L’histoire sacrée rapporte que, jadis, le peuple hébreu et toutes les tribus d’Israel, accablées à cause de leurs péchés sous la lourde oppression des Philistins, s’astreignirent, pour pouvoir vaincre leurs ennemis, à un jeûne qui renouvela à la fois les forces de leur âme et celles de leur corps. Ils avaient, en effet, compris que le mépris des commandements de Dieu et leurs mœurs corrompues leur avaient mérité cette dure et misérable servitude et qu’ils combattraient en vain les armes à la main s’ils ne commençaient par faire la guerre aux vices.[1] Ils s’imposèrent donc la punition d’une sévère pénitence en s’abstenant de manger et de boire ; et, afin de triompher de leurs ennemis, ils triomphèrent d’abord en eux-mêmes des appels de la gloutonnerie. Ainsi arriva-t-il que des adversaires redoutables et des maîtres impitoyables prirent la fuite devant des hommes affamés qu’ils avaient soumis, rassasiés, à leur jour. Nous aussi, bien-aimés, avons à faire face à mille adversités et à mille combats : si nous voulons recourir à semblables remèdes, nous serons guéris par semblable discipline. Notre situation est à peu de chose près celle qui fut la leur : ils subissaient les violentes attaques d’adversaires charnels, comme nous subissons les violentes attaques d’ennemis spirituels. Si la réforme de nos mœurs[2], obtenue avec l’aide de Dieu, nous fait triompher de ces derniers, la force aussi de nos ennemis visibles succombera ; ils seront affaiblis par notre amendement même, car, s’ils avaient acquis quelque pouvoir sur nous, c’était grâce à nos fautes et non par leurs mérites.[3]
Dans ces conditions, bien-aimés, afin d’être assez forts pour vaincre tous nos ennemis[4], recherchons le secours divin en obéissant aux commandements célestes, et sachons bien que nous ne pourrons prévaloir sur nos adversaires qu’après avoir prévalu sur nous-mêmes. Il se livre, en effet, en nous, bien des combats : autres sont les visées de la chair sur l’esprit, autres celles de l’esprit sur la chair[5]. Que, dans cette lutte, les convoitises du corps soient les plus fortes, et la volonté raisonnable perdra honteusement la dignité qui lui est propre, et, pour son plus grand malheur, deviendra l’esclave de celui qu’elle était faite pour commander. Si, au contraire, l’esprit soumis à son souverain et prenant plaisir aux faveurs célestes foule aux pieds les provocations des voluptés terrestres et ne permet pas au péché de régner dans son corps mortel[6], la raison alors gardera le rang qui lui convient par excellence, le premier, et aucune illusion des esprits de malice[7] n’ébranlera ses défenses : car il n’y a pour l’homme de vraie paix et de vraie liberté que lorsque son corps est soumis à l’âme comme à son juge, et l’âme conduite par Dieu comme par son supérieur[8]. Sans doute un tel entrainement, bien-aimés, est-il salutaire en tout temps, afin que nos ennemis toujours en éveil soient tenus en sujétion par une application sans trêve ; pourtant, c’est maintenant qu’il nous faut le rechercher avec plus d’ardeur et nous y consacrer avec plus de soin, à l’heure où nos adversaires les plus subtils redoublent eux-mêmes de fourberie pour nous tendre des pièges. Ils savent que les saints jours du carême sont arrivés, dont l’observance amende toutes les lâchetés passées, efface toutes les négligences ; toute la force de leur perversité tend donc à ce seul but : faire que ceux qui vont célébrer la sainte Pâque du Seigneur se trouvent souillés de quelque impureté et rencontrent une occasion de faute dans ce qui aurait dû être leur source de pardon.
À cette heure, donc, bien-aimés, où nous abordons le début du carême, c’est-à-dire un service plus empressé du Seigneur, puisque nous nous engageons en quelque sort dans une espèce de compétition de saintes œuvres, préparons nos âmes aux luttes des tentations. Comprenons bien que, plus nous apporterons de soin à notre salut, plus violentes seront les attaques de l’ennemi. Mais celui qui est en nous plus fort que celui qui est contre nous[9]; et c’est par Lui que nous sommes affermis si nous nous confions en Sa force : le Seigneur, en effet, en consentant à subir les sollicitations du tentateur, a voulu aussi nous instruire par son exemple, Lui qui nous fortifie par Son secours. Car Il a vaincu l’ennemi, comme vous l’avez entendu lire[10], en faisant appel aux arguments de la Loi, non en usant de Sa puissance ; ainsi honorait-Il davantage l’homme et châtiait-Il davantage l’adversaire, puisque l’ennemi du genre humain subissait la défaite qu’Il lui infligeait non pas en tant que Dieu, mais en tant qu’homme. Lui donc a combattu alors pour que nous aussi puissions ensuite combattre ; Lui a remporté la victoire pour que nous aussi remportions semblable victoire. Car, bien-aimés, il n’est pas d’œuvre de vertu qui n’expérimente la tentation, pas de foi sans épreuves, pas de combat sans ennemis, pas de victoire sans engagement. Notre vie ici-bas se passe au milieu des embûches, au milieu des batailles ; si nous ne voulons pas être surpris, il nous faut veiller ; si nous voulons vaincre, il nous faut combattre. C’est pourquoi le très sage Salomon déclare : « Mon fils, en entrant au service de Dieu, prépare ton âme à la tentation[11] ». Cet homme, en effet, rempli de la sagesse de Dieu, savait que le zèle religieux comporte de pénibles combats ; prévoyant les incertitudes de la bataille, il prévient à l’avance qu’il faudra batailler ; car, si le tentateur s’en prend à des âmes non averties, il est à craindre qu’il ne blesse plus promptement celles qui ne sont pas préparées.
Instruits par l’enseignement divin, bien-aimés, nous entrons donc en connaissance de cause dans l’arène pour cette lutte. Ecoutons l’apôtre qui nous dit : « Ce n’est pas contre la chair et le sang que nous avons à lutter, mais contre les principautés, contre les dominations, contre les souverains de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal répandus dans les airs[12]». Nous ne faisons d’ailleurs pas illusion : ces ennemis qui veulent nous perdre comprennent bien que c’est contre eux qu’est fait tout ce que nous tentons d’accomplir pour notre salut ; par cela seul que nous désirons quelque bien, nous provoquons l’adversaire. Il y a, entre eux et nous, fomentée par la jalousie diabolique, une opposition invétérée, telle que, déchus comme ils sont de ces biens auxquels la grâce de Dieu nous élève, notre justification fait leur torture. Quand donc nous nous relevons, ils s’effondrent ; quand nous retrouvons nos forces, ils perdent les leurs ; nos remèdes leur sont des coups, car la guérison de nos blessures les blesse. « Donc, debout, bien-aimés ! – c’est l’apôtre qui le dit- avec la vérité pour ceinture de vos âmes, et pour chaussures le zèle à propager l’Évangile de la paix ; tenez toujours en main le bouclier de la foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Mauvais ; prenez aussi le casque du salut et le glaive de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu[13] ». Voyez, bien-aimés, de quels traits puissants, de quelles défenses insurmontables nous munit ce chef qu’ont illustré de multiples triomphes, ce maitre invincible de la milice chrétienne[14] ! Il a mis autour de nos reins le ceinturon de la chasteté, chaussé nos pieds des courroies de la paix : un soldat qui ne s’est pas ceint les reins est, en effet, bientôt vaincu par l’instigateur de l’impureté, et celui qui n’a pas de chaussure est facilement mordu par le serpent. Il nous a donné le bouclier de la foi pour nous protéger le corps tout entier, a placé sur notre tête le casque du salut, a mis dans notre main le glaive, c’est-à-dire la parole de vérité : ainsi le héros des luttes de l’esprit n’est pas seulement à l’abri des blessures, mais il peut aussi blesser qui l’attaque.
Confiants donc en ces armes, bien-aimés, abordons sans paresse et sans crainte la lutte qui nous est proposée, et, dans ce stade où l’on combat par le jeûne, ne nous croyons pas quittes en nous contentant de nos abstenir de nourriture. Ce serait peu que d’affaiblir la force du corps, si l’on n’alimentait la vigueur de l’âme. Mortifions quelque peu l’homme extérieur, et que l’intérieur se restaure ; retranchons à la chair un rassasiement corporel et que l’esprit puise des forces aux délices spirituels. Que toute âme chrétienne s’observe de toutes parts elle-même ; par un sévère examen, qu’elle scrute le fond de son cœur ; qu’elle veille à ce que nul soupçon de discorde n’y demeure, nulle trace de convoitise ne s’y installe. Que la chasteté chasse bien loin l’incontinence, que la lumière de la vérité dissipe les ténèbres du mensonge ; que l’orgueil désenfle, que la colère vienne à résipiscence, que se brisent les traits qui portent préjudice, que l’on mette un frein au dénigrement de la langue. Que cessent les vengeances, et que les injures soient abandonnées à l’oubli ; bref, « que tout plant que n’a pas planté le Père céleste soit arraché[15]» ! C’est en effet lorsque tous les germes étrangers sont enlevés du champ de notre cœur que les semences des vertus peuvent être convenablement nourries en nous. Si donc quelqu’un, enflammé contre un autre du désir de se venger, l’a fait jeter en prison ou chargé de chaînes, qu’il se hâte de le libérer, non seulement s’il est innocent, mais même s’il parait mériter le châtiment ; c’est ainsi qu’il suivra sans crainte la règle de la prière du Seigneur : « Remettez-nous nos dettes comme nous-mêmes remettons à nos débiteurs[16] ». Article de nos demandes que le Seigneur souligne par cette instruction spéciale, comme si la condition de l’efficacité de toute prière s’y trouvait enfermée : « Si, en effet, vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi. Mais si vous ne les pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos offenses ».
Par conséquent, bien-aimés, nous souvenant de notre faiblesse qui nous fait facilement tomber dans toutes sortes de fautes, gardons-nous de négliger ce remède primordial et ce moyen très efficace de guérir nos blessures ; remettons pour qu’on nous remette, accordons la grâce que nous-mêmes demandons ; ne cherchons pas à nous venger, nous qui supplions qu’on nous pardonne. Ne passons pas près du pauvre en demeurant sourds à ses plaintes, accordons avec une bienveillance empressée la miséricorde aux indigents, pour mériter nous-mêmes de trouver miséricorde lors du jugement. Celui qui, aidé de la grâce de Dieu, tendra de tout son cœur à cette perfection, celui-là s’acquittera parfaitement du saint jeûne ; étranger au levain de son ancienne malice, il parviendra à la bienheureuse Pâque avec des azymes de pureté et de vérité ; vivant de la vie nouvelle, il méritera de goûter la joie dans le mystère de l’humaine régénération ; par le Christ notre Seigneur, qui, avec le Père et l’Esprit-Saint, vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.
Pape Saint Léon le Grand, Premier Sermon sur le Carême
[1] On retrouve la même idée dans plusieurs oraisons du missel romain où il faut sans doute voir l’influence, sinon la main, de Saint Léon. Ainsi la dernière oraison de la bénédiction des cendres : « Concede nobis, Domine, praesidia militiae christianae sanctis inchoare jejuniis : ut contra spiritales nequitias pugnaturi, continentiae muniamur auxiliis ». De même, dans l’oraison « super populum » du vendredi après les cendres, il est dit du peuple chrétien : « Nulla ei nocebit adversitas, si nulla ei dominetur iniquitas ». La Collecte du samedi des quatre-temps de septembre demande à Dieu : « Ut, abstinendo, cunctis efficiamur hostibus fortiores ». L’idée de combat est très marquée dans les sermons sur le carême, et nous aurons l’occasion de la retrouver plus d’une fois.
[2] Il y a ici un effet voulu de parallélisme : Saint Léon a dit plus haut que les Hébreux avaient mérité, à cause de leur morum corruptio, d’être soumis à leurs ennemis ; ces mêmes ennemis leur seront soumis grâce à leur morum correctio, obtenue avec l’aide de Dieu.
[3] Qui sont ces ennemis visibles que Saint Léon mentionne après les ennemis invisibles et spirituels connus de tout chrétien ? Il faut y voir, à n’en pas douter, les Barbares toujours menaçants pour la Rome du 5e siècle. Peut-on aller plus loin et voir ici l’allusion à un évènement précis qui permettrait de dater ce sermon ? On songe à la menace des Vandales de Genséric qui aboutit à la prise et au sac de Rome en juin 455, ou à l’avance d’Attila que fit reculer l’intervention personnelle du pape dans les premiers mois de 452. C’est cette dernière hypothèse qui a les préférences de Mgr. Callewaert, cf. Saint Léon le Grand et les textes du Léonien (extrait de Sacris erudiri, 1948), p.83.
[4] Aussi bien les visibles que les invisibles, comme il vient d’être dit. Sur les sens du mot qui suit, observantia, dans Saint Léon, cf. Ign. Carton, Notes sur l’emploi du mot « observantia » dans les homélies de Saint Léon, dans Vigitiae Christianae, VIII, 1-2, Janv-Avr. 54, p.104-114. Les sens du mot sont variés : souvent il désigne le jeûne, c’est le cas ici, avec une référence à l’ensemble de l’ascèse quadragésimale.
[5] Galates 5 ; 17
[6] Romains 6 ; 12
[7] Ephésiens 6 ; 12
[8] L’image est empruntée à la langue judiciaire : l’âme est comparée au juge qui n’agit que sous la direction du président du tribunal. Lorsqu’elle y est docile, elle est établie dans la paix et dans la vraie liberté qui résultent pour elle de sa coopération à la grâce. Voir, pour l’exégèse de ce passage, l’article du R.P. Hervé de l’Incarnation, La grâce dans l’œuvre de Saint Léon le grand, dans Rech. De Théol. Anc. Et méd., 1955, p. 201.
[9] 1 Jean 4 ; 4
[10] Lecture de l’Évangile du 1er Dimanche de Carême contenant le récit de la tentation du Seigneur, Matthieu 4 ; 1-11. Du temps de Saint Léon, ce dimanche était aussi le premier jour du carême, et, comme on ne jeûnait pas les dimanches, le jeûne ne commençait que le lendemain. Cf. C. Gallewaert, La durée et le caractère du Carême ancien dans l’Église latin, Bruges, 1913.
[11] Ecclésiastique 2 : 1
[12] Éphésiens 6 ; 12
[13] Ephésiens 6 ; 14
[14] L’image est prise à la vie des camps. Le Magister militiae était ce que nous appellerions aujourd’hui un général.
[15] Matthieu 15 ; 13
[16] On aura remarqué dans ce sermon la part que Saint Léon fait au démon dans les luttes de la vie moral. Certes, pour lui, le démon est un être bien réel, le « tentateur », avec qui il faut compter. En cela, notre Docteur est dans la ligne de toute une tradition qui prend son appui dans l’Écriture, et en particulier dans l’Évangile. Ailleurs, il discernera l’action diabolique dans les vices, doctrine qui remonte aux Pères du désert.