Guillaume Von Hazel : Essai sur l’Identité et la Mission Historique de l’Europe

Au cours de cette campagne européenne 2024, comme d’habitude, nous avons entendu parler d’Europe à toutes les sauces : Europe des nations, Europe des ethnies, Europe fédérale, Europe écologique, Europe sociale, Europe civilisationnelle, etc. Et je ne parle même pas ici de toutes les utopies imaginées par les néo-staliniens et les nationalistes-révolutionnaires de Twitter, qui se rêvent en héritiers de la figure mythique de Jean Thiriart et de son idée d’Empire euro-soviétique, de Dublin à Vladivostok.

Cette cacophonie typiquement européenne pourrait prêter à rire si la situation du continent n’était pas aussi dramatique et si elle n’exigeait pas des mesures urgentes. En effet, n’est-il pas extrêmement inquiétant que plus de 70 ans après le traité de Rome et près de 20 après le traité de Lisbonne, le projet européen apparaisse plus vague et plus chaotique que jamais ? Comment se fait-il que plus ce projet européen avance, plus l’Europe recule ? Comment se fait-il que plus l’idéologie européiste se développe, plus elle semble se détacher radicalement de ce qui constitue la véritable tradition religieuse, historique et culturelle de l’Europe ? Car, durant toute cette campagne, comme trop souvent, il n’a jamais été question d’Europe chrétienne, d’Athènes, de Rome, de Charlemagne et d’Empire, en somme, de tout ce qui conditionne les origines et les destinées de l’Europe.

L’identité et la mission de l’Europe : tel est donc le vaste sujet que nous allons explorer aujourd’hui en nous appuyant sur quelques grands auteurs catholiques et européens du siècle dernier, à commencer par le Pape Pie XII, l’historien Christopher Dawson, l’amiral Paul Auphan ou encore l’économiste Maurice Allais. Nous nous servirons également des remarquables travaux du jeune professeur David Engels.


INTRODUCTION

Les difficultés que rencontrent les promoteurs de l’Europe moderne lorsqu’ils cherchent à formuler une proposition politique claire pour l’Europe ne devrait pas nous surprendre. La construction européenne telle qu’elle a été pensée depuis un siècle par les intellectuels puis actée depuis 70 ans par les politiciens, s’est entièrement développée autour de systèmes philosophiques et idéologiques issus de la Révolution, c’est à dire autour du sécularisme, du libéralisme et du socialisme.

Partant de là, la construction européenne actuelle représente non pas une continuité, non pas un accomplissement, mais au contraire, une rupture totale avec l’identité et la mission réelles de l’Europe authentique, c’est à dire de l’Europe romaine et catholique.

C’est ici la raison fondamentale de l’affaiblissement considérable du prestige et du privilège européen. Notre continent, malgré ses divisions nationales et religieuses, avait dominé le monde depuis le 15e siècle, mais depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’Europe n’est plus que le valet des intérêts atlantistes et le client de l’industrie chinoise. Autrement dit, l’Europe est la femme malade du 21e siècle.

La technocratie européiste, qui est principalement composée de bureaucrates néo-soviétiques, d’idéologues progressistes et de lobbyistes néolibéraux, provoque des réactions nationalistes et souverainistes bien compréhensibles et toujours plus intenses à travers le continent.

Et pourtant, si on est vraiment réaliste et si on est conscient de l’avenir du jeu géopolitique mondial qui se profile devant nous, et tout particulièrement si l’on possède le vrai sens chrétien de l’histoire, la réalisation de l’unité politique de l’Europe, au moins de l’Europe occidentale, est un devoir et plus encore, une nécessité. Je sais que cette vérité peut heurter nos sensibilités patriotiques, notre orgueil national, surtout en tant que Français, mais un examen plus attentif de l’histoire et de l’enseignement de l’Église, nous permettra de comprendre que cet idéal d’unité politique de la Chrétienté européenne est l’une des clefs de compréhension de notre passé mais aussi de notre avenir.

Ces dernières semaines, nous avons vécu une campagne électorale européenne particulièrement intense pour une élection qui, depuis deux ou trois décennies, ne suscitait guère l’enthousiasme des populations. Cet engouement peut s’expliquer de deux manières. Tout d’abord, il est évident que plus que jamais, cette élection prend des allures de plébiscite, et tout particulièrement en France, où une partie considérable de l’électorat cherchera à sanctionner dans les urnes l’action du gouvernement Macron, de plus en plus impopulaire.

Cette élection sera aussi, pour les grands partis populistes européens l’occasion de réaliser des scores historiques. Là encore, ce sera particulièrement le cas en France, où le RN caracole très largement en tête des sondages depuis des semaines, loin devant le parti de la majorité présidentielle.

Mais si ce scrutin semble prendre une tournure si historique, ce n’est pas seulement en raison des dynamiques sondagières, mais aussi parce que chacun peut ressentir que l’Europe, notamment l’Europe occidentale, se trouve sur un point de bascule. L’Europe est profondément affectée par une somme de crises profondes, sur le plan spirituel, sociétal, identitaire, politique, économique, industriel et énergétique. Nous sommes arrivés à un point de convergence de ces crises et chacun peut voir que le projet technocratique européen arrive enfin dans l’impasse que tant d’auteurs brillants avaient annoncé il y a déjà plusieurs décennies.

Je sais que certaines des positions politiques que j’expose depuis plusieurs années sur le Fide Post choquent parfois les milieux catholiques traditionalistes de notre pays, habitués à la tradition politique gallicane de la monarchie capétienne, une tradition dont a en grande partie hérité le nationalisme jacobin après la Révolution Française.

Il est probable que la doctrine de l’unité politique européenne, telle que je vais la traiter, suscite de semblables réactions. Mais afin de dissiper immédiatement toute polémique, je vais commencer directement cet article en rappelant que le véritable idéal politique de l’Église en ce qui concerne l’Europe a toujours été l’unité politique de la Chrétienté européenne. C’est ce que le Pape Pie XII rappelait sans cesse dans nombre d’allocutions au cours de son règne.

Citons par exemple cette allocution du 11 Novembre 1948[1], prononcée devant les participants du 2e congrès international de l’Union Européenne des Fédéralistes, qui était à cette époque l’une des organisations qui comptait le plus de représentants catholiques en son sein, même si ses orientations étaient très diverses. Voici ce que disait le pape Pie XII :

Nous sommes très sensible à votre démarche, Messieurs. Elle Nous prouve que vous avez compris et apprécié les efforts que, depuis près de dix ans, Nous multiplions sans relâche en vue de promouvoir un rapprochement, une union sincèrement cordiale entre toutes les nations. Soyez-en remerciés. C’est précisément ce souci qui Nous inspirait le 2 juin dernier, quand Nous parlions en faveur d’une union européenne. Nous l’avons fait en Nous gardant bien d’impliquer l’Église dans des intérêts purement temporels. La même réserve est également de mise sur la question de savoir quel degré de vraisemblance ou de probabilité assigner à la réalisation de cet idéal. de combien on en est loin encore ou de combien l’on s’en est rapproché. Que l’établissement d’une union européenne offre de sérieuses difficultés, personne n’en disconvient. De prime abord on pourrait faire valoir le besoin, pour la rendre psychologiquement supportable à tous les peuples de l’Europe, d’un certain recul qui éloigne d’eux le souvenir des événements de la dernière guerre. Cependant, il n’y a pas de temps à perdre. Et si l’on tient à ce que cette union européenne atteigne son but, si l’on veut qu’elle serve utilement la cause de la liberté et de la concorde européenne, la cause de la paix économique et politique intercontinentale, il est grand temps qu’elle se fasse. Certains se demandent même s’il n’est pas déjà trop tard.

Pour que les choses soient encore plus claires pour nos auditeurs, permettez-moi aussi de citer une autre allocution du pape Pie XII, datée du 24 décembre 1953 :

Tout cela peut et doit encore être fait en Europe, en créant cette union continentale entre ses différents peuples qui sont, il est vrai, plus ou moins géographiquement et historiquement liés les uns aux autres. Un argument fort en faveur d’une telle union est l’échec manifeste de la politique contraire, et le fait que les peuples eux-mêmes, dans leurs classes les plus humbles, l’attendent et la jugent nécessaire et possible. Le moment est venu pour le projet de devenir une réalité. Par conséquent, nous appelons les politiciens chrétiens à agir et il suffira de leur rappeler que l’union pacifique des peuples a toujours été un grand idéal du christianisme. Pourquoi y a-t-il encore un doute ? L’objectif est clair ; les besoins des peuples sont pleinement pris en compte. À ceux qui exigent à l’avance la garantie absolue du succès, il faut répondre que oui, c’est un risque, mais un risque nécessaire ; un risque qui correspond aux temps actuels ; un risque qui s’accorde avec la raison.

Ces propos du pape Pie XII auront de quoi faire bondir ceux qui méconnaissent la véritable tradition politique de l’Église. Que ce soit par gallicanisme royaliste ou par nationalisme jacobin, nous oublions trop souvent que l’idéal social de la Chrétienté européenne a toujours été de réaliser son unité politique sous l’égide du pape et de l’Empereur. Nous oublions trop souvent que la Providence divine a voulu que l’Église soit établie sous le principat d’Auguste, comme nous le montre le célèbre tableau de Jean-Léon Gérôme, qu’elle s’installe dans la ville éternelle qui est aujourd’hui devenue le synonyme même du siège apostolique, qu’elle se développe sous l’Empire romain et qu’elle triomphe socialement et politiquement sous les empereurs chrétiens de Rome, de Ravenne, de Constantinople puis d’Aix-la-Chapelle. Ainsi, pendant plus de 1000 ans, c’est cet idéal d’unité sociale qui a constitué la vision normative de la politique de l’Église. C’est ce que le grand historien catholique Christopher Dawson nous apprend dans son livre « Les origines de l’Europe », en nous montrant comment les saints évêques de l’antiquité tardive associaient systématiquement les destinées de l’Église et de l’Empire et étaient donc devenus par la force des choses, les héritiers et les transmetteurs de l’idéal impérial catholique et romain.

En effet, il faut lire Dawson pour réaliser le choc brutal que furent les invasions barbares du 4e et du 5e siècles. Le retour de la barbarie ne menaçait pas seulement de faire disparaître la haute culture de la Grèce et de la Rome antique, mais il menaçait aussi de détruire l’édifice impérial qui, quoi qu’on en dise, est et reste aujourd’hui encore, d’un point de vue temporel, le point de référence historique par excellence de l’unité politique et culturelle de l’Europe.

Contrairement à ce qu’une certaine littérature libérale et néo-païenne à affirmé entre le 18e et le 20e siècles, ce n’est pas le Christianisme qui a causé la chute de l’Empire. Bien au contraire, c’est le Christianisme qui, d’une façon mystérieuse et providentielle, a régénéré l’Empire, à conservé la culture classique et les humanités gréco-latines et a neutralisé l’énergie destructrice des Barbares. En se convertissant au catholicisme, les Barbares recevaient non seulement la vraie religion, mais ils recevaient également l’héritage de l’idéal impérial et étaient intégrés à sa destinée. Au lieu d’être une cause de pure déstabilisation, les Barbares, devenus Chrétiens, apportèrent à l’Europe la vigueur du sang neuf qui allait permettre la translation de l’Empire antique à l’Empire médiéval :

A cette époque, nous dit Christopher Dawson[2] :

Le vrai représentant de la population gallo-romaine n’était pas le bureaucrate romain, ni le juriste, mais l’évêque. Lorsque le gouvernement impérial chuta en Occident, l’évêque demeura le chef naturel de la population romaine. Il organisait la défense de sa ville, à l’image de Sidoine Apollinaire à Clermont. Il parlementait avec les chefs barbares, comme le fit Saint Loup de Troyes avec Attila et Saint Germain d’Auxerre avec le roi des Alains. Et surtout, l’évêque était à la fois le représentant du nouvel ordre religieux chrétien et le représentant de la culture romaine. A travers tous les désastres causés par les invasions barbares, les chefs de la société chrétienne, des hommes comme Sidoine Apollinaire ou Saint Avitus, conservaient leur foi, non seulement en leur religion, mais aussi dans la destinée impériale de Rome et dans la suprématie de la culture romaine. Les Chrétiens considéraient qu’aussi longtemps que l’Église existerait, l’œuvre de l’Empire ne pouvait être compromise. En devenant Chrétiens, ou plus exactement Catholiques, les barbares devenaient Romains, « le flot des invasions barbares se fracasse sur le roc du Christ ». Ainsi écrivait Paulin de Nole, évoquant le missionnaire Nicétas de Rémésiana : Per te, Barbari discunt resonare Christum corde romano.

Cet idéal d’un imperium catholique et romain ne disparut pas avec les illustres évêques catholiques de l’antiquité tardive. Au contraire, cet idéal continuait d’être revendiqué des siècles plus tard par les évêques de la renaissance carolingienne. Christopher Dawson écrit à ce sujet :

Les champions de cet idéal étaient les grands hommes d’Église de l’époque carolingienne, comme Agobard de Lyon, Wala de Corbie, Paschasius Radbertus, Bernard de Vienne et Ebbo de Reims, qui tenaient un rôle essentiel dans l’administration de l’Empire et dans la définition de la politique impériale depuis le règne de Charlemagne jusqu’à celui de son petit-fils Charles le Chauve. Tandis que les comtes et les potentats séculiers représentaient pour la plupart des intérêts locaux et territoriaux, les chefs du parti ecclésiastique défendaient l’idéal d’un empire universel qui devait incarner socialement l’unité politique de la Chrétienté et agir comme le rempart temporel de la foi catholique.

Avec le recul de l’expérience historique, on constate que la formation des monarchies nationales, qui ont été la base de nos États-Nations modernes, a été le fruit de la désintégration de l’Empire carolingien au 10e siècle et de la perte de vue subséquente de l’idéal de romanité, lequel n’était plus entretenu que par les théologiens et de moins en moins par les théoriciens politiques. La Renaissance, puis le siècle des Lumières, se revendiqueront par la suite des humanités classiques, mais en les sécularisant totalement. De ce fait, les philosophes de l’ére moderne, en matière politique comme en matière de sciences, contribuèrent à séparer l’Europe de son progrès historique normal. Le protestantisme, l’absolutisme du grand siècle, puis le romantisme nationaliste du 19e et du 20e siècle, accompagnés par le libéralisme et le socialisme, achevèrent de séculariser et de dé-sécher l’âme européenne. Les ambitions nationales contradictoires se soldèrent par les deux grands conflits du 20e siècle qui diminuèrent considérablement l’influence politique qu’avait alors l’Europe dans le monde. C’est ainsi que dans les années 1920 et les années 1940, l’idée d’une union politique de l’Europe redevint extrêmement populaire, y compris dans les milieux catholiques.

Compte tenu de l’histoire si particulière qu’est celle de l’Europe, il est évident que cet idéal d’unité politique ne peut pas se faire à n’importe quel prix, ni sous n’importe quelle forme. Le pape Pie XII, dont l’intelligence prophétique est désormais connue de tous les catholiques, avait parfaitement conscience de ce problème. En digne successeur des papes de l’époque romaine et carolingienne, Pie XII répétait constamment que l’unité politique de la civilisation européenne ne pourrait se faire que sur la base de la religion chrétienne. Sans cette base, disait-il avec raison, cette unité se désagrégera et ce sera une idée très abstraite d’unité européenne qui émergera et échouera inévitablement. Cette unité ne peut se faire que par le christianisme, non seulement pour des raisons métaphysiques et morales évidentes, mais aussi pour des raisons logiques et pratiques, parce que l’Europe, telle qu’elle s’est développée à travers les deux derniers millénaires, a été littéralement fondée sur l’unité chrétienne.

C’est ici l’avertissement explicite que le pape Pie XII lança dans son allocution du 11 Novembre 1948[3] :

Personne, croyons-Nous, ne pourra refuser de souscrire à cette affirmation qu’une Europe unie, pour se maintenir en équilibre et pour aplanir les différends sur son propre continent — sans parler ici de son influence sur la sécurité de la paix universelle —, a besoin de reposer sur un base morale inébranlable. Où la trouver cette base ? Laissons l’histoire répondre : il fut un temps où l’Europe formait, dans son unité, un tout compact et, au milieu de toutes les faiblesses, en dépit de toutes les défaillances humaines, c’était pour elle une force ; elle accomplissait, par cette union, de grandes choses. Or, l’âme de cette unité était la religion, qui imprégnait à fond toute la société de foi chrétienne. Une fois la culture détachée de la religion, l’unité s’est désagrégée. À la longue, poursuivant comme une tache d’huile son progrès lent mais continu, l’irréligion a pénétré de plus en plus la vie publique et c’est à elle, avant tout que ce continent est redevable de ses déchirements, de son malaise et de son inquiétude. Si donc l’Europe veut en sortir, ne lui faut-il pas rétablir, chez elle, le lien entre la religion et la civilisation ?

Dans une autre allocution du 24 Décembre 1953[4], le pape Pie XII se veut encore plus explicite et avec sa prescience légendaire, il dénonce avec force l’état d’esprit séculariste et matérialiste qui afflige l’anthropologie de l’homme moderne et qui risque déjà de compromettre le projet d’union européenne :

Nos graves préoccupations concernant l’Europe sont causées par des déceptions incessantes. Parce que beaucoup n’ont plus qu’une vison matérialiste de la paix, les vœux sincères de paix et de détente réclamés par les peuples ont longtemps échoué. Nous pensons d’une manière particulière à ceux qui jugent la question de la paix comme si elle était de nature technique, et qui considèrent la vie des individus et des nations d’un point de vue technico-économique. Une telle conception matérialiste de la vie risque de devenir la règle de conduite de certains agents actifs de la paix et la formule de leur politique pacifiste. Ils jugent que la seule solution serait de donner à tous les peuples la prospérité matérielle en augmentant constamment la production et le confort matériel, tout comme il y a un siècle une autre formule similaire avait gagné la confiance absolue des hommes d’État : « Liberté du commerce, paix éternelle ». Mais aucun matérialisme n’a jamais été un moyen idéal d’établir la paix. La vraie paix, c’est avant tout une condition de l’esprit, et seulement dans le second ordre, un équilibre harmonieux des forces extérieures. C’est donc une erreur de principe de confier la paix au matérialisme moderne, qui corrompt l’homme à sa racine et noie sa vie personnelle et spirituelle.

Lorsque l’on observe l’enfer technocratique, néo-libéral et socialiste qu’est l’actuelle Union Européenne, on doit constater une fois encore à quel point le magistère du Pape Pie XII reste profondément vivant et véridique en 2024.

Ainsi, l’Église, par le magistère de Pie XII, nous rappelle que l’effort suprême de la politique en Europe doit être de parvenir à cette unité politique de la Chrétienté occidentale. Ceci ne faisait aucun doute pour les meilleurs auteurs catholiques du siècle dernier comme Christopher Dawson ou l’Amiral Paul Auphan.

Cependant, comme Pie XII il y a 70 ans, nous devons aujourd’hui encore et plus que jamais nous poser les questions suivantes : cette unité est-elle possible en l’état actuel des choses ? Est-elle souhaitable ? Est-elle réalisable à plus ou moins long terme ou doit-elle être définitivement considérée comme une chimère ? Et surtout, pourquoi a-t-elle échouée jusqu’ici ?

La subversion d’une idée

Parmi les nombreux concepts subvertis par la Révolution ou la postmodernité, notre chère Europe figure malheureusement tout en haut de la liste. On pourrait dire, dans la vision politico-eschatologique qui est la nôtre, que l’Europe politique actuelle est une contrefaçon grotesque et dysfonctionnelle de la véritable civilisation européenne. Ainsi donc, aux fausses églises et aux faux Israël de notre temps, nous devons aussi subir l’existence d’une fausse Europe.

Au cours de ces deux ou trois derniers siècles, de nombreux auteurs, de nombreux aventuriers, de nombreux courants politiques ont cherché à établir une nouvelle définition de l’Europe. Dans l’immense majorité des cas, ces définitions allèrent et continuent d’aller à l’encontre de la véritable destinée européenne, qui ne peut être que celle de la Chrétienté politique.

Au 19e siècle, Victor Hugo fut l’un des premiers à évoquer le concept d’États-Unis d’Europe, lors de son célèbre discours du 21 août 1849 à Paris[5]. Chez Hugo, nous voyons déjà s’exprimer tout d’abord, l’impératif de la paix, qui était et qui reste l’un des motifs les plus légitimes de l’unité européenne. Mais nous voyons aussi s’exprimer les idéaux typiques de l’âge libéral, lorsqu’il déclare :

Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France !

Mais il y avait encore dans le discours de Victor Hugo une idée absolument essentielle qui a par la suite totalement disparu de la plupart des mouvements fédéralistes européens, à savoir la question religieuse. En effet, Hugo poursuit :

Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie,leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! Et ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l’amener, car nous vivons dans un temps rapide, nous vivons dans le courant d’événements et d’idées le plus impétueux qui ait encore entraîné les peuples, et, à l’époque où nous sommes, une année fait parfois l’ouvrage d’un siècle. Et Français, Anglais, Belges, Allemands, Russes, Slaves, Européens, Américains, qu’avons-nous à faire pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour ? Nous aimer. Nous aimer ! Dans cette œuvre immense de la pacification, c’est la meilleure manière d’aider Dieu ! Car Dieu le veut, ce but sublime ! Et voyez, pour y atteindre, ce qu’il fait de toutes parts ! Voyez que de découvertes il fait sortir du génie humain, qui toutes vont à ce but, la paix ! Que de progrès, que de simplifications ! Comme la nature se laisse deplus en plus dompter par l’homme ! Comme la matière devient de plus en plus l’esclave de l’intelligence et la servante de la civilisation ! Comme les causes de guerre s’évanouissent avec les causes de souffrance ! Comme les peuples lointains se touchent ! Comme les distances se rapprochent ! Et le rapprochement, c’est le commencement de la fraternité !

La catastrophe que fut la première guerre mondiale suscita chez beaucoup d’Européens un fort sentiment pacifiste et unitaire. C’est pourquoi, dans les années 1920, naissent de nouvelles visions pour une Europe politique. C’est à cette époque, par exemple, que Richard de Coudenhove-Kalergi lança son concept de Pan-Europe. Chez Coudenhove-Kalergi[6], l’accent est mis sur la nécessité de développer une « mystique européenne » qui devrait être fondée sur la culture classique gréco-romaine, le christianisme et l’esprit chevaleresque.

Bien sûr, Victor Hugo et Richard de Coudenhove-Kalergi n’étaient pas vraiment ce qu’on pourrait appeler des catholiques intégralistes et impériaux comme nous le sommes, loin de là. Cependant, leur éducation morale, politique et historique, comme beaucoup de gens de leur époque, restait largement déterminée par la tradition chrétienne et ils avaient la conviction que l’union politique de l’Europe devait nécessairement se faire dans le respect de cet héritage catholique et romain.

Les nazis et les communistes eux aussi, avaient leurs propres projets d’Europe, mais ces formes d’impérialismes dévoyés, qui prétendaient instaurer un nouvel ordre européen sous l’égide de la suprématie raciale d’une seule nation ou sous la domination exclusive de l’idéologie socialiste, se soldèrent par des millions de morts, d’un bout à l’autre du continent. Cependant, ces deux idéologies, au cours des années 1940, trouvèrent parfois de surprenants enthousiastes. Ce fut notamment le cas des néo-socialistes du parti collaborationniste pendant l’occupation de la France par les nazis. On pense par exemple à la figure célèbre de Marcel Déat, champion de la SFIO dans les années 1920, et qui voyait dans l’essor du fascisme et du nazisme l’occasion de fonder une Europe pacifiée, unie et socialiste, sans renoncer à son héritage républicain, laïc et pacifiste.

Dans les années 1940 émergent également d’autres mouvements comme l’Union Européenne des Fédéralistes, qui rassemble des factions politiquement hétéroclites, mais généralement issues des milieux de la résistance et toutes animées par l’idée de la paix et de l’unité européenne. Parmi les fondateurs, on trouve d’anciens socialistes devenus sociaux-démocrates comme Altiero Spinelli, ou encore des écrivains proches des milieux personnalistes et non-conformistes, comme Alexandre Marc ou Denis de Rougemont, ou encore de grands leaders de la résistance catholique française comme Henri Frenay. On y trouvait également toute une faction issue des milieux corporatistes et maurassiens, avec des personnalités comme André Bourgeois, Jacques Bassot, René Bazin, Max Richard, Jean Daujat, Louis Salleron, Daniel Halévy, Thiery Maulnier, Daniel-Rops, mais on y trouvait aussi des libéraux classiques comme Bertrand de Jouvenel et Robert Aron et même des socialistes hétérodoxes comme François Mitterand, qui y fut associé brièvement à la fin des années 1940. Cette faction, réunie au sein du mouvement « Fédération » a beaucoup contribué à former cette idée d’une « Europe des Nations » au fonctionnement décentralisé. Aujourd’hui tombé dans l’oubli, le mouvement Fédération a longtemps eu une très grande influence dans les milieux politiques et économiques pendant les 30 glorieuses.

Mais finalement, après 1945, une nouvelle classe politique constituée de technocrates au passif sombre, comme Jean Monnet ou Walter Hallstein, se mit à parler d’une Europe de la paix, d’une Europe sociale, d’une Europe puissance, fondée sur les idéaux de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il n’était plus question de culture classique, ni de christianisme, ni de romanité, mais seulement de concepts vagues et d’un projet entièrement centré sur l’intégration économique et sur le développement de structures bureaucratiques. C’est donc cette version de l’unité européenne qui triomphe à cette époque et qui continue de prévaloir aujourd’hui dans l’esprit d’une bonne partie de notre élite politique. C’est l’Europe matérialiste et séculière contre laquelle Pie XII et Christopher Dawson nous avaient mis en garde.

Mais aujourd’hui, après 70 ans de construction européenne, nous nous trouvons dans une situation paradoxale : si le sentiment européen a grandi parmi les peuples, ces derniers rejettent toujours davantage les institutions européistes, considérées comme des structures artificielles, oligarchiques, peu représentatives des aspirations des peuples et dont l’action politique se fait manifestement à l’encontre des intérêts des nations européennes et de l’Europe elle-même.

L’autre paradoxe, c’est qu’après 70 ans de construction européenne, aucune vraie unité politique, ni militaire, ni même économique n’a émergé. Au contraire, les récentes crises concernant l’Ukraine, l’indépendance énergétique et l’agriculture, ont montré que les états-membres continuaient d’adopter des attitudes très différentes en fonction de leurs intérêts propres, si bien que la prétendue unité politique européenne apparaît de plus en plus comme une façade, comme un programme idéologique totalement détaché de la réalité.

Et plus les élites européistes s’entêtent dans cette direction et cette manière d’agir, plus elles affaiblissent l’Europe qu’elles prétendent aimer et défendre.

Les difficultés à réaliser cette unité européenne ne viennent pas seulement du fait que l’Europe, contrairement aux États-Unis, soit une mosaïque de peuples, de nations et de cultures particulières ayant chacune leur langue, leur longue histoire et leur roman national propre. Ces difficultés viennent aussi et peut-être prioritairement du fait que tous les concepts d’Europe politique que nous venons d’évoquer, et tout particulièrement l’actuelle Union Européenne, sont tous fondés sur des principes philosophiques qui vont totalement à l’encontre de l’identité et de la mission historique de l’Europe.

En effet, tous ces concepts d’unité européenne se font à l’exclusion du seul facteur qui pourrait justifier et réaliser cette fameuse unité. Ce facteur d’unité, c’est évidemment le Christianisme. Soyons même plus précis : ce facteur d’unité, c’est le catholicisme romain.

Or, le christianisme fut précisément l’élément central qui fut obstinément écarté par les architectes de l’Union Européenne. Dans son allocution de Novembre 1948, le pape Pie XII se réjouissait « de lire , en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de La Haye, la mention du « commun héritage de civilisation chrétienne ». Évidemment, ce n’était là qu’un encouragement timide, puisque Pie XII s’empresse de préciser, immédiatement après :

Ce n’est pas encore assez tant qu’on n’ira pas jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel, fond solide sur lequel sont ancrés les droits de l’homme. Isolés de la religion, comment ces droits et toutes les libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ?

Malheureusement, cette timide mention de « l’héritage de la civilisation chrétienne » était déjà de trop pour les technocrates néo-libéraux et néo-socialistes. Comme le remarque David Engels dans son livre « Le Déclin », les factions politiciennes s’efforcèrent de supprimer toute référence au Christianisme et même à l’héritage gréco-romain dans le traité de Maastricht et dans le traité de Rome en 2004.[7]

Pourtant, les meilleurs esprits du siècle dernier, comme le pape Pie XII, l’amiral Auphan, l’historien Christopher Dawson et même le grand économiste libéral Maurice Allais, avaient tous prévenu qu’il serait impossible de constituer une union politique durable si celle-ci devait être fondée sur l’idéalisme libéral et matérialiste.

Parmi ces grands esprits du 20e siècle, celui de Maurice Allais présente un caractère tout à fait singulier. Dans son célèbre pamphlet, « Erreurs et Impasses de la Construction Européenne »[8], paru en 1992 à l’occasion de la ratification du traité de Maastricht, Maurice Allais, qui était l’un des plus grands économistes français du siècle dernier, fait une critique à la fois savante et radicale d’une construction européenne qu’il juge, à raison, tout à fait dévoyée et vouée à l’échec. Les travaux de Maurice Allais sont aujourd’hui souvent repris par les milieux souverainistes français, mais il est important de savoir que ce grand économiste était en réalité un européen convaincu, tout à fait dans l’esprit qui animait l’Union Européenne des Fédéralistes. Maurice Allais était aussi un libéral classique revendiqué, dans la lignée de Bertrand de Jouvenel ou de Robert Aron. Comme libéral et comme spécialiste des questions monétaires, c’est tout d’abord la façon dont sont mises en place la monnaie et les institutions européennes que Maurice Allais critique avec virulence. Non pas qu’il s’oppose à l’idée d’une monnaie et d’institutions communes, bien au contraire. Seulement, il constate avec effroi que cette mise en place se fait avec une sorte d’amateurisme sur fond d’idéologie. Il regrette que l’on précipite l’intégration économique de manière dogmatique, au mépris des réalités très diverses des différents pays européens et il annonce que cette intégration technocratique, très éloignée de tout processus démocratique, ne fera que réveiller les passions nationalistes au détriment de l’unité européenne.

On doit être pleinement conscient que l’application brutale du Traité de Maastricht peut susciter au sein de la Communauté européenne de violentes oppositions et provoquer le développement de puissants mouvements anti-européens. Loin de favoriser la construction européenne, on ne pourrait ainsi que la compromettre.

Il s’insurge particulièrement du fait que les technocrates européens se focalisent entièrement sur le développement d’un édifice purement économique et bureaucratique, alors que la question de l’immigration est l’urgence absolue qui devrait être traitée en priorité.

Il écrit ainsi :

La question de l’immigration en provenance des pays de l’Est, des ex-républiques soviétiques, des pays du Maghreb, de l’Afrique Noire et des pays du sud-est asiatique est actuellement la question la plus importante qui se pose à l’Europe. Elle est bien plus importante et bien plus urgente que la question de l’établissement d’une monnaie unique

Au final, la critique centrale de Maurice Allais contre l’Europe de Bruxelles, c’est celle que faisaient déjà, quelques décennies plus tôt, Christopher Dawson et Pie XII, à savoir le fait que la construction européenne à notre époque s’est faite sur des principes et des prétextes totalement matérialiste et détachés de toute tradition historique. On a voulu faire l’Europe économique avant l’Europe politique et on voulu faire l’Europe politique sans affirmer d’Europe culturelle.

Jusqu’ici, deux erreurs essentielles ont été commises dans la construction européenne. La première a été de penser qu’il fallait commencer par l’Europe économique, alors que manifestement, la réalisation d’une Europe économique réelle devait poser tôt ou tard et inévitablement des questions politiques majeures. Elle a été également de négliger presque totalement la réalisation d’une Communauté culturelle Européenne, sans laquelle la réalisation et le fonctionnement de toute Europe politique se révéleraient finalement impossibles. La seconde erreur, conséquence de la première, a été de donner çà l’organisation bruxelloise des pouvoirs tout à fait excessifs, sans avoir clairement conscience des dangers évidents qui peuvent résulter pour l’Europe de décisions bureaucratiques et technocratiques, pour une large part irréalistes et à vrai dire irresponsables.[9]

Bien sûr, comme c’est souvent le cas chez les libéraux classiques, il y avait aussi chez Maurice Allais une douce naïveté, lorsqu’il affirme par exemple que cette Europe politique et culturelle ne pourrait se faire « que sur des bases réalistes associant nos vieilles nations européennes dans un ensemble décentralisé, démocratique, libéral et humaniste ».

Mais le reste du propos du seul prix Nobel d’économie français est tellement pertinent et même parfois prophétique, que nous nous garderons pour le moment de l’accabler sur cette erreur de jugement fondamental.

Toujours est-il que les voix de la Raison et de la Foi ne furent pas entendues, ni à l’époque de Pie XII, ni à celle de Maurice Allais. Et c’est la raison pour laquelle aujourd’hui encore, les promoteurs de cette contrefaçon d’Europe sont incapables de définir l’identité européenne autrement que par des éléments de langage idéologiques qui sont en réalité les causes instrumentales de la destruction de cette même identité.

Le drame, c’est que ces éléments de langage, depuis 70 ans, ont profondément pénétré l’esprit des simples citoyens. Que ces derniers soient favorables ou hostiles à l’Union Européenne, beaucoup font l’erreur de confondre l’Europe et la structure européiste. Et surtout, beaucoup n’identifient plus l’Europe qu’au travers des éléments de langage de la propagande bruxelloise.

J’aimerais vous illustrer la chose par une récente expérience qu’il m’a été donné de vivre.

Témoignage

Récemment, l’institution pour laquelle je travaille a organisé une série de réunions de cadres à propos des valeurs de l’Union européenne, dans le cadre des élections à venir. J’y ai évidemment participé. C’était à la fois drôle et pathétique.

Les sessions étaient animées par une association « apolitique » visant à faire mieux connaître les valeurs et les accomplissements extraordinaires de l’Union Européenne auprès du public rhénan. Je mets des guillemets car cette association est en fait assez peu objective, mais je ne leur jette pas la pierre.

Ça tombait à pic, puisque je venais de finir l’excellent livre « Le Déclin » du professeur David Engels, l’un des rares ouvrages politiques utiles de ces dernières années selon moi, et qui s’attaque justement au problème des valeurs de l’UE et de leur déconnexion avec la longue histoire européenne.

Revenons pour le moment à cette réunion dont je vous parlais à l’instant.

Nous sommes donc réunis dans une salle et l’intervenant commence par nous demander de dire en quelques mots, l’un après l’autre, ce que sont selon nous les valeurs de l’Europe.

Les participants donnent tous, à tour de rôle, des réponses à la fois extrêmement naïves mais aussi très significatives :

« Pour moi l’Europe, c’est la paix.. la démocratie…solidarité..c’est l’Euro…l’ouverture au monde, c’est l’accueil..c’est la diversité, etc. »

Lorsque mon tour arrive, avec un air grave au vu des banalités que je viens d’entendre, je réponds assez naturellement que pour moi, l’Europe, « c’est une grande civilisation ».

Un silence étrange s’installe alors dans la pièce pendant quelques secondes, comme si j’avais dit une grosse bêtise. Après ces quelques instants de silence gêné, l’intervenant enchaîne avec une blague sur Jordan Bardella.

Même si ce n’était pas vraiment une surprise, j’ai été frappé de voir que pour tous ces gens, l’Europe ne renvoyait à aucune valeur spirituelle ou civilisationnelle concrète, mais uniquement aux poncifs de l’idéologie postmoderne libérale et matérialiste tout droit sortis d’un discours de Raphaël Glucksmann ou de Valérie Hayer.

Nous étions bien une trentaine dans la salle et pas un seul n’a été capable de définir l’Europe comme autre chose qu’une sorte de Disneyland consumériste, hédoniste et sans-frontiériste.

Au fond, il est difficile de trop en vouloir à ces gens. Ils ne font que recracher les « valeurs » soi-disant européennes promues par les instances de l’UE.

Le problème c’est que les « valeurs » de l’Union Européenne ne sont pas des valeurs, mais des anti-valeurs. Autrement dit, ces « valeurs » ne renforcent pas l’Europe, ni même le sentiment européen, mais contribuent manifestement à l’affaiblir et expliquent pour beaucoup l’image désastreuse et l’influence négligeable de l’Europe institutionnelle non seulement dans le monde, mais surtout au sein même de l’opinion publique européenne.

Un récent sondage réalisé pour le Figaro[10] indique que 74 ans après la déclaration Schumann, 91% de Français se sentent « Français en priorité » et seulement 8% disent se sentir avant tout Européens.

Ce sondage montre qu’il existe « un sentiment de priorité nationale largement majoritaire au sein de tous les partis excepté auprès des écologistes où « seuls » 68% des sympathisants se déclarent en priorité français ».

Si l’on lit entre les lignes, on comprend évidemment que le sentiment européen que l’on trouve chez les écologistes, chez les socialistes ou les macronistes n’est pas un sentiment patriotique, mais un sentiment internationaliste, hostile aux valeurs de l’Europe chrétienne.

Il s’agit donc avant tout, pour beaucoup d’entre eux, d’une réaction hostile, d’un rejet de la Tradition et de l’ordre naturel qui ont informé les grandes nations européennes comme la France. La conséquence de cette approche, c’est qu’après avoir renversé ces valeurs authentiques, il ne reste plus que le vide et la confusion.

Ce mois-ci, un article de The Economist[11] portait en sous-titre la mention suivante : « A la recherche du démos Européen ». En effet, il est frappant de voir qu’après 70 ans de construction politique, les partisans de l’Union Européenne en soient encore à se demander s’il existe un peuple européen, comme s’ils admettaient eux-mêmes, de façon inconsciente, que les institutions fédérales ne sont au fond que des coquilles vides dont les politiques apparaissent étrangères aux populations et deviennent donc d’autant plus impopulaires aux yeux de ces dernières.

Il faut dire que les prétendues « valeurs européennes » diffusées depuis plusieurs décennies par les institutions bruxelloises conditionnent manifestement les politiques de la structure européiste. Il y a encore quelques décennies, le mythe de l’Europe sociale, de l’Europe-puissance, de l’Europe de la paix et de la prospérité économique, pouvait encore convaincre une bonne partie de l’opinion publique qui était encore profondément marquée par le traumatisme des deux grandes guerres du siècle dernier.

Ce traumatisme, très réel et très légitime, a popularisé l’idée européenne, en particulier au sein de la génération silencieuse, qui avait été la plus impactée par les deux guerres civiles européennes. Toutefois, ce traumatisme a été récupéré par l’élite politique victorieuse après 1945 et l’idée européenne authentique a été subvertie par le projet technocratique, dont les fondations n’étaient ni le christianisme, ni l’héritage gréco-romain, ni l’héritage germano-celte, mais l’économisme néo-libéral, le progressisme libertaire et le normativisme socialiste.

Et aujourd’hui, chacun peut constater que le néo-libéralisme européiste a largement contribué à la destruction de l’industrie, de l’agriculture et des systèmes de protection sociale, tout particulièrement en France. De même, les mythes de l’Europe-puissance et de l’Europe de la paix dissimulaient en réalité une politique d’alignement systématique sur les intérêts atlantistes, en réalité bien différents des nôtres, contrairement à ce que pensait jadis Victor Hugo. Cette politique a conduit beaucoup de pays européens, en particulier la France, à se compromettre moralement et stratégiquement dans un certain nombre de conflits pour lesquels ni la France, ni l’Europe ne devaient retirer le moindre avantage.

Il faut également en finir avec deux autres mythes que sont l’Europe-humaniste et l’Europe-forteresse. L’idéologie européiste a totalement ruiné la réputation de la haute civilisation européenne, ainsi que sa tradition religieuse et culturelle qui la distinguait et qui lui permettait de se protéger du reste du monde. Aujourd’hui, l’Europe semble être devenue la Sodome des temps modernes, où l’on célèbre l’avortement comme un droit suprême et où la Gestation Pour Autrui est présentée comme le nec plus ultra du progrès humain. Et tandis que l’Europe des grandes capitales cosmopolites vit au rythme des gay prides et des festivals de musique dégénérée, les plages de la méditerranée septentrionale sont envahies chaque jour par des centaines de clandestins venus des quatre coins du monde, tandis que les banlieues multiculturelles deviennent de véritables narco-États.

Les élites actuelles de la structure européiste ne peuvent évidemment rien faire pour juguler ces problèmes. Au contraire, c’est précisément leur idéologie qui en est à l’origine et c’est la raison pour laquelle d’ailleurs, en pleine campagne européenne, des candidats comme Raphaël Glucksmann ou Valérie Hayer ne peuvent tenir qu’un discours jusqu’au-boutiste, réclamant plus d’immigration, plus de néolibéralisme, plus d’écologie punitive, plus de millions et d’armes pour l’Ukraine, malgré l’évidente détresse sociale des peuples européens qui sont écrasés financièrement par l’inflation et qui rejettent totalement ces politiques délétères.

La réalité, c’est que les « valeurs » libérales, sécularistes et hédonistes de cette fausse Europe vont complément à l’encontre de la véritable tradition historique européenne, laquelle repose sur trois fondations : la philosophie hellénistique, le droit romain et la foi catholique.

Ceci est mis en évidence de façon extraordinairement brillante par Christopher Dawson dans son livre sur les Origines de l’Europe. Celui-ci démontre comment le catholicisme en particulier a été l’aboutissement grandiose de ce processus historique.

Dawson démontre que l’Église et la Chrétienté ont maintenu l’héritage d’Athènes et de Rome tout en apportant à l’Europe et au monde les vérités spirituelles et morales de la religion chrétienne.

Il montre qu’à l’inverse, l’idéologie du siècle des Lumières, loin d’être un retour fidèle au classicisme antique, fut une rupture fondamentale avec le processus historique européen.

Il écrit :

Sans le Christianisme, il n’y aurait pas de civilisation européenne, car cette civilisation n’est pas le concept intellectuel abstrait imaginé par les philosophes du 18e siècle, mais un organisme social concret, bien plus réel et important que les unités nationales.

Le professeur David Engels, dans « Le Déclin », constate et déplore lui aussi que les anti-valeurs promues par la propagande européiste consistent principalement à rejeter la véritable tradition historique de l’Europe et à présenter l’Union Européenne comme une sorte de nouveauté extraordinaire, comme un accomplissement libératoire, comme une victoire du progressisme libéral-libertaire qui n’aurait aucun précédent historique.

David Engels écrit[12] :

L’Union Européenne traverse aujourd’hui une grave crise de légitimité. Le symptôme le plus inquiétant de cette crise est la tentative persistante et infructueuse de « construire » par la réflexion politique et sociologique, une définition de ce pourrait ou devrait être une identité européenne collective. Or, seule une identité réellement commune peut permettre aux individus de se sentir solidaires de leur passé et de se projeter ensemble vers l’avenir. Mais l’Union Européenne est interprétée par ses promoteurs comme une « nouveauté » absolue dont « l’identité » serait à construire, à définir par une réflexion rationnelle à même de permettre sa survie institutionnelle et sa croissance géographique. Il est rarement fait référence au passé millénaire au cours duquel elle s’est édifiée. Il est rarement dit qu’au long de ces siècles, d’autres institutions ont déjà englobé la quasi totalité des territoires européens (les institutions chrétiennes, l’Empire carolingien, le monde de Charles Quint, l’Empire napoléonien ou les années de l’occupation allemande). On veut rarement admettre que l’Union Européenne soit seulement l’une des nombreuses formes politiques que revêt l’Occident durant son histoire pour donner corps à une identité beaucoup plus profonde que l’identification à un seul drapeau ou une monnaie. Si on prend pour acquis l’idée que sans identité, il n’y a pas de communauté possible en temps de crise, la tentative aussi désespérée qu’infructueuse de rejeter les valeurs traditionnelles du passé et de « construire » une « nouvelle » identité collective européenne basée sur des idéaux universalistes ressemble plus à un symptôme de la crise actuelle qu’à sa solution. Car il va sans dire que cette tentative de « définir » l’Europe comme une entité « nouvelle » et « étonnante » trahit une désolidarisation totale avec le passé commun ainsi qu’une vision de l’histoire politique radicalement anachronique et naïve.

Le drame, c’est qu’il y a aujourd’hui des gens qui s’opposent à l’Europe à cause des ravages de l’européisme néo-libéral bruxellois et d’autres encore qui, à la suite des nazis, promeuvent une Europe néo-païenne, tout aussi utopique et contraire au processus historique établi.

En effet, le catholique qui « comprend la pleine signification de cette grande tradition » (Dawson), sait que l’unité européenne se confond avec l’idéal de la Chrétienté politique unie souhaitée par l’Église. Les allocutions de Pie XII à ce sujet sont particulièrement éclairantes.

Pour comprendre comment cet idéal naturel a été contrarié au cours du dernier millénaire, il faut se reporter au magistral ouvrage de l’amiral Auphan, mentionné plus haut.

La liste des responsabilités est longue et complexe, mais elle tient généralement en quelques mots : les ambitions princières, les orgueils nationaux, les divisions religieuses puis les idéologies modernes qui en furent l’aboutissement, ont détourné l’Europe de sa destinée. En lisant Dawson et Auphan, on réalise que l’histoire politique du Christianisme, comme celle d’ailleurs de l’Ancien Israël, a été constamment marquée par une tension entre le pouvoir spirituel et le pouvoir politique, ce dernier ayant périodiquement tendance à vouloir renverser la suprématie du spirituel afin de diviniser le pouvoir temporel. L’amiral Auphan montre de manière particulièrement brillante comment le sécularisme moderne trouve ses origines dans les cultes impériaux païens, dans le césaropapisme et dans toutes les formulations de la doctrine de la « raison d’État » à partir du Moyen-Âge, durant la Renaissance et pendant tout le Grand Siècle.

Ces grands auteurs catholiques du siècle dernier, tous deux orthodoxes et contre-révolutionnaires à souhait, étaient convaincus de la nécessité de faire enfin de l’Europe une réalité politique unifiée. Considérant l’échelle des luttes multipolaires actuelles, ils avaient amplement raison. Dawson, en particulier, avait très tôt annoncé, non seulement l’émergence de la puissance américaine et de la puissance russe, mais aussi le réveil des vieux nations-empires orientaux comme la Chine.

Mais ils n’étaient pas dupes et voyaient bien que la construction européenne qui débutait en leur temps se faisait déjà sur les mêmes principes qui avaient conduit à la ruine de la civilisation occidentale.

L’Amiral Auphan conclut son ouvrage[13] sur cette évidence d’une si grande actualité :

La tradition commande : si une Europe moderne a un sens, c’est d’abord celui de redevenir le guide de l’humanité désemparée. Le principal ne doit pas être sacrifié à l’accessoire, l’âme à la technique. Tôt ou tard, des intérêts, qu’on croyait avoir unis, divergent ; seule une conscience commune peut empêcher un éclatement. Le service essentiel à attendre d’une restauration européenne ne réside pas dans quelques avantages matériels surtout profitables à des hommes d’affaires : il serait de débarrasser l’Occident des mensonges idéologiques qui, depuis des siècles, le corrompent et le plongent dans une série de guerres dont on ne voit pas la fin. Le communisme, le capitalisme, le démocratisme, l’idolâtrie de la technique (dénominateur commun à tous les systèmes économiques) ne sont que des formes divers du même mal, le laïcisme , lui-même engendré par l’orgueilleuse chaîne des révolutions. Ce n’est pas en fonction d’avantages obliques ou temporaires qu’il faut engager tout l’avenir. Si l’Europe qu’on prépare va dans le sens de l’anti-laïcisme et de la contre-révolution, elle est à faire. Si elle doit élever à l’échelle internationale les maux dont nous souffrons déjà à l’échelle nationale ou familiale, si elle entérine les tares révolutionnaires dont nous sommes affligés, alors elle est à combattre. L’expérience que nous avons aujourd’hui de l’histoire nous prive de l’excuse que pouvaient avoir nos aïeux : notre génération prendra-t-elle la responsabilité d’enfermer les suivantes dans une Europe qui serait tout sauf ce qu’elle doit d’abord être, c’est à dire sociale et chrétienne ?

L’Europe actuelle, à l’instar de la République française, ne produit aucune cohésion authentique et efficace car les valeurs sur lesquelles elle repose conduisent précisément à la destruction de tout l’édifice social lui-même.

Les modèles alternatifs, notamment populistes, semblent être de piètres propositions, surtout qu’ils reposent souvent sur les mêmes erreurs fondamentales.

L’Europe politique unifiée ne peut donc qu’être une Europe capable de retrouver son identité catholique et romaine.

Malheureusement, depuis la mort du pape Pie XII, la voix du catholicisme a progressivement été bannie du discours politique, privant ainsi l’Europe de son conseil le plus précieux, comme s’il s’agissait là d’un châtiment bien mérité.

DES ALTERNATIVES BIEN PAUVRES

Depuis les années 1970 s’est développée, au sein du débat médiatico-politique, une opposition binaire entre deux positions extrêmes qui nient ou méconnaissent l’identité profonde de l’Europe.

A l’extrême-gauche de ce débat, on trouve aujourd’hui Mathieu Slama, qui a récemment affirmé au cours d’une émission sur un média de gauche :

L’identité de l’Europe, c’est d’être sans identité. C’est d’être le lieu des droits de l’Homme et de l’ouverture. Soit tout le contraire de ce qu’elle est aujourd’hui.

Mathieu Slama n’est pas un personnage très intéressant, ni très talentueux. Son étrange présence médiatique ne semble être due qu’au fait qu’il est le fils du célèbre journaliste Alain-Gérard Slama et surtout au fait qu’il semble doté d’une capacité extraordinaire à débiter des énormités gauchistes tellement grosses qu’elles mettent mal à l’aise même les antifas les plus radicaux.

La seule chose intéressante chez Mathieu Slama, c’est qu’il a le courage, ou plutôt la naïveté, d’exprimer le logiciel libéral dans sa forme la plus pure, sans aucune retenue, ni faux-semblant. Mathieu Slama n’est pas un gauchiste : il est un libéral accompli. C’est ce qui le pousse, par exemple, à nier l’existence d’une quelconque identité française ou européenne. Réagissant à une déclaration de Gabriel Attal, il affirme par exemple, quelque part sur les réseaux sociaux :

Il n’y a aucune identité française. Il y a seulement un pays fondé sur la primauté des droits de l’homme et sur les principes d’égalité, de liberté et de fraternité.

Il semblerait donc que pour Mathieu Slama, ni la France, ni l’Europe n’aient le droit, ni même la possibilité d’affirmer une quelconque identité. Il suffit pourtant de se plonger dans les magnifiques chapitres que Christopher Dawson consacre à la riche culture des peuples germaniques et nordiques, ou encore aux remarquables travaux de Bruno Dumézil sur l’Europe mérovingienne, ou encore les passionnantes conférences de Jean-Louis Brunaux sur la civilisation gauloise, pour constater la stupidité d’une telle affirmation.

De façon étrange, Mathieu Slama n’est pas aussi catégorique pour l’État d’Israël. Il déclare ainsi que l’État sioniste aurait une « légitimité historique et spirituelle » car « Israël est la terre ancestrale des Juifs ».

Pour être équitable avec Mathieu Slama, il ne faut pas forcément voir ici une fourberie de sa part, mais plutôt l’expression d’une ignorance profonde et d’une schizophrénie intellectuelle totalement inconsciente.

Si on prête attention à ce qui dit Mathieu Slama, on réalise que ce dernier, en fait, ne nie pas l’existence d’une identité française ou européenne. Ce qu’il affirme, c’est que l’identité française ou européenne consiste précisément à n’avoir aucune identité, sinon une identité universelle, une identité qui consiste à nier toute continuité historique et identitaire, qu’elle soit religieuse, ethnique ou culturelle.

Mais si les propos de Mathieu Slama peuvent sembler extrêmes, même pour le téléspectateur de base, ils sont parfaitement cohérents avec les principes qu’il revendique. Mathieu Slama affirme en effet que l’identité et la mission de l’Europe (ou de la France), c’est d’être un lieu où règne la primauté des « droits de l’homme » et des « principes d’égalité, de liberté et de fraternité », c’est-à-dire les principes qui furent à la base de toutes les révolutions libérales ou socialistes du 18e et du 19e siècles.

Autrement dit, Mathieu Slama justifie ses propos en se fondant sur les principes mêmes dont se revendiquent tous les partisans de la démocratie libérale et parlementaire. Au fond, même si Mathieu Slama apparaît aujourd’hui beaucoup plus à gauche que son père, qui se définissait plutôt comme un gaulliste libéral, il y a clairement une filiation intellectuelle entre les deux. Slama fils ne fait qu’exprimer l’aboutissement logique du logiciel libéral, qui ne peut qu’être la négation de toute réalité anthropologique ou métaphysique, au profit de notion abstraites et mal définies telles que la liberté et la démocratie, qui sont les mantras sempiternels de nos dirigeants actuels.

De l’autre côté de ce grand débat sur l’identité française et européenne, nous trouvons une droite qui nous semble bien peu inspirée et frappée, surtout en France, par cette maladie que nous appelons la schizophrénie identitaire.

Depuis les années 1970, identitaires et souverainistes constituent les deux grandes tendances qui ont influencé le discours de droite, remplaçant l’élément catholique qui restait prédominant jusque dans les années 1940 et qui subsista très superficiellement dans une partie de la droite gaulliste et de la droite nationale.

Puisque nous parlons d’identité, nous évoquerons ici principalement l’influence du discours identitaire de droite, principalement développé et introduit par ce qu’on a appelé jadis « la nouvelle droite ».

Ce terme générique regroupe en réalité de multiples tendances idéologiques, qui peuvent avoir des points de divergence, mais qui se rejoignent sur quelques caractéristiques essentielles. La nouvelle droite est en effet largement composée d’intellectuels et de militants pour qui l’identité ethnique est le primat de toute réflexion philosophique et de toute action politique.

En somme, tandis que les purs libéraux et les gauchistes comme Mathieu Slama fondent toute leur métaphysique sur la liberté telle qu’elle est définie dans la déclaration des droits de l’homme, la plupart des auteurs de la nouvelle droite fondent leur métaphysique sur la seule notion d’identité ethnique.

Ces inversions métaphysiques conduisent évidemment à de graves problèmes logiques qui se traduisent eux-mêmes par des impasses politiques que nous avons déjà connu par le passé. Dans le cas des libéraux et gauchistes, la croyance en la primauté de la liberté conduit fatalement au rejet des vérités naturelles, physiques, philosophiques et spirituelles. Dans le cas des identitaires, la croyance en la primauté de la nature humaine, en l’espèce de la particularité ethnique et biologique, conduit à des résultats analogues.

Dans les deux cas, nous avons affaire à des systèmes qui conduisent à la négation ou à la subversion des vérités universelles, ce qui en retour, conduit à l’affaiblissement des réalités particulières, qu’elles soient collectives ou individuelles.

Le grand paradoxe de tout ceci est que ces deux systèmes en viennent à nier, chacun à leur manière, l’identité et la mission de l’Europe.

Dans un cas, il y a une exagération délirante de la nature universaliste de l’Europe qui ne peut que conduire à l’autodestruction de son identité, et dans l’autre, un renoncement incohérent qui aboutit à la négation de l’identité de l’Europe.

Les gauchistes et les libéraux les plus extrêmes comme Mathieu Slama professent un faux universalisme. En niant les réalités ethno-culturelles et leurs permanences, l’universalisme gauchiste et libéral contribue à détruire l’édifice social qui est en grande partie le fruit de cette même réalité ethno-culturelle, sans laquelle tout universalisme raisonnable devient impossible.

De son côté, la nouvelle droite identitaire, bien qu’elle soit plus proche des réalités organiques, en vient souvent à mépriser l’importance et la réalité de l’universel, ou pire encore, avec une tournure d’esprit typiquement païenne, en vient à prétendre qu’il pourrait exister des universalités multiples, lesquelles, dans un tel système, ne seraient plus que des particularités.

Ce qui est étrange, c’est que l’extrémisme de Mathieu Slama et de ses collègues gauchistes et libéraux est finalement plus cohérent que l’extrémisme d’une partie de la nouvelle droite identitaire, car celle-ci finit par affaiblir et à dénaturer ce qu’elle prétend défendre, à savoir l’identité française et européenne.

L’Europe est une civilisation tout à fait unique. Nous avons déjà dit ici que la civilisation européenne a été, de façon incontestable, la plus grande civilisation que le monde ait jamais connu. Malheureusement, beaucoup d’Européens ignorent ou veulent ignorer ce qui a justement rendu possible une telle grandeur. Pour le savoir, je vous renvoie à notre émission sur les raisons de la supériorité de la civilisation chrétienne occidentale, dans laquelle vous trouverez de nombreuses citations de livres qui font autorité sur la question.

La France est elle aussi une nation tout à fait particulière dans le monde mais également au sein même de l’Occident. La France est en quelque sorte, la synthèse de l’Europe occidentale. Elle est à la fois celte, latine et germanique. Elle conserve encore à ce jour le nom qu’elle a hérité de la race qui a été la première à relever le nom de l’Empire et qui a uni l’Europe politique sous la bannière de l’Église catholique.

Gauchistes, libéraux et identitaires néo-païens partagent une même aversion pour l’essence chrétienne de l’Europe. Ils considèrent que le Christianisme ne fut qu’une intrusion historique malheureuse, un phénomène barbare et étranger, qui aurait fait régresser la conscience européenne et qui l’auraient coupée de ses racines philosophiques et ethnoculturelles d’origine.

Mais c’est précisément parce qu’ils ne comprennent pas le sens de la foi chrétienne, ni même le sens chrétien de l’histoire, qu’ils ne parviennent pas à trouver d’équilibre dans leurs doctrines et dans leur action politique.

En réalité, quiconque comprend le vrai sens de l’histoire admet que le christianisme a véritablement ressuscité l’Europe qui, vers la fin de la haute antiquité, était en proie soit à la décadence, soit à la barbarie. Plus encore, c’est le christianisme qui véritablement fondé ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui la civilisation européenne. C’est le Christianisme a qui sauvé l’empire romain et qui a sauvegardé et transmis les trésors de la philosophie classique. C’est le christianisme qui a transformé les vertus du Mos Maiorum, qui n’étaient d’ailleurs même plus respectées par les païens, et qui, en les replaçant dans le cadre de métaphysique et de la providence divines, les a sublimés par les vertus chrétiennes pour en faire des valeurs théologales et cardinales que nous vénérons aujourd’hui encore et jusqu’à la fin des temps.

C’est ce que nous explique Christopher Dawson de manière brillante :

Nous pouvons voir que la civilisation matérielle et artificielle qui était celle de l’Empire romain avait grandement besoin d’une inspiration spirituelle d’un genre bien plus profond que les cultes officiels de l’État. Et il était attendu que cette déficience spirituelle devait mener à l’infiltration d’influences religieuses orientales, comme cela s’est passé durant l’époque impériale. Cependant, personne n’aurait pu prévoir l’apparition du Christianisme et encore moins la façon par laquelle il transforma la vie et la philosophie de l’ancienne civilisation. La religion qui était destinée à conquérir l’Empire romain et à devenir l’identification permanente de l’Occident était en effet de pure origine orientale et n’avait aucune racine dans le passé européen, ni dans les traditions de la civilisation classique. Toutefois, l’origine orientale du Christianisme n’avait rien à voir avec le cosmopolitisme syncrétique dans lequel la philosophie grecque se mêla aux cultes et aux tradition de l’Orient ancien. Le Christianisme était au contraire issu d’une tradition tout à fait unique, férocement nationale et singulière, qui se tenait jalousement à l’écart des influences religieuses de son environnement oriental, mais qui se gardait également de tout contact avec la culture occidentale dominante. Les Juifs étaient le seul peuple de l’Empire à être demeurés obstinément fidèles à leurs traditions nationales, en dépit de l’attraction qu’exerçait la culture hellénistique. Bien que le Christianisme, par sa nature même, rompit avec l’exclusivisme nationaliste du Judaïsme en assumant sa mission universelle, il revendiquait aussi l’héritage d’Israël et se fondait, non pas sur les principes communs de la pensée hellénistique, mais sur la pure tradition hébraïque représentée par la Loi et les prophètes. L’Église primitive se considérait comme le second Israël, l’héritière du Royaume promis au peuple de Dieu, et en conséquence, elle conserva cet idéal de ségrégation spirituelle et d’opposition radicale avec le monde de la Gentilité qui avait inspiré toute la tradition Juive. Cette continuité historique et ce sens particulier de solidarité sociale distinguait l’Église chrétienne des religions à mystère et des autres cultes orientaux de cette époque. C’est ce qui fit que le Christianisme fut le premier et le seul véritable rival et la seule vraie alternative à l’unité religieuse officielle de l’Empire.[14]

Mais ce que la révélation chrétienne a apporté de plus précieux à la foi humaine, c’est la clef de l’harmonie entre l’universel et le particulier. Quiconque comprend le sens de l’histoire chrétien comprend pourquoi la providence divine a choisi Rome et l’Europe pour y fonder l’Église.

L’identité de l’Europe, c’est un assemblage de peuples, c’est une mosaïque de cultures différentes mais liées entre elles par l’histoire et le sang, mais l’Europe, c’est aussi cet esprit missionnaire tout à fait unique au monde, qui d’ailleurs, se trouve dans l’étymologie du mot Europos (εὐρωπός), qui signifie large vue, vaste étendue.

Les néo-païens de la nouvelle droite n’ignorent pas cette caractéristique de l’esprit européen qu’ils appellent « l’esprit faustien » ou encore « l’esprit prométhéen ». Seulement, il y a chez eux ce paradoxe que nous évoquions précédemment, ce paradoxe qui dissimule en réalité une schizophrénie que leur système de pensée ne peut pas guérir.

En effet, il y a chez eux une certaine difficulté à réconcilier 2000 ans d’héritage européen avec les positionnements politiques qui s’imposent face à la gigantesque submersion migratoire qui se déroule maintenant depuis plusieurs décennies sur le continent.

Ils évoquent avec fierté les accomplissements des conquérants et des empires coloniaux européens aux quatre coins du monde, mais ils rejettent désormais cet universalisme lorsqu’il s’applique contre l’Europe sous une forme subversive. Par réaction extrême, beaucoup d’entre eux en viennent donc à rejeter toute forme d’universalisme et à accuser du même coup tous les systèmes de pensée qui portent en eux une vision universelle des choses. Ceci explique en grande partie leur rejet du catholicisme, que les plus enragés d’entre eux accusent même d’avoir été à l’origine de tous les malheurs de l’Europe depuis deux millénaires.

En vérité, ils sont dans l’erreur, au même titre que leurs adversaires gauchistes, bien que ce ne soit pas dans les mêmes proportions. Ils admettent encore l’existence d’un ordre naturel, mais leur rejet d’une morale objective tend souvent à affaiblir leur capacité à défendre l’ordre naturel en question.

La vanité des propositions européennes venues de la gauche socialiste ou de la droite nationaliste avait déjà été exposée par Christopher Dawson, qui écrit[15] :

Le mal du nationalisme ne consiste pas dans sa loyauté aux traditions du passé ou à sa défense de l’unité nationale et des droits à l’autodétermination. Le problème du nationalisme est qu’il assimile cette unité avec l’unité ultime et inclusive de la culture, qui elle, est une facteur essentiellement supranational. La fondation ultime de notre culture n’est pas l’état national, mais l’unité européenne. Il est exact que cette unité n’a pas encore atteint une forme politique et peut-être que ce ne sera jamais le cas. Mais en tout état de cause, cette unité européenne est une société réelle, et non pas une abstraction intellectuelle. Et ce n’est qu’en communiant au sein de cette société que les différentes cultures nationales ont pu atteindre leur forme actuelle. Sans doute était-il facile de perdre de vue cette unité au cours des 18e et 19e siècles, quand la civilisation européenne avait atteint un tel prestige qu’elle ne semblait avoir aucun rival à sa taille et qu’elle était la civilisation incarnée. Mais les choses sont très différentes aujourd’hui, alors que l’hégémonie de l’Europe est remise en cause de tous les cotés, alors que la Russie et l’Amérique ne peuvent plus être considérées comme de simples extensions coloniales de la culture européennes, mais commencent à rivaliser avec l’Europe en termes de population et de richesse, et alors qu’elles développent une culture propre ; et tandis que les peuples de l’Orient et de l’Asie sont en plein éveil, revendiquant la renaissance de la culture orientale, tandis que nous, européens, perdons confiance en la supériorité de notre propres traditions. Hélas, personne aujourd’hui ne défend la cause de l’Europe. Chaque État national crée mille intérêts particuliers pour sa propre défense, tandis que l’internationalisme se développe par l’action combinée du libéralisme, du socialisme et de la finance internationale. Si nous voulons que notre civilisation survive, il est essentielle qu’elle développe une conscience européenne commune ainsi qu’un sens profond de son unité historique et organique. Nous devons réécrire notre histoire d’un point de vue européen et nous efforcer de comprendre l’unité de notre civilisation commune avec autant d’ardeur que nous le faisons pour étudier nos histoires nationales.

Comme nous l’enseignent les maîtres de la tradition classique, depuis Aristote à Saint Thomas d’Aquin, la vérité, la vertu, l’excellence, se trouvent toujours entre deux extrêmes. Pour sauver la France et l’Europe, il est urgent de retrouver en effet ce qui constitue leur identité véritable. Et ce qui distingue la civilisation européenne, du moins ce qui la distinguait lorsqu’elle était la gloire du monde, c’est cet équilibre entre l’universel et le particulier. La clef de cet équilibre fut offerte uniquement par le Christianisme et c’est cet état d’esprit qui a poussé l’Europe a conquérir le monde.

Seulement, alors qu’elle triomphait sur les cinq continents, l’Europe a perdu le sens de cet équilibre, non pas au contact de l’extérieur, mais précisément parce qu’elle se mit à se déchirer elle-même de l’intérieur, à cause de l’orgueil des princes, des fomenteurs d’hérésie et des ambitions nationalistes particulières.

Pour retrouver sa véritable identité, l’Europe doit donc assumer à nouveau sa mission chrétienne. C’est en retrouvant le sens chrétien de l’histoire que l’Europe retrouvera sa dimension civilisationnelle. C’est en retrouvant la force morale du christianisme que l’Europe retrouvera un équilibre ethnoculturel tout en se protégeant contre ses ennemis extérieurs qui rêvent de la voir soumise, divisée et détruite.

CONCLUSION : POUR UNE EUROPE CHRÉTIENNE, ROMAINE ET IMPÉRIALE

Mais pourquoi justement avons-nous besoin du catholicisme pour retrouver la destinée européenne ? Dawson nous l’explique, comme à son habitude, de manière sublime :

Nous sommes séparés du passé européen par une barrière spirituelle. Nous sommes aujourd’hui forcés à étudier le passé d’une manière extérieure, avec la curiosité désintéressée de l’archéologue qui exhume les reliques d’une culture morte.[16]

Le mystère du lien entre le Christianisme et la destinée de l’Europe se dévoile peut-être ici, lorsque l’on réalise que la foi catholique est la clef qui nous permet non seulement d’accéder aux vérités éternelles de la sainte religion, mais aussi de pouvoir constamment nous reconnecter sensiblement et concrètement avec cette tradition millénaire qui embrasse toute la diversité culturelle de l’Europe.

Mais cet effort impliquera également de procéder à un bilan sincère des erreurs commises par le passé au nom de la raison d’État ou des prétendus droits de l’homme. Autrement dit, il conviendra nécessairement de procéder à une forme de repentance nationale, d’une reconnaissance des erreurs qui ont conduit bien des nations européennes à se compromettre dans la guerre d’agression, dans l’hérésie religieuse ou encore dans des pratiques honteuses comme le fut le trafic esclavagiste.

Pie XII l’affirme explicitement dans son allocution de Novembre 1948 :

Les grandes nations du continent, à la longue histoire toute chargée de souvenirs de gloire et de puissance, peuvent aussi faire échec à la constitution d’une union européenne, exposées qu’elles sont, sans y prendre garde, à se mesurer elles-mêmes à l’échelle de leur propre passé plutôt qu’à celle des réalités du présent et des prévisions d’avenir. C’est justement pourquoi l’on attend d’elles qu’elles sachent faire abstraction de leur grandeur d’autrefois pour s’aligner sur une unité politique et économique supérieure. Elles le feront d’autant meilleur gré qu’on ne les astreindra pas, par souci exagéré d’uniformité, à un nivellement forcé, alors que le respect des caractères culturels de chacun des peuples provoquerait, par leur harmonieuse variété, une union plus facile et plus stable.

Ce nécessaire effort de repentance positive est sans doute l’un des devoirs qui répugne le plus à nos contemporains, y compris à nos collègues de la droite souverainiste ou identitaire, qui ont beaucoup de mal à comprendre les bienfaits d’une saine autocritique, ne serait-ce que d’un point de vue temporel. Il est exact que le concept de repentance a tellement été subverti par la gauche et par certaines minorités communautaires très actives et très hostiles à une certaine vision de l’histoire, que les vertus morales du repentir ont tendance à rebuter l’homme postmoderne qui croit ne rien devoir à personne, sinon aux idoles de son idéologie personnelle.

Mais nous autres chrétiens, comprenons mieux que quiconque les bienfaits de la juste et légitime repentance. Et nous ne devrions pas avoir peur de considérer les nombreuses fautes politiques dont se sont rendus coupables certains de nos anciens princes. En fait, c’est plus qu’un devoir, c’est une nécessité pour celui qui veut comprendre parfaitement le sens du mystère d’iniquité qui se joue devant nous, car les malheurs de l’Église, au cours de ces dernières décennies, résultent en grande partie de cette grande apostasie, de ce grand schisme politique qui a morcelé l’unité de l’Europe chrétienne à partir du 10e siècle.

Nous avons beau admirer l’œuvre de notre père Charlemagne, nous devons aussi admettre qu’il eut une responsabilité dans le délitement de son propre empire. Non seulement il avait certaines tendances césaropapismes, à l’instar des empereurs byzantins, mais il avait aussi conservé une part d’orgueil barbare en ne renonçant pas clairement à la tradition franque de partage de l’État entre les héritiers du trône. Cette négligence conduisit à un affrontement entre les fils de Louis le Pieux, qui mena plus tard à la scission de l’Empire, alors qu’il aurait du revenir à Lothaire.

Le chose est donc claire, pour faire l’union de l’Europe, il faut renouer avec sa tradition classique et avec la foi catholique. Il faut également avoir l’honnêteté de reconnaître les raisons des gloires et des erreurs du passé.

Mais d’une manière plus concrète et plus immédiate, il y a, d’un point de vue très pratique, un obstacle évident à la formation ou la reformation d’une culture européenne, à savoir l’absence d’une langue commune. Ayant baigné dans l’atmosphère très europhile de ma ville natale de Strasbourg, je me souviens qu’au primaire, on nous parlait presqu’exclusivement des langues construites modernes comme l’espéranto, qui a été élaboré à la fin du 19e siècle par le Juif russe Louis-Lazare Zemenhof.

Pourtant, des solutions bien plus organiques et pratiques avaient été mises en avant. Je pense notamment au latino sine flexione (latin sans déclinaison), mis au point par le grand mathématicien catholique Giuseppe Peano en 1903. Aujourd’hui quelque peu oublié, ce projet fut un jalon important puisque tout récemment, un groupe de jeunes diplômés européens, menés par un Français du nom de Vincent Jacques, a eu a bonne idée de relancer l’idée d’un latin simplifié comme langue commune de l’Europe.[17]

Il est vrai qu’à l’heure actuelle, l’anglais sert de facto de langue vernaculaire, non seulement en Europe, mais aussi dans le monde entier. Mais une renaissance d’un latin simplifié et adapté à la modernité serait bien plus adapté. Avec des moyens adéquats, sa généralisation serait tout à fait possible. Après tout, l’État d’Israël est bien parvenu à mettre en place une forme d’hébreu moderne simplifié qui est aujourd’hui pratiqué quotidiennement par des millions d’Israéliens. N’est-il pas étrange que cette idée n’ait jamais traversé l’esprit des dirigeants de l’Europe ?

La réponse à ce mystère se trouve évidemment, comme nous l’avons compris, dans la philosophie purement matérialiste et séculière qui anime l’actuel projet européen depuis 70 ans. C’est un projet qui repose sur les mêmes erreurs philosophiques qui ont ruiné la France depuis deux siècles et qui rend donc fondamentalement impossible toute définition d’une citoyenneté, d’une culture, d’une mystique et d’une destinée commune aux européens.

Car malgré ses aspects bureaucratiques et jacobins, pour reprendre la critique de Maurice Allais, l’Europe bruxelloise reste plombée par les formes et les formules destructrices de la démocratie libérale. Dans la cacophonie des intérêts partisans, des obsessions idéologiques, des manigances des lobbies et des conflits sourds entre les différents gouvernements, il est difficile de construire quelque chose de durable et de substantiel.

Et nous en arrivons à un autre défaut fondamental de l’Europe actuelle, à savoir l’absence de leadership central clairement identifié. Nous pensons avec le professeur David Engels que cette carence en matière d’incarnation personnelle d’un pouvoir exécutif suprême pourrait trouver une résolution dans les prochaines décennies. Celui-ci écrit[18] :

La concurrence démocratique entre partis et intérêts politiques est devenue si dangereuse pour la stabilité de l’État et pour son projet de développement durable qu’il parait inévitable à bon nombre d’Européens de bientôt voir un seul individu opérer un choix entre différentes options politiques et assurer leur réalisation dans la durée, et cela sans en être empêché par le partage des pouvoirs, les échéances électorales interminables ou la perspective d’une révocation par l’opposition. Dans cette perspective, nous pourrions dresser un pronostic basé sur l’hypothèse fondamentale que les problèmes structurels et identitaires de l’Europe trouveraient une solution politique concrète analogue aux réformes réalisées par le système impérial d’Auguste et son programme de restauration ou de révolution.

La France, qui avec Rome, a  été le creuset de l’Europe chrétienne, et qui aujourd’hui cristallise toutes les souffrances de l’Europe en elle, aura évidemment un rôle central à jouer dans la restauration de la destinée européenne. Évidemment, on pourrait voir ici un peu de chauvinisme de ma part. Mais il n’en est rien. La France est l’un des poumons de l’Europe et y tient une place éminente, ne serait-ce qu’en raison de sa situation géographique. L’autre poumon étant évidemment l’Allemagne, la nation sœur qui du temps de Charlemagne, ne constituait qu’un seul ensemble. La France a toujours été le carrefour des grandes épopées européennes. Christopher Dawson le reconnaît lui-même :

Le pont entre le monde romain antique et l’époque médiévale se trouve en Gaule. Dans les provinces méditerranéennes, les traditions de la culture romaine restaient fortes et dominantes. Dans la Germanie et la Bretagne romaines, le tribalisme de la société barbare avait pris le dessus. C’était uniquement en Gaule que les deux sociétés et les deux cultures se rencontraient dans un rapport d’égalité et que les conditions étaient favorables à un processus de fusion et d’unification à même de servir de fondation à un nouvel ordre social. La culture que nous considérons aujourd’hui comme typiquement occidentale et européenne trouve principalement ses origines dans l’ancien empire carolingien et elle trouve son centre dans les anciens territoires Francs du Nord de la France et de l’Ouest de l’Allemagne actuelles.

Il me semble donc évident que tôt ou tard, la France, ou le chef de l’État français, devra jouer un rôle décisif dans cette inévitable transition par laquelle devra passer l’Union Européenne sous sa forme actuelle, qui est clairement intenable sur le long terme.

D’un autre côté, devons-nous donc abandonner notre bon vieux roman national français du jour au lendemain afin de pouvoir réaliser l’unité européenne ? Pour le moment, le projet européiste est si délétère dans l’idéologie qu’il porte en lui qu’il est difficile de lui porter la moindre affection. Je pense que nous devons suivre le sage conseil de l’Amiral Auphan : si l’Europe qui se construit est une Europe chrétienne et sociale, il faut la faire. Si cette Europe est au contraire séculariste, matérialiste et païenne, il faut la combattre. Dans l’attente de perspectives plus saines, la plupart des efforts doivent évidemment être consacrés à la sauvegarde et à la conquête du pouvoir politique en France, avant d’envisager quoi que ce soit à une échelle plus vaste.

Car il faut ajouter à cela que notre époque fait face à une situation grave et inédite en ce qui concerne l’Église. Les positions des pontifes conciliaires sur les questions politiques, en l’occurrence européennes, illustrent d’ailleurs bien la singularité terrible de la situation. Même les universitaires modernes constatent qu’il existe une différence substantielle entre les positions de Pie XII et celles des chefs de l’organisation issue du concile Vatican 2. Dans une étude de 2021, le professeur Emilia Hrabovec, de l’université Comenius de Bratislava, résumait ainsi la position politique des papes conciliaires[19] :

Les papes (conciliaires) ont répété continuellement que les états européens ainsi que l’Union Européenne devait conserver une nature purement laïque qui excluait toute tentative moderne de formation d’une respublica christiana. Mais dans le même temps, les états et l’Union européens devaient aussi respecter la vérité, les droits naturels, ainsi qu’une norme éthique commune transcendantale, excluant toute utopie séculière qui chercherait à remplacer Dieu par la seule volonté de l’homme.

Cette position totalement contradictoire ne devrait évidemment pas surprendre les catholiques qui comprennent le degré de légitimité qu’il faut accorder aux chefs de l’organisation conciliaires. Il est évident que ce positionnement alambiqué, en faveur du sécularisme, mais avec quelques timides « recommandations » éthiques, et qui est dans la droite ligne de Dignitatis Humanae, est aux antipodes de la doctrine politique que l’Église a toujours professée depuis les temps des Pères de l’antiquité chrétienne jusqu’à Pie XII, qui lui, affirmait clairement qu’il fallait expressément que les institutions européennes reconnaissent clairement les droits suprêmes de Dieu et de la loi naturelle.

En conclusion, nous pouvons dire que grâce à Dieu, nous avons aujourd’hui le recul nécessaire pour avoir pleinement accès à ce fameux sens chrétien de l’histoire qui nous permet d’éclairer les mystères du passé et d’illuminer les voies de l’avenir. Mais combien sommes-nous à en avoir conscience ? Les futurs Augustes du 21e siècle seront-ils de dignes héritiers de l’idéal catholique et romain d’une Res Publica Christiana en Europe, ou seront-ils des précurseurs, voire des agents de l’Antéchrist ?

Mon avis est que nous verrons probablement apparaître ces deux types pourtant très opposés. Dans un horizon plus immédiat, il me semble clair que la progression des partis populistes de droite au Parlement Européen ainsi que dans les Parlements nationaux provoquera bientôt des bouleversements politiques importants, non seulement au niveau des états membres, mais également au niveau des institutions européennes. Cela semble d’ailleurs être la stratégie adoptée par la plupart d’entre eux. Une fois cette bascule réalisée, un changement d’orientation de la politique européenne pourrait se formuler, avec peut-être même une reformulation substantielle du projet européenne lui-même. Il se pourrait alors que l’accélération du processus global multipolaire et l’accroissement des tensions vis-à-vis d’un bloc hostile ou d’une menace territoriale donne l’occasion à un ou plusieurs hommes forts et charismatiques d’émerger comme nouveaux princeps d’une ébauche d’imperium européen postmoderne.

En conclusion de cet essai, j’aimerais citer un extrait d’un magnifique poème d’Aurelius Prudentius Clemens, l’une des gloires de l’antiquité chrétienne qui écrivait au 4e siècle les choses suivantes dans son célèbre pamphlet contre Symmaque l’ancien :

Qu’est ce que le secret de la destinée de Rome ? C’est que Dieu désire l’unité du genre humain, puisque la religion du Christ exige la fondation sociale de la paix et de l’amitié internationale. Jusqu’à présent, la terre entière, de l’est à l’ouest, était déchirée par des luttes incessantes. Pour mettre fin à cette folie, Dieu a enseigné aux nations d’obéir aux mêmes lois et de tous devenir Romains. Aujourd’hui, nous voyons l’humanité vivre entre citoyens d’une même cité et comme membres d’une même maison. Les hommes viennent de contrées lointaines à travers les mers pour rejoindre un même forum, et les peuples s’unissent par le commerce, la culture et le mariage. Par ce mélange de populations, une nouvelle race est née. Telle est la signification de toutes les victoires et de tous les triomphes de l’Empire romain : la paix romaine a préparé la voie pour l’avènement du Christ. Car en effet, quelle place y avait-il pour Dieu ou pour la Vérité dans un monde sauvage dans lequel l’esprit de l’homme était en conflit perpétuel et dans lequel il n’y avait aucune base légale commune ?


[1] Pie XII, Discours au 2e congrès international de l’Union Européenne des Fédéralistes, 11 Novembre 1948, https://fidepost.com/pie-xii-pour-une-europe-chretienne-1948/ 

[2] Christopher Dawson, The Making of Europe : An Introduction to the History of European Unity, p. 93

[3] Ibid, Pie XII.

[4] Pie XII, Radiomessage du 24 Décembre 1953, https://fidepost.com/pie-xii-la-technique-et-lavenir-de-lhumanite-1953/ 

[5] Victor Hugo, Discours sur les États-Unis d’Europe au Congrès International de la Paix, Paris, 21 août 1849, https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_sur_les_%C3%89tats-Unis_d%E2%80%99Europe_au_congr%C3%A8s_international_de_la_paix_en_1849_%C3%A0_Paris 

[6] Il faudra un jour que nous fassions une évaluation plus honnête et factuelle de l’œuvre politique de Richard de Coudenhove-Kalergi. Ces dernières années, une certaine littérature en France a présenté Coudenhove-Kalergi comme le concepteur d’un sinistre plan de grand métissage de l’Europe. En réalité, la pensée du comte austro-japonais est bien plus riche, complexe et peut-être même bien plus proche de la nôtre que de celle des actuels technocrates européistes.

[7] David Engels, Le Déclin, Le Toucan, Paris, 2013, pp. 118-119

[8] Maurice Allais, Erreurs et Impasses de la Construction Européenne, Éditions Clément Juglar, Paris, 1992

[9] Ibid. Allais, pp.81-82

[10] Le Figaro, Européennes 2024 : Les Français plus patriotes qu’européens », 8 Mai 2024, https://www.lefigaro.fr/elections/europeennes/europeennes-2024-les-francais-plus-patriotes-qu-europeens-20240508 

[11] The Economist, European lack visceral attachement to the EU. Does it matter ?, 2 mai 2024, https://www.economist.com/europe/2024/05/02/europeans-lack-visceral-attachment-to-the-eu-does-it-matter 

[12] Ibid., Engels,, pp. 18-20

[13] Amiral Paul Auphan, Le Drame de la Désunion Européenne, Les îles d’Or, Paris, 1954, pp.400-401

[14] Ibid, Dawson, pp. 42-43

[15] Ibid, Dawson, pp. 20-22

[16] Ibid, Dawson, p. 19

[17] L’Express, Et si le latin (re-)devenait la langue de l’Europe, 28 septembre 2021, https://www.lexpress.fr/culture/et-si-le-latin-re-devenait-la-langue-de-l-europe_2159153.html 

[18] Ibid., Engels, pp. 269-270

[19] Prof. Emilia Hrabovec, The Popes and the Idea of European Unity, Polonia Sacra, n°25, 2021, p. 120

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