’empire étoit alors, Clovis après avoir exercé le consulat durant l’année cinq cens dix, devoit continuer à gouverner toujours les Gaules, du moins en qualité de Patrice ou de proconsul. Il auroit été trop difficile de mettre en possession son successeur au consulat. Pourquoi donc le nom de Clovis n’est-il pas écrit dans les fastes sur l’année cinq cens dix, puisqu’il étoit cette année-là consul ? Pourquoi ne trouve-t-on sur cette année dans les fastes de Cassiodore, dans ceux de Marius Aventicensis et dans les autres qui passent pour autentiques, qu’un seul consul, le celebre Boéce, alors un des ministres de Theodoric, et si connu par ses écrits et par ses malheurs ?
Je réponds. L’objection seroit d’un grand poids, si nous avions encore les fastes publics qui se rédigeoient alors dans les Gaules, et sur lesquels on écrivoit jour par jour, ainsi qu’il le paroît quand on lit la mention qu’en fait Grégoire De Tours les évenemens qui interessoient particulierement cette province de l’empire ; mais nous n’avons plus ce journal, et pour parler comme Tacite le diurna actorum scriptura du prétoire des Gaules. Les fastes autentiques du sixiéme siécle qui nous sont demeurés, et qui nous apprennent nûement le nom des consuls, sont encore, ou des fastes redigés par des particuliers, ou tout au plus des fastes publics rédigés dans Rome ou dans Arles. Theodoric étoit le maître dans ces deux villes, et ce prince n’aura pas voulu qu’on inscrivît le nom de Clovis dans nos monumens, parce qu’il devoit être mécontent que les romains d’orient eussent conferé au roi des francs une dignité dont il pourroit bien se prévaloir un jour contre les ostrogots. Ils devoient apprehender que Clovis n’entreprît de faire valoir son autorité de consul dans la partie du partage d’occident dont ils étoient maîtres. Enfin il paroît qu’Anastase avoit en conferant la dignité de consul d’occident à Clovis, donné atteinte au concordat qu’il avoit fait avec Theodoric, puisque suivant cette convention dont nous avons déja parlé, le consulat d’occident ne devoit être rempli que par le sujet que le roi des ostrogots presenteroit à l’empereur d’orient pour être nommé consul.
Dès que l’on a quelque connoissance des usages de l’ancienne Rome, on reconnoît dans la ceremonie que Clovis fit à Tours pour prendre solemnellement possession du consulat, la marche de ceremonie que faisoient ceux qui entroient en exercice des fonctions de cette dignité, et qui s’appelloit entrée consulaire , ou processus consularis . Quelques-uns de nos meilleurs historiens, fondés sur le témoignage d’auteurs, qui n’ont écrit que sous la troisiéme race de nos rois, ou sur leurs propres conjectures, ont prétendu qu’Anastase n’avoit point conferé le consulat à Clovis, mais seulement le patriciat . Je ne serai pas long à les réfuter. Gregoire De Tours qui a vêcu dans un siecle où il y a eu encore des consuls et des patrices, et qui a vû tant de personnes qui avoient vû Clovis, n’a point pû si méprendre, ni dire que Clovis avoit été fait consul s’il eût été vrai que ce prince avoit été fait seulement patrice. Notre historien sçavoit trop bien pour cela la difference qui étoit entre ces deux dignités, et que le patriciat, quoiqu’il fût une dignité superieure à celle de préfet d’un prétoire, étoit néanmoins subordonné au consulat, ainsi que nous l’avons montré dans le dix-neuviéme chapitre du second livre de cet ouvrage.
D’ailleurs, aucun des deux premiers auteurs qui ont écrit sur l’histoire de France après Gregoire De Tours, et qui ont écrit sous la premiere race, ne dit que Clovis ait alors été fait seulement patrice. Frédégaire ne parle ni du patriciat ni du consulat de Clovis ; l’auteur des gestes des francs dit au contraire, que ce fut le consulat que l’empereur Anastase confera au roi Clovis ; que ce dernier, qui étoit à Tours lorsqu’il reçut les lettres de provision de la dignité de consul, y en prit solemnellement possession, et que dès-lors chacun eut recours à lui comme étant consul ; et même, comme s’il avoit été empereur. Hincmar écrit aussi dans la vie de saint Remy, que Clovis fut fait consul et non point patrice. Nous venons de rapporter le passage où cet historien le dit positivement. Flodoard qui a écrit sous la seconde race, dit aussi qu’Anastase confera le consulat à Clovis. Nous venons de rapporter le passage de cet auteur. Aimoin qui n’a écrit que sous les rois de la troisiéme race, est le premier qui ait dit qu’Anastase n’avoit conferé à Clovis que le patriciat. Selon lui, les envoyés de l’empereur Anastase ne remirent à Clovis dans la ville de Tours que les provisions du patriciat ? Peut-on mettre en balance l’autorité de cet historien avec celle des quatre auteurs qui ont écrit sous la premiere ou sous la seconde race, et qui disent tous unanimement, et sans être contredits par aucun de leurs contemporains, que Clovis fut fait consul.
Aimoin d’ailleurs se réfute lui-même, car après avoir dit ce qu’on vient de lire, il ajoute que Clovis se para des vêtemens consulaires, et il termine son récit par ces paroles. » depuis ce tems-là Clovis se trouva digne d’être appellé consul et empereur. » tout ce que peut prouver la narration d’Aimoin, c’est que ce religieux prévenu de l’idée que les francs s’étoient rendus maîtres des Gaules par voye de conquête, n’aura pas pû croire que l’empereur eût voulu conferer la puissance consulaire à l’ennemi du nom romain. Aimoin aura donc changé, de son autorité, le consulat en patriciat, qui souvent n’étoit plus qu’une dignité honoraire. Ce qui a trompé Aimoin, peut bien aussi avoir trompé les auteurs modernes qui ont suivi son sentiment. Non-seulement Clovis prit possession solemnellement de sa nouvelle dignité, mais il en porta encore ordinairement les marques. Du moins c’est ce qu’un des plus précieux monumens des antiquités françoises donne lieu de présumer. J’entends parler de la statue de ce prince, qui se voit avec sept autres representantes un évêque, quatre rois et deux reines, au grand portail de l’église de saint Germain des prez à Paris. Dom Thierri Ruinart nous a donné dans son édition des œuvres de Gregoire De Tours l’estampe de ce portail, ainsi que l’explication des huit figures qui s’y trouvent, et que les antiquaires croyent du tems où l’on bâtit l’église, ce qui fut fait sous le regne de Childebert un des fils du roi Clovis. Voici ce que notre auteur dit concernant la statuë de ce prince, qui est la seconde de celles qui sont à main droite quand on sort de l’église. » la statuë qui est après celle de l’évêque saint Remy, represente un roi… etc. » quoique le sentiment de Dom Thierri Ruinart soit très-plausible de lui-même, et qu’il soit encore appuyé sur l’autorité de Dom Jean Mabillon, cependant il n’a pas laissé d’être combattu par un auteur anonime. Mais la réponse que Dom Jacques Bouillart a faite à ce critique, satisfait si bien à ses difficultés, qu’il seroit inutile d’employer d’autres raisons à les détruire : ainsi je me contenterai d’une nouvelle observation pour confirmer le sentiment des sçavans benedictins que je viens de citer. C’est que des cinq figures de rois qui sont au portail de saint Germain des prez, celle qui represente Clovis est la seule qui porte à ses pieds de ces souliers à lune , qui chez les romains étoient une espece de chaussure particuliere aux personnes principales de l’état.
On remarque donc en observant la statuë dont je parle, que chaque soulier est recouvert d’un second soulier, ou d’une espece de galoche coupée en forme de croissant un peu plus bas que le cou du pied, comme pour laisser voir la peau ou l’étoffe du premier soulier, du soulier interieur, laquelle étoit d’une couleur differente. J’ajouterai encore que la statuë de Clovis placée sur son tombeau dans l’église de sainte Genevieve du mont à Paris, et qui peut bien avoir été copiée d’après une autre fort ancienne, lorsqu’on restaura le mausolée, represente aussi le prince chaussé avec des souliers à lune . Ces souliers particuliers étoient même suivant l’apparence, encore en usage parmi les romains dans le neuviéme siecle de l’ère chrétienne. éghinard après avoir dit que Charlemagne affectoit d’aller toujours vêtu à la maniere des francs, et qu’il ne porta même que deux fois l’habit romain, nous apprend que lorsque cet empereur voulut bien par complaisance pour le pape Adrien et dans la suite pour le pape Leon, s’en revêtir, il prit outre la tunique et la robe, des souliers de la forme en usage parmi ceux ausquels il voulut bien ressembler ces jours-là. Je crois néanmoins qu’en faveur de ceux qui n’ont pas fait une étude particuliere des antiquités romaines, je dois encore ajouter un éclaircissement à ce qu’on vient de lire concernant la statuë de Clovis ; c’est qu’il étoit d’usage à Rome que les consuls y portassent un sceptre ou un bâton d’yvoire surmonté d’un aigle, comme une des marques de leur autorité. C’est même par le moyen du sceptre dont nous parlons, que les antiquaires distinguent celles des médailles imperiales qui representent le triomphe d’un empereur, d’avec celles qui representent la marche consulaire , d’un empereur qui prenoit possession du consulat.
Dans toutes ces médailles, le prince est également representé monté sur un char tiré par quatre chevaux attelés de front : mais dans les médailles qui representent une marche consulaire , l’empereur tient en main un sceptre terminé par un aigle, au lieu qu’il tient une branche de laurier dans celles qui representent un triomphe. Nous avons déja parlé trop de fois de l’honneur que les rois barbares se faisoient d’obtenir les grandes dignités de l’empire romain, et de l’avantage qu’ils trouvoient à les exercer, pour discourir ici bien au long sur les motifs qui engagerent Clovis d’accepter le consulat ? Combien de cités qui n’avoient donné des quartiers aux francs qu’à condition qu’ils ne se mêleroient en rien du gouvernement civil, devinrent suivant les loix, soumises à l’autorité de Clovis dès qu’il eut pris possession de sa nouvelle dignité ? Elle le rendoit encore le vicaire d’Anastase dans tout le partage d’occident où il n’y avoit point alors d’empereur, et par conséquent elle mettoit ce roi des francs en droit d’entrer en connoissance de ce qui se passoit dans les provinces de ce partage tenuës par les gots ou par les bourguignons. Clovis en devenant consul, n’étoit-il pas devenu en quelque sorte le chef, et par conséquent le protecteur de tous les citoyens romains qui habitoient dans ces provinces ? Voilà ce qui fait dire à Gregoire De Tours, que l’autorité de Clovis avoit été reconnuë generalement dans toutes les Gaules, quoique ce prince n’ait jamais assujetti les bourguignons, qui en tenoient presque un tiers, et quoiqu’à sa mort, les gots y possedassent encore les pays appellés aujourd’hui la Provence et le bas-Languedoc.
Si nous ne voyons pas que Clovis ait fait beaucoup d’usage du pouvoir que la dignité de consul lui donnoit sur les romains des provinces de la Gaule, tenuës par les bourguignons et par les gots, c’est qu’il mourut environ dix-huit mois après avoir pris possession de cette dignité, et qu’il employa presque tout ce tems-là à l’exécution d’un projet plus important pour lui, j’entends parler du projet de détrôner les rois des autres tribus des francs, et de les obliger toutes à le reconnoître pour souverain. Quant à l’empereur Anastase, que pouvoit-il faire de mieux lorsque les provinces du partage d’occident étoient occupées par differentes nations barbares, et lorsque les romains ne pouvoient plus esperer de les en faire sortir par force, que de traiter avec une de ces nations afin de l’armer contre les autres, et de l’engager à les en chasser, dans l’esperance qu’après cela elle deviendroit elle-même une portion du peuple romain avec qui elle se confondroit ? C’étoit le seul moyen de rétablir l’empire d’occident dans sa premiere splendeur, comme de donner à l’empereur d’orient un collegue qui eût les mêmes interêts que lui, un collegue dont il pût se flatter de recueillir la succession au cas qu’un jour elle devînt vacante. Les romains d’occident dont on écoutoit les representations à Constantinople, devoient avoir de leur côté de pareilles vûës. Dès qu’il n’étoit plus question que de choisir le peuple que la nation romaine adopteroit, pour ainsi dire, la nation romaine devoit donner la preference aux francs les moins barbares de tous les barbares et les plus anciens alliés de l’empire. D’ailleurs, les francs étoient le seul de ces peuples qui fît profession de la religion catholique, et qui fût de même communion que les romains d’occident. Il est vrai qu’Anastase lui-même n’étoit pas trop bon catholique ; mais son erreur n’étoit point la même que celle des gots et des bourguignons, et les sectaires haïssent plus les sectaires dont la confession de foi est differente de la leur, qu’ils ne haïssent les catholiques.
L’esprit humain si sujet à l’orgueil, s’irrite plus contre les hommes, qui voulant bien sortir de la route ordinaire, refusent cependant d’entrer dans la voye qu’on leur enseigne, et qui osent en choisir d’autres, qu’il ne s’irrite contre ceux qui malgré ces raisonnemens, veulent continuer à marcher dans la route que leurs ancêtres ont tenuë. L’homme se contente de regarder ces derniers comme des personnes qu’un fol entêtement rend à plaindre ; mais il hait les premiers comme des personnes qui lui refusent la justice qu’il croit mériter. Enfin Theodoric roi des ostrogots étoit suspect par bien des raisons, à la cour de Constantinople ; et l’empereur d’orient, qui avoit alors des affaires fâcheuses, faisoit un coup d’état en lui donnant en occident un rival aussi capable de le contenir, que l’étoit le roi des francs, qui promettoit sans doute tout ce qu’on vouloit. Nous serions au fait des engagemens que Clovis peut avoir pris alors avec Anastase, si nous avions l’acte de la convention qu’ils firent, et même si nous avions seulement la lettre que l’empereur Justinien, un des successeurs d’Anastase écrivit vers l’année cinq cens trente-quatre au roi Theodebert fils du roi Thierry, le fils aîné de Clovis, pour féliciter Theodebert sur son avenement à la couronne. Malheureusement cette lettre de Justinien est encore perduë, et nous n’avons plus que la réponse qu’y fit Theodebert.
On ne laisse pas néanmoins de voir par cette réponse que Justinien accusoit dans sa lettre Clovis, de n’avoir pas tenu plusieurs promesses qu’il avoit faites aux empereurs. Voici la substance de cette réponse. Theodebert après avoir dit à Justinien qu’il a donné audience à ses ambassadeurs, et qu’il a reçû ses presens, continuë ainsi. » nous ne sçaurions vous remercier assez de la magnificence de vos dons,… etc. » comme Thierri le pere de Theodebert n’eut jamais rien à démêler avec les prédecesseurs de Justinien, on voit bien que ce n’est point de Thierri, mais de Clovis qui doit avoir souvent traité avec eux, que cet empereur parloit dans sa lettre à Theodebert. Le mot de genitor , par lequel Theodebert désigne dans sa réponse le roi dont Justinien flétrissoit la mémoire, signifie non-seulement pere , mais encore un des ayeuls. Il convient donc aussi-bien dans la bouche de Theodebert à Clovis ayeul de ce prince, qu’à Thierri pere de ce même prince. Il est vrai que M De Valois explique autrement que nous cette lettre de Theodebert. Après avoir observé, comme nous l’avons fait, que le prince qui s’y trouve, et désigné et justifié sans y être nommé, ne sçauroit être le roi Thierri premier ; il conclut qu’elle est écrite, aussi-bien que deux autres dont nous parlerons dans la suite, par le roi Theodebert second fils de Childebert roi d’Austrasie, et monté sur le trône en cinq cens quatre-vingt-quinze, à l’empereur Maurice, monté de son côté sur le trône de Constantinople en cinq cens quatre-vingt-deux, et qui l’occupa jusqu’à l’année six cens deux.
Mais comme les conjectures sur lesquelles M De Valois appuye son opinion, ne sont rien moins que décisives, et comme d’un autre côté, il n’y a rien dans la lettre dont il est question, que Theodebert Premier n’ait pû écrire à Justinien, je m’en tiens à la suscription de cette lettre, et cette suscription, qui est la même dans tous les manuscrits, dit positivement qu’elle est écrite à l’empereur Justinien par le roi Theodebert. D’ailleurs toutes les apparences favorisent ce sentiment. On verra dans le chapitre sixiéme du cinquiéme livre de notre histoire, que l’année même de la mort de Thierri fils de Clovis ; c’est-à-dire en cinq cens trente-quatre, Justinien voulut traiter, et qu’il traita réellement avec Theodebert et les autres rois des francs, pour les obliger à ne point le troubler dans son entreprise contre les ostrogots, dont il étoit sur le point de commencer l’exécution. Il est donc très-probable que Justinien aura commencé à entrer alors en négociation avec les rois francs, en écrivant à Theodebert, qui comme fils et successeur de Thierri, l’aîné des enfans de Clovis, étoit le chef de la maison royale, une lettre de conjoüissance sur son avenement à la couronne. C’est à cette lettre, que nous n’avons plus, que Theodebert aura fait la réponse dont on vient de lire le contenu. Il n’est pas difficile après cela de concevoir que Justinien, qui jettoit dans sa lettre quelques propositions du traité qu’il fit bien-tôt avec les rois francs, y avoit fait entendre qu’il se flattoit que ces princes exécuteroient plus fidelement les conventions qu’ils feroient avec lui, que Clovis n’avoit exécuté ses conventions avec l’empereur Anastase.
Ce reproche fait à la mémoire de Clovis, aura obligé Theodebert à inserer dans sa réponse la justification de son ayeul, qu’on vient de lire. Il est vrai qu’il n’y est pas dit positivement que les engagemens qu’on accusoit Clovis d’avoir mal observés, eussent été des promesses qu’il avoit faites à l’empereur Anastase pour obtenir de lui le consulat. Mais si Clovis a jamais dû prendre des engagemens positifs et précis avec les empereurs d’orient, ç’a été pour obtenir d’eux cette dignité. En effet, les sçavans qui ont le mieux étudié les commencemens de l’histoire de notre monarchie, sont persuadés, que non-seulement le consulat ne fut conferé à Clovis, qu’en vertu d’un traité en forme fait entre lui et l’empereur Anastase ; mais que c’est de ce traité-là, qui consommoit l’ouvrage de l’établissement des francs dans les Gaules, qu’il est fait mention dans le préambule de la loi salique, sous le nom de traité de paix , dit absolument, et par excellence. Ce préambule de la loi salique, rédigée par écrit pour la premiere fois sous le regne de Thierri fils de Clovis, commence par ces paroles. l’illustre nation des francs,… etc. or, comme le dit M Eccard dans ses notes sur la loi salique : » il faut que le traité de paix , absolument dit, soit le premier traité de paix et d’alliance… etc. » ainsi Clovis, et c’est une distinction que nous avons déja faite plusieurs fois, quoiqu’il demeurât toujours en qualité de roi des francs un souverain indépendant, et qui, pour me servir de l’expression si fort usitée dans les siécles postérieurs, ne relevoit que de Dieu et de l’épée que lui-même il portoit, sera devenu en qualité de consul subordonné en quelque sorte à l’empereur des romains : mais outre que cette subordination ne subsistoit que de nom, attendu les conjonctures et l’éloignement où sont les Gaules de Constantinople, elle n’aura point paru extraordinaire.
Sans répeter ce que nous avons dit des rois des bourguignons et de ceux des visigots, on a vû dès le premier livre de cet ouvrage, des rois francs exercer les grandes dignités de l’empire romain. Enfin dans le commencement du sixiéme siécle, et dans les siecles précedens, toutes les nations de l’occident avoient encore tant de vénération pour un empire qui leur avoit donné des rois en plusieurs occasions, qu’elles ne pensoient pas que leurs chefs dérogeassent à la dignité royale, lorsqu’ils entroient, pour ainsi dire, au service de la république romaine. Aujourd’hui que les princes sont bien plus délicats qu’ils ne l’étoient alors sur les droits de la souveraineté, n’est-il pas ordinaire d’en voir plusieurs qui ne dépendans dans une partie de leurs états d’aucun autre pouvoir que de celui de Dieu, veulent bien tenir d’autres états où ils sont dépendans d’un pouvoir humain supérieur au leur, et à qui même ils doivent compte de leur administration en plusieurs rencontres. Le roi de Suede et le roi de Dannemarc ne tiennent leur couronne que de Dieu, et ils ne sont en qualité des rois subordonnés à aucun autre potentat ; cependant le roi de Suede en qualité de duc de Poméranie, et le roi de Dannemarc en qualité de duc de Holstein, sont feudataires de l’empereur et de l’empire d’Allemagne.
Le roi de Pologne et le roi de Prusse ne sont-ils pas aussi feudataires de la même monarchie, le premier en qualité d’électeur de Saxe, et le second en qualité d’électeur de Brandebourg ? Charles Second roi d’Espagne, lui qui étoit seigneur suprême de tant d’états, n’étoit-il pas feudataire de l’empire d’Allemagne, comme duc de Milan, et Feudataire du saint siege, comme roi de Naples. Louis Douze et François Premier ne se sont-ils pas avoués feudataires de l’empire, tandis qu’ils tenoient son fief de Milan ? Enfin a-t-on vû Guillaume Troisiéme roi d’Angleterre, renoncer, après qu’il fut monté sur le trône, à la charge de capitaine et d’amiral général de la république des sept provinces-unies des Païs-Bas, et à celle de Statholder ou de gouverneur particulier de cinq de ces provinces, quoiqu’en qualité de capitaine et d’amiral général, il lui fallût obéir aux ordres des états généraux, et qu’en qualité de Statholder, il ne fût que le premier officier des états de chacune des cinq provinces dont il étoit Statholder. Dans tous les siécles, comme dans toutes les conditions, l’orgueil du rang a toujours fléchi sous la passion de dominer. Nous parlerons du tems que devoit durer l’autorité consulaire de Clovis, et de la réunion de cette autorité à la couronne des francs, dans le second chapitre du sixiéme livre de cet ouvrage. Au sortir de Tours, Clovis vint à Paris, où suivant le pere de notre histoire, il plaça le siége de sa royauté, et fixa le trône de la monarchie ; c’est-à-dire, qu’il établit dans Paris le tribunal où il rendoit justice aux francs saliens, en qualité de leur roi, comme le prétoire où il rendoit justice aux romains, en qualité de consul, et qu’il en fit le lieu de sa résidence ordinaire et de celle des personnes de l’une et de l’autre nation qui avoient part à l’administration de l’état, ou qui vouloient y avoir part.
Voilà pourquoi Gregoire De Tours, pour nous donner une idée de l’esprit de retraite dans lequel vêcut sainte Clotilde, dès qu’elle se fut confinée à Tours quelque tems après la mort de Clovis, dit qu’après la mort de ce prince, on la vit rarement à Paris, c’est-à-dire, à la cour. Voilà pourquoi la ville de Paris ne fut point mise dans aucun lot quand les enfans de Clovis partagerent entr’eux son royaume, et qu’au contraire il fut alors convenu, qu’ils la possederoient en commun, et comme on le dit, par indivis . Ainsi quoique Childebert fils, et l’un des quatre successeurs de Clovis, tînt ordinairement sa cour à Paris, et que Paris fût le lieu de sa résidence ordinaire, il n’avoit cependant que sa part et portion dans la souveraineté de cette ville qui continua d’être le lieu de rendez-vous où se traitoient les affaires communes à tous les sujets de la monarchie, quoique depuis la division de cette monarchie en plusieurs partages, elle eût apparemment cessé d’être le lieu où l’on rendoit aux particuliers la justice en dernier ressort. En effet, nous verrons dans le second chapitre du cinquiéme livre, que quoique Charibert petit-fils de Clovis eût eu le même partage qu’avoit eu Childebert son oncle, celui des partages dont Paris étoit comme la capitale, Charibert cependant, n’avoit à sa mort qu’un tiers dans la ville de Paris. Enfin voilà pourquoi les rois petits-fils de Clovis, à qui l’experience avoit enseigné de quelle importance il étoit qu’aucun d’entr’eux ne s’appropriât la ville capitale de toute la monarchie, avoient stipulé en faisant quelque nouveau pacte de famille ; que celui des compartageans qui mettroit le pied dans Paris sans le consentement exprès des autres, seroit déchû de la part et portion qu’il y auroit, et voilà pourquoi chacun d’eux avoit promis d’observer cette condition, en faisant des imprécations contre lui-même s’il étoit assez malheureux pour y manquer. Le siege de la monarchie françoise est encore dans le lieu où Clovis le plaça en cinq cens dix. Les royaumes sur lesquels regnoient ses enfans après qu’ils eurent partagé la monarchie françoise, ont bien eu chacune une espece de capitale particuliere, mais Paris est toujours demeuré la capitale de la monarchie françoise.
Jean-Baptise Dubos, Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, Livre 4, Chapitre 18, Paris, 1742.