Louis Veuillot : La vie d’un prêtre abandonné dans l’Algérie coloniale en 1840

– Monsieur l’Abbé, permettez-moi de vous demander comment vous êtes ici, et ce que vous y êtes ?

– Hélas ! Monsieur, me répondit-il, je suis le pauvre curé de Mostaganem.

– Que Dieu soit loué ! repris-je, je pourrai donc entendre la messe demain ?

La physionomie du bon curé me laissa voir que je ne m’étais pas trompé, en supposant que ma demande lui ferait plaisir.

– Oui, certes, vous pourrez entendre la messe !

– A quelle heure ?

– A l’heure qu’il vous plaira…, car je puis en changer l’heure sans déranger les fidèles.

Un maghrébin civilisé voulut me donner un échantillon de son savoir : il me montra le prêtre qui s’éloignait : « calotin buono », me dit-il. Je crois que s’il n’avait pas dit buono, j’aurais été tenté de luis apprendre militairement à rater l’autre mot de son vocabulaire. Au lendemain, de bonne heure, les rues étaient déjà pleines d’uniformes, les cabarets déjà ouverts. Sur 75 habitants européens que comptait, il y a quelques mois, Mostaganem, il y avait 10 cabarets et 3 cafetiers. Ces 75 habitants offraient un curieux exemple de la manière dont se forme en Algérie la population européenne. On y comptait des Français, des Italiens, des Espagnols, des Allemands, des Polonais, des Anglais, des Belges, enfin un Hongrois. Deux français sont inscrits à la colonne des professions sous le titre de bachelier ès-lettres.

Une petite fille mahonnaise m’indique le presbytère. Un maigre lit, quelques volumes sur une planche, toute sa garde-robe et tout son linge dans un panier, toute sa vaisselle sur une table boiteuse, où il reste assez de place pour écrire, un crucifix de cuivre à la muraille.

Le curé sonna lui-même sa messe en agitant une cloche qui se rendait à Oran et qu’il a arrêtée au passage, espérant qu’on ne la lui reprendrait plus. L’église est une des chambres du presbytère. Deux chaises, les deux seules chaises qu’il y eût dans toute la maison, en formaient le mobilier. Hélas ! souvent il y en a une de trop ! L’autel, une planche accrochée de chaque côté à la paroi de l’étroite cellule. Pas de tapis sous les pieds du prêtre, pas de pupitre pour placer le missel ; deux restes de bougie dans des chandeliers de fer. O Dieu de la France, quelle pauvreté !

Je me disais que le curé de Mostaganem devait envier le sort des missionnaires, car les consolations que le missionnaire trouve parmi les sauvages, il ne les trouve point ici. La religion n’y est ni forte, ni persécutée ; elle est méprisée ; elle est inutile. Les victoires sont d’obtenir, pour célébrer les saints mystères, une baraque où le prêtre reste seul ; d’amener un européen à faire réhabiliter son mariage, dont il ne respectera pas mieux la dignité, ou à faire baptiser son enfant qui n’apprendra pas mieux à prier. Quant à éclairer les infidèles, on le lui défend.

Cette indigente chapelle, combien je l’aurais trouvé riche et opulente, si seulement les quinze personnes qu’elle aurait pu contenir s’y étaient entassées ! Mais j’y restais seul à prier pour la France.

Après la messe, je sortis percé comme d’un glaive de ces paroles du dernier Évangile : « In propria venit et sui cum non receperunt », Il est venu chez Lui et les Siens ne L’ont pas reçu ».

Louis Veuillot, Les Français en Algérie, Paris, 1841, p.364


Commentaire : Ce passage terrible du grand Veuillot donne une idée des dispositions déplorables dans lesquels les prêtres français furent abandonnés à leur ministère par un gouvernement et une élite politique qui n’avait, dès le début de la conquête algérienne, qu’une idée essentiellement matérialiste, naturaliste, mercantile ou du moins idéologique de la colonisation. Cette vision, ultimement antichrétienne, trouva différents extrêmes selon les régimes politiques, mais elle conduisit indubitablement et la France, et l’Algérie française, vers la décadence et la destruction. Veuillot montre également que les populations de colons étaient bien souvent aussi apostates qu’en métropole. L’extrait que nous avons ici reproduit, nous l’avons tiré de l’excellent ouvrage de Mgr. Alexandre Pons sur la « Nouvelle Eglise d’Afrique ». A la page 37 de ce livre, Mgr. Pons commente ainsi le passage de Veuillot :

« Quelle page poignante ! Oui, il y avait des groupes de catholiques fervents au quartier de la marine à Alger, à la « Cantera » d’Oran, à Bône, à Philippeville, Mers El Kebir, Arzew, grâce, dans la plupart des cas, à des étrangers, notamment aux Napolitains et aux Maltais ; Oui, il y avait, à peu près partout, de temps à autre, quelque brillante cérémonie militaire, mais combien morne, humiliée, douloureuse, d’apparence inféconde, s’écoulait la vie ordinaire des premiers prêtres. Ce que Veuillot écrivait du curé de Mostaganem, il aurait pu l’écrire de presque tous ses confrères ».

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