Mais peut-être dira-t-on : « La doctrine chrétienne n’est donc susceptible d’aucun progrès dans l’Église du Christ[1] ? » Certes, il faut qu’il y en ait un, et considérable ! Qui serait assez ennemi de l’humanité, assez hostile à Dieu pour essayer de s’y opposer ? Mais sous cette réserve, que ce progrès constitue vraiment pour la foi un progrès et non une altération : le propre du progrès étant que chaque chose s’accroît en demeurant elle-même, le propre de l’altération qu’une chose se transforme en une autre. Donc, que croissent et que progressent largement l’intelligence, la science, la sagesse, tant celle des individus que celle de la collectivité, tant celle d’un seul homme que celle de l’Église tout entière, selon les âges et selon les siècles ! – mais à condition que ce soit exactement selon leur nature particulière, c’est-à-dire dans le même dogme, dans le même sens, dans la même pensée[2]. Qu’il en soit de la religion des âmes comme du développement des corps. Ceux-ci déploient et étendent leurs proportions avec les années, et pourtant ils restent constamment les mêmes[3]. Quelque différence qu’il y ait entre l’enfance dans sa fleur et la vieillesse en son arrière-saison, c’est un même homme qui a été adolescent et qui devient vieillard ; c’est un seul et même homme dont la taille et l’extérieur se modifient, tandis que subsiste en lui une seule et même nature, une seule et même personne. Les membres des enfants à la mamelle sont petits, ceux des jeunes gens sont grands : ce sont pourtant les mêmes. Les tout petits en ont le même nombre que les hommes faits, et s’il y en a qui naissent en un âge plus mûr, déjà ils existaient virtuellement en germe, en sorte que rien de nouveau n’apparaît chez l’homme âgé qui auparavant déjà n’ait été caché dans l’enfant[4].
Il n’est donc pas douteux que la règle légitime et normale du progrès, l’ordre précis et magnifique de la croissance sont observés lorsque le nombre des années découvre chez l’homme, à mesure que celui-ci grandit, les virtualités d’une morphologie déjà ébauchées, par la sagesse du Créateur, chez l’enfant. Si la forme humaine prenait ultérieurement une forme tout à fait étrangère à son espèce, si tel membre était, soit retranché, soit ajouté, fatalement le corps entier périrait ou deviendrait monstrueux ou, en tous cas, serait gravement débilité. Ces lois du progrès doivent s’appliquer également au dogme chrétien : les années le consolident, le temps le développe, l’âge le rende plus vénérable : mais qu’il demeure sans corruption et inentamé, qu’il soit complet et parfait dans toutes les dimensions de ses parties et, pour ainsi parler, dans tous les membres et dans tous les sens qui lui sont propres. E n’admet aucune altération, aucune atteinte à ses caractères spécifiques, aucune variation dans ce qu’il a de défini[5]. Un exemple : nos ancêtres ont jeté autrefois dans ce champ de l’Église le froment de la foi. Il serait tout à fait injuste et inconvenant que nous, leurs descendants, nous recueillions au lieu du froment de la vérité authentique l’ivraie de l’erreur semée en fraude. Au contraire, il est juste, il est logique que – la fin répondant pleinement au début – nous moissonnions, maintenant que le froment de la doctrine vient à maturité les épis du dogme, parfaitement pur lui aussi. Si la semence première s’est développée avec le temps, s’est épanouie en mûrissant, rien n’est changé dans les propriétés intrinsèques de cette graine. Il peut s’y ajouter un aspect, une forme plus précise, mais la nature propre de l’espère demeure inchangée[6].
Plaise à Dieu que les rosiers de l’Église ne se changent pas en chardons épineux. Plaise à Dieu que dans ce paradis spirituel, l’ivraie et l’aconit n’éclosent des bourgeons du cinnamome et du baumier[7]. Tout ce qui a été semé par la foi de nos pères, dans l’Église, qui est le champ de Dieu, nous devons le cultiver avec zèle, le surveiller, le faire fleurir et mûrir pour qu’il progresse et parvienne à sa plénitude. Il est légitime que les anciens dogmes de la philosophie céleste[8] se dégrossissent, se liment, se polissent avec le développement des temps : ce qui est criminel, c’est de les altérer, de les tronquer, de les mutiler. Ils peuvent recevoir plus d’évidence, plus de lumière et de précision, oui : mais il est indispensable qu’ils gardent leur plénitude, leur intégrité, leur propriété. Car si l’on tolérait une seule fois cette licence de l’erreur impie, je tremble de dire toute l’étendue des dangers qui en résulteraient et qui n’iraient à rien moins qu’à détruire, à anéantir, à abolir la religion. Sitôt qu’on aura cédé sur un point quelconque du dogme catholique, un autre suivra, puis un autre encore, puis d’autres et d’autres encore. Ces abdications deviendront en quelque sorte normales et habituelles. À abandonner le dogme, morceau par morceau, vous serez amené à la rejeter dans sa totalité[9]. Et d’autre part, si l’on commence à mêler le nouveau et l’ancien, les idées étrangères à ce qui est authentique, le profane et le sacré, nécessairement cette habitude se propagera au point de tout envahir. Bientôt rien dans l’Église ne demeurera plus intact, inentamé, inviolé et immaculé : le sanctuaire de la chaste et incorruptible vérité se transformera en un mauvais lieu, rendez-vous des erreurs impies et honteuses. Puisse la piété divine détourner un pareil forfait de la pensée des fidèles et laisser plutôt ce délire aux impies !
L’Église du Christ, elle, gardienne attentive et prudente des dogmes qui lui ont été donnés en dépôt, n’y change rien jamais ; elle ne diminue point, elle n’ajoute point ; ni elle ne retranche les choses nécessaires, ni elle n’adjoint de choses superflues ; ni elle ne laisse perdre ce qui est à elle, ni elle n’usurpe le bien d’autrui. Dans sa fidélité sage à l’égard des doctrines anciennes, elle met tout son zèle à ce seul point : perfectionner et polir ce qui, dès l’antiquité, a reçu sa première forme et sa première ébauche ; consolider, affermir ce qui a déjà son relief et son évidence ; garder ce qui a été déjà confirmé et défini. De fait qu’a tenté l’Église dans ses décrets conciliaires, sinon d’enseigner avec plus de précision ce qui était cru auparavant en toute simplicité, de prêcher avec plus d’insistance les vérités prêchées jusque là plus mollement, enfin d’honorer avec plus de soin ce qu’auparavant on honorait avec une tranquille sécurité ? Voici ce que, provoquée par les nouveautés des hérétiques, l’Église catholique a toujours fait par les décrets de ses conciles, et rien de plus : ce qu’elle avait reçu des ancêtres par l’intermédiaire de la seule tradition, elle a voulu le remettre aussi en des documents écrits à la postérité, elle a résumé en quelques mots quantité de choses, et – le plus souvent pour en éclaircir l’intelligence – elle a caractérisé par des termes nouveaux et appropriés tel article de foi qui n’avait rien de nouveau[10].
Saint Vincent de Lérins, Traité pour l’antiquité et l’universalité de la foi catholique contre les nouveautés profanes de toutes les hérésies, n° 23 « existe-t-il un progrès du dogme ? », Commonitorium Tradition et Progrès, pp. 76-78, éditions Migne, http://www.migne.fr/textes/peres-eglise/24-pdf-007-vincent-de-lerins-tradition-et-progres-commonitorium?showall=&start=2#appel17218
[1] Ce chapitre a fait la principale réputation du livre. Bossuet le paraphrasa pendant la controverse avec les protestants.
[2] Phrase essentielle, souvent citée, souvent reprise, en particulier au concile de Vatican I. Elle figure dans le serment anti-moderniste.
[3] Thème stoïcien, qui se trouve chez Cicéron. Il a été développpé par Newman, dans l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne. « La nature adulte, écrit Newman, a les mêmes formes qu’à sa naissance ; les jeunes oiseaux ne deviennent pas des poissons ; et l’enfant ne dégénère pas en une de ces brutes sauvages ou domestiques dont il a été appelé le maître » (citation de Vincent, 23). L’unité dans le type est certainement la marque la plus caractéristique d’un développement fidèle. Cependant on se saurait s’en autoriser pour nier toute variation, ou même un changement considérable de proportions ou de relations dans le développement des parties ou des aspects d’une idée. L’oiseau en état de voler diffère de la forme qu’il avait dans l’œuf. Le papillon est le développement mais non l’image de sa chrysalide » (trad. J. Gondon, p. 68-69).
[4] Nous avons déjà trouvé dans la Prédication apostolique d’Irénée et le principe et l’image du développement chez l’être humain, Prédication, 12, 88-90. Voir aussi p. 98-99. Saint Augustin utilise la même comparaison dans la Cité de Dieu, XXII, 14.
[5] Nous trouvons ici deux principes complémentaires : d’une part, invariabilité de ce qui est une fois défini, d’autre part, développement organique à la fois légitime et nécessaire du germe évangélique qui a besoin de suivre une loi de croissance, d’épanouissement, mais dans la fidélité stricte au germe déposé.
[6] L’hétérogénéité de l’erreur fait qu’elle est ivraie, dès le départ, et ne provient pas du blé semé. Vincent pense à la parabole de l’ivraie, Mt 24, 30.
[7] Images chères à l’antiquité qui utilisait volontiers aromates et poisons dans la vie courante. Elles se trouvent également dans les écrits bibliques, pour les mêmes raisons.
[8] Expression chère à saint Jean Chrysostome, pour signifier la sagesse chrétienne, qui oriente vers l’éternité les vrais chrétiens.
[9] Vincent souligne la cohérence et la solidarité de toutes les vérités de la foi.
[10] Le concile de Nicée même, en adoptant le terme de consubstantiel, emprunté à la philosophie, qui ne se trouve pas dans l’Écriture, n’avait en vue que la ferme doctrine. L’innovateur est Arius.