(…) puisque certains sont plongés dans la boue, difficiles à guider, à persuader et dépendants de leur chair, allons, montrons-leur sa providence à travers ses œuvres mêmes, autant que cela nous est possible. Car la décrire tout entière n’est pas facile, ni même sous le moindre de ses aspects, tant elle est infinie et indicible, brillant à travers les petites et les grandes choses, les choses visibles et invisibles. Nous ferons d’abord appel aux choses visibles pour en donner la preuve. Cette création admirable et toute harmonieuse, il ne l’a faite pour personne d’autre que pour toi et, s’il l’a rendue si belle, si grande, diverse, riche, propre à satisfaire tous les besoins, utile, et sous tous les rapports bienfaisante, capable de nourrir et d’entretenir le corps, de développer la vie religieuse de l’âme, de mener vers la connaissance de Dieu, c’est à cause de toi.
Car les anges n’en avaient pas besoin. Comment en auraient-ils eu besoin, eux qui existaient avant qu’elle fût ? Qu’ils soient beaucoup plus anciens qu’elle, écoute comment Dieu le dit à Job en s’entretenant avec lui : « Quand les astres parurent, tous les anges me louèrent et me chantèrent d’une voix puissante. (Job 38,7) » C’est-à-dire qu’ils étaient frappés d’admiration devant l’abondance des astres, leur beauté, leur ordre, leur utilité, leur diversité, leur clarté, leur éclat, leur harmonie et toutes leurs autres qualités qu’ils embrassent du regard beaucoup plus distinctement que nous. Mais il n’a pas seulement embelli le ciel d’astres, il l’a orné du soleil et de la lune te procurant dans chaque circonstance tantôt un grand plaisir, tantôt une grande utilité. Quoi de plus merveilleux que le ciel qui tantôt resplendit sous le soleil, tantôt, comme sous les feux d’un regard, illumine la terre du nombre infini des astres et donne aux matelots et aux voyageurs des guides qui les prennent, en quelque sorte, par la main ? Celui qui fend la mer, assis au gouvernail, devant les assauts des vagues et l’élan des eaux déchaînées sous la poussée des vents violents, s’engage dans l’ombre d’une nuit sans lune, plein de confiance dans le chemin qui lui est indiqué. Et l’astre, bien qu’il soit situé dans les hauteurs, guide avec précision, comme s’il était proche et dans son voisinage, l’homme qui se trouve à une si grande distance ; il l’entraîne au port sans lui parler ; en montrant la route aux yeux des marins, il leur permet de fendre la mer en sécurité, et leur indique les moments favorables, si bien que tantôt ils retiennent le bateau dans le port, tantôt ils l’entraînent vers la haute mer, pleins de confiance et de façon à ne pas subir de naufrage, malgré l’incertitude de l’avenir impossible à prévoir, en tombant sur un jour de tempête.
Les astres ne déterminent pas seulement tout ce qui sert à mesurer le contenu des années et les saisons favorables, mais ils indiquent, avec beaucoup de précision, chaque nuit l’heure et le mouvement du temps et permettent à ceux qui les regardent de voir à quel moment la plus grande partie s’en est écoulée, à quel moment il en reste le moins ou le contraire, ce qui est utile non seulement aux navigateurs, mais encore aux voyageurs pour ne pas se mettre en route à une heure défavorable de la nuit et ne pas rester chez eux, à un moment où il convient de partir. Sur ce point, en même temps que les astres, les phases de la lune donnent des indications précises auxquelles on peut se fier. En effet, de même que le soleil règle les heures du jour, de même la lune règle celles de la nuit ; elle rend, de plus, bien d’autres services : en répandant un air tempéré, elle produit de la rosée pour faire germer les semences ; elles est aussi utile pour organiser, la vie des hommes chez eux, occupant une place intermédiaire entre le chœur des astres et l’éclat du soleil, inférieure à celui-ci, mais supérieur à ceux-là et beaucoup plus grande.
De cette variété naissent pour ceux qui contemplent les astres un plaisir et une utilité qui ne sont pas négligeables, aussi bien que des avantages précis : celui qui permet de prévoir les moments favorables, celui qu’on tire des heures, de la mesure du temps, longueur ou brièveté, celui qu’on tire de leur diversité impossible à décrire. On peut voir l’un tout petit, l’autre plus grand et plus brillant et certains d’entre eux apparaissent à des moments différents. En effet, la surabondance de l’ingénieuse sagesse crée partout une diversité infinie ; en même temps qu’elle donne la preuve de sa puissance personnelle à réaliser des merveilles, elle songe au profit de ceux qui regardent, elle leur offre toutes sortes d’avantages impossibles à énumérer et, en plus de tout cela, le plaisir des yeux.
Quoi de plus charmant, en effet, que le ciel qui s’étend au-dessus de la tête, tantôt comme un voile pur et transparent, tantôt comme une prairie émaillée de fleurs et montrant sa couronne ? Il n’est certes pas aussi agréable de voir une prairie dans la journée, qu’il est agréable et charmant de voir, la nuit, le ciel constellé de toutes parts des mille fleurs des astres, fleurs qui ne se fanent jamais, mais qui montrent toujours leurs beauté pure et particulière. Quoi de plus agréable, une fois la nuit disparue, et avant que ne dardent les rayons du soleil, lorsque le ciel s’empourpre d’un voile safrané aux premières lueurs du soleil levant ? Quel spectacle serait plus beau que celui du soleil qui se lève après l’aurore et, en un instant, illumine des feux de ses rayons toute la terre, toute la mer, toute montagne, et vallons et collines, et le ciel tout entier, et dépouillant les choses visibles du manteau de la nuit, les montre toutes à nos yeux dans leur nudité ?
Comment ne serait-on pas frappé d’admiration devant sa course, sa marche régulière, son service sans défaillance et libre pendant de si longues périodes d’années, sa beauté toujours épanouie, sa clarté, son éclat, sa pureté qui, tout en se mêlant à tant de corps, n’en est nullement souillée ? Et aussi devant son utilité impossible à décrire, celle qu’il a pour les semences, les plantes, la constitution des hommes, des quadrupèdes, des poissons, des airs, des pierres, des plantes, pour la terre, la mer, l’air, en un mot, pour tout ce qu’on voit. Car tout a besoin de lui, profite de ses bienfaits, devient meilleur lorsqu’il en reçoit sa part et non seulement les corps et les plantes, mais aussi les eaux, les marais, les sources, les fleuves, la nature elle-même de l’air qui en est allégé, purifié et plus transparent.
C’est pourquoi, voulant montrer sa beauté, sa lumière toujours radieuse, le moment où il atteint le point le plus élevé, son éclat, qui jamais ne se ternit, sa splendeur, sa forme parfaite, le service qu’il fait sans défaillance et en toute liberté, le psalmiste dit : « Dans le soleil, il a placé sa tente », c’est-à-dire dans les cieux mêmes. Il dit cela en parlant de la tente de Dieu. « Et lui-même comme un époux qui sort de la chambre nuptiale (Ps. 19 (18); 5-6). » Ensuite montrant le zèle avec lequel il fait son service, le psalmiste ajoute : « Il s’élance comme un géant pour parcourir sa route. » Puis la manière dont il suffit et dont il sert à la terre entière : « Au sommet du ciel est son point de départ et au sommet du ciel est son point d’arrivée. » Enfin l’utilité et l’aide qu’il apporte à tous : « Il n’est personne qui se dérobe à sa chaleur (Ps. 19 (18), 6-7). »
Tu pourrais encore, si tu n’étais lassé, apprendre à connaître par d’autres témoins sa providence : par les nuages, par les saisons, par les révolutions des astres, par les vents, par la mer, par les êtres de toute sorte dont elle est le séjour, par la terre et les quadrupèdes qui l’habitent, par les reptiles, par les oiseaux qui parcourent les airs, par ceux qui vivent sur la terre ferme, par les animaux amphibies qui vivent dans les marais, par les sources et les fleuves, par la terre habitée, par celle qui est inhabitée, par les semences qui germent, par les arbres, par les plantes, par ce qui pousse dans les lieux déserts, dans ceux qui ne le sont pas, par la flore des plaines, des ravins, des montagnes, des vallées, par les plantes qui croissent d’elles-mêmes, par celles qui sont le fruit de l’effort et de la culture, par les animaux apprivoisés, par ceux qui ne le sont pas, par les bêtes sauvages et les bêtes familières, par les grandes et les petites, par les oiseaux qui apparaissent en hiver, en été, en automne, par les quadrupèdes, par les poissons, par les plantes, par les herbes, par ce qui vit la nuit, par ce qui vit le jour, par les pluies, par la mesure des années, par la mort, par la vie, par le labeur qui nous est échu en partage, par la tristesse, par la détente, par la nourriture et la boisson qui nous ont été données, par les mœurs, par les arts, par le bois, par la pierre, par les montagnes qui recèlent des métaux, par la mer navigable, par celle qui se refuse à la navigation, par les îles, par les ports, par les côtes escarpées, par ce qui apparaît à la surface de la mer, par la profondeur des eaux, par les éléments de la nature dont le monde a été composé pour nous, par la répartition des saisons, par la longueur différente du jour et de la nuit, par la maladie et par la santé, par nos membres, par la constitution de notre âme, par les arts, par l’habileté qu’ils requièrent et qui a été donnée aux hommes, par les avantages que nous procurent les bêtes dépourvues de raison qui sont à notre service, par les plantes et autres choses créées, par les êtres vivants les plus petits et les plus ordinaires. Quoi de plus petit et de plus vilain qu’une abeille ? Quoi de plus ordinaire que les fourmis et les cigales ? Cependant, elles aussi parlent clairement de la providence, de la puissance, de la sagesse de Dieu. C’est pourquoi le prophète qui a été jugé digne d’être si abondamment inspiré de l’Esprit, s’arrêtant sur l’ensemble de la création et ayant évoqué un certain nombre de détails, fit entendre, sous l’effet d’une profonde stupeur, cette admirable parole : « Comme elles sont grandes vos œuvres Seigneur ! Vous avez tout fait avec sagesse (Ps. 104 (103),24). » Et tout cela pour toi, ô homme !
En effet, les vents ont aussi été créés pour toi – car nous reviendrons, encore une fois, au début de notre discours – pour rafraîchir nos corps fatigués, nettoyer la boue produite par la terre détrempée, l’air alourdi par la fumée, le feu et les autres exhalaisons, pour atténuer la chaleur des rayons solaires, pour alléger la suffocation de l’été, pour nourrir les semences, pour faire pousser les plantes, pour t’accompagner sur mer, pour être sur terre au service de la culture : tantôt ils poussent les bateaux plus vite que la flèche et rendent ainsi la navigation facile et agréable, tantôt ils font avec toi le tri sur l’aire et séparent la paille du grain, allégeant l’effort du travail ; pour rendre l’air léger et doux, pour te charmer, tantôt ils murmurent doucement et agréablement, tantôt ils soufflent légèrement sur les plantes et agitent les feuilles des arbres, pour te procurer en été et au printemps un sommeil plus délicieux et plus doux que le miel ; ils agissent sur la surface de la mer et sur les eaux des fleuves, comme ils font sur les arbres ; ils se montrent pour te donner, à leur vue, beaucoup de plaisir et, avant ce plaisir, te rendre grand service. De plus, ces vents sont utiles aux eaux, par ailleurs, car ils ne les laissent pas se corrompre dans la stagnation, mais ils les agitent continuellement et les ventilent en les renouvelant, en les rendant fraîches et plus aptes à alimenter les bêtes qui y prennent leurs ébats.
Si tu veux scruter la nuit elle-même, tu y verras, là aussi, la providence infinie du créateur, car elle soulage ton corps fatigué, elle délasse et détend tes membres contractés par les efforts de la journée en opérant un changement et en les préparant de nouveau, par le repos, à donner toute leur mesure. Et non seulement cela, mais elle te délivre des peines qui surviennent chaque jour, elle délasse des soucis importuns, souvent même elle calme la fièvre en amenant le sommeil comme un remède, faisant ainsi aborder l’art hésitant des médecins dans un port tranquille et délivrant de multiples souffrances. Telle est l’utilité de la nuit, si grands sont ses avantages que, pour ceux qui ont été privés de prendre en elle leur repos, le jour est souvent perdu. En effet, si l’on refuse à la faculté raisonnable le calme, la détente et la trêve de la nuit grâce auxquels toutes choses se reposent, et grâce auxquels l’âme épuisée et le corps fatigué se préparent à reprendre le travail quotidien avec une impression de vigueur, dans cet état, l’être vivant apparaîtra comme incapable de rendre aucun service. Si quelqu’un ajoute la nuit aux jours, restant éveillé et si, en travaillant ou même sans rien faire, il continue de cette façon, celui-là mourra sûrement ou, du moins, étant devenu la proie d’une longue maladie, il ne tirera plus rien du jour pour le développement de l’activité qui lui est utile, car sa force s’est éteinte.
Si, de plus, nous étendions notre discours au monde infini des poissons, ceux des étangs, ceux des sources, ceux des fleuves, ceux de la mer navigable, ceux de la mer qui se refuse à la navigation, ou bien si nous observions les races des oiseaux impossibles à décrire, ceux de l’air, ceux de la terre, ceux qui vivent à la fois sur les eaux et sur la terre – car il y en a beaucoup qui sont amphibies parmi eux – ceux qui sont méchants, ceux qui sont doux, ceux qui, étant sauvages, ont été apprivoisés, ceux qui restent toujours sauvages, ceux qui sont comestibles, ceux qui ne le sont pas, si nous examinions avec curiosité la beauté, le plumage, la voix mélodieuse de chacun, si nous nous attachions seulement aux différences de leur chant, de leur nourriture, de leur genre de vie, puis si nous décrivions leurs habitudes, leurs mœurs, leur utilité, tous les services qu’ils nous rendent, leur grandeur, leur petitesse, la manière dont ils mettent leurs petits au monde, leur nourriture, leur diversité infinie et impossible à exprimer, si nous faisions la même chose pour les poissons et si, de là, nous passions aux plantes qui poussent partout sur la terre et si nous examinions, pour chacune d’elles, leurs fruits, leur utilité, leur bonne odeur, leur aspect, leur constitution, leurs feuilles, leur couleur, leur forme, leur grandeur, leur petitesse, les services qu’elles rendent, la manière de les cultiver, les différences d’écorce, de tige, de branches, celles qui poussent dans des prairies et celles qui poussent dans des jardins, ensuite si nous passions à leurs parfums variés, si nous examinions avec curiosité les endroits de toutes sortes où elles poussent, les manières de les trouver, de les soigner, de les cultiver et le secours qu’elles nous apportent contre la maladie ; et ensuite, si nous passions aux montagnes qui renferment des métaux et qui sont elles aussi nombreuses, et si nous examinions avec soin toutes les autres choses de la création qui sont plus nombreuses encore, quel discours ou quel laps de temps nous suffirait pour en avoir une connaissance précise ?
Et tout cela, ô homme, pour toi ! Les arts pour toi, les moeurs, les villes, les bourgs, le sommeil pour toi, la mort pour toi, la vie pour toi, la croissance et tant de phénomènes naturels et ce monde si grand pour toi maintenant et plus tard, quand il sera meilleur. Qu’il sera meilleur, et cela à cause de toi, écoute Paul le dire : » La création elle-même sera délivrée de l’esclavage de la corruption », c’est-à-dire du fait d’être corruptible. Et comment elle sera favorisée d’un tel honneur à cause de toi, il l’a montré en disant : « pour la liberté de la gloire des enfants de Dieu (Rom. 8,21) ». Si mon développement n’était pas déjà trop long et ne dépassait les bornes, j’aurais bien des leçons spirituelles à tirer de la mort, et je montrerais surtout en elle la sagesse et la providence de Dieu. Je dirais bien des choses sur la corruption, sur la putréfaction, sur les vers, sur la cendre devant lesquels la plupart des gens pleurent et se lamentent parce que nos corps seront réduits en cendres, en poussière, en vers, et je montrerais même, d’après cela, son indicible providence et sa bonté pleines de sollicitude. C’est par un effet de sa providence, de sa bonté, qu’il nous a créés nous qui n’existions pas ; pour la même raison, il a voulu que nous mourions et que nous finissions de cette manière. Car si les choses créées sont différentes, elles sont le fruit d’une même bonté : celui qui est parti ne s’en trouvera pas lésé, celui qui vit en tire un très grand profit, trouvant dans le corps qui n’est pas le sien une leçon personnelle.
Lorsqu’on voit un homme qui marchait hier et les jours précédents à côté de soi, cet homme-là changé en vers, en putréfaction, en cendre, en poussière, même si l’on a le fol orgueil du diable, on est saisi de crainte, on est rabaissé, on est ramené à une juste mesure, on apprend à réfléchir et on fait entrer dans son esprit, la mère de tous les biens : l’humilité. De son côté, celui qui est parti ne s’en trouve pas lésé, car il recevra en échange un corps incorruptible et immortel et celui qui est encore dans la lice tire les plus grands avantages de ce dont l’autre n’est pas lésé. La mort nous a donc été donnée pour notre existence comme un maître éminent de vie spirituelle, formant notre pensée, enchaînant les passions de l’âme, apaisant ses tempêtes et établissant le calme. Après avoir compris, d’après ce que nous avons dit et d’après bien d’autres choses encore, que la providence de Dieu resplendit de façon plus éclatante que la lumière d’ici-bas, ne scrute pas curieusement les choses qui te dépassent, ne poursuis pas les choses insaisissables, en cherchant la cause de tout. Car l’existence même, il nous l’a accordée par pure bonté, n’ayant nullement besoin de notre service. Il faut l’admirer l’adorer, non parce qu’il nous a créés, non parce qu’il nous a donné une âme spirituelle et raisonnable, non parce qu’il nous a fait meilleurs que toutes les autres créatures, non parce qu’il nous a remis la royauté sur les choses visibles et qu’il nous en a remis le sceptre, mais parce qu’il n’avait nullement besoin de nous. Le signe admirable de sa bonté, le voici : c’est que sans avoir besoin de notre service, il nous a appelés à l’être. En effet, avant que nous existions ainsi que les anges et les puissances d’en haut, il était, possédant sa propre gloire et sa béatitude. C’est uniquement par amour qu’il nous a appelés à l’être et tout cela, il l’a fait à cause de nous et bien d’autres choses encore.
Saint Jean Chrysostome, Sur la Providence de Dieu, chapitre VII, Preuve de la providence de Dieu par la création