Mon but ici n’est pas de produire une exégèse complète de l’Apocalypse, ni de chercher à déterminer l’année de la fin du monde. Je laisse cela à ceux qui y seront appelés. Les sujets que je propose d’aborder ici sont brefs et pratiques. Le résultat que je cherche à atteindre est de clairement discerner quels principes sont chrétiens et quels principes sont antichrétiens, ainsi que de parvenir à une plus sûre appréciation de la nature des évènements auxquels l’Eglise et le Saint-Siège sont actuellement soumis. Saint Paul, écrivant aux Thessaloniciens, dit :
Que personne ne vous égare d’aucune manière; car auparavant viendra l’apostasie, et se manifestera l’homme de péché, le fils de la perdition, l’adversaire qui s’élève contre tout ce qui est appelé Dieu ou honoré d’un culte, jusqu’à s’asseoir dans le sanctuaire de Dieu, et à se présenter comme s’il était Dieu. Ne vous souvenez-vous pas que je vous disais ces choses, lorsque j’étais encore chez vous? Et maintenant vous savez ce qui le retient, pour qu’il se manifeste en son temps. Car le mystère d’iniquité s’opère déjà, mais seulement jusqu’à ce que celui qui le retient encore paraisse au grand jour. Et alors se découvrira l’impie, que le Seigneur (Jésus) exterminera par le souffle de sa bouche, et anéantira par l’éclat de son avènement. Dans son apparition cet impie sera, par la puissance de Satan, accompagné de toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers, avec toutes les séductions de l’iniquité, pour ceux qui se perdent, parce qu’ils n’ont pas ouvert leur cœur à l’amour de la vérité qui les eût sauvés. C’est pourquoi Dieu leur envoie des illusions puissantes qui les feront croire au mensonge, en sorte qu’ils tombent sous son jugement tous ceux qui ont refusé leur foi à la vérité, et ont au contraire pris plaisir à l’injustice. – 2 Thessaloniciens 2 ; 3-11
Nous avons ici une prophétie concernant quatre grands faits : le premier fait est celui d’une révolte (apostasie), qui précédera le second avènement de Notre Seigneur. Le second fait est une manifestation de celui qui est appelé « l’impie ». Le troisième fait est celui d’un empêchement, qui prévient sa manifestation. Et enfin, le quatrième fait concerne une période de pouvoir et de persécution dont cet homme de péché sera l’auteur. En traitant de ces sujets, je ne m’aventurerai aucunement en quelques spéculations personnelles, mais je rapporterai simplement ce que j’ai trouvé chez les Pères de l’Eglise, ou chez des théologiens que l’Eglise a reconnu, en particulier Bellarmin, Lessius, Malvenda, Viegas, Suarez, Ribera et d’autres.
Les marques permettant d’identifier l’apostasie antéchristique
Tout d’abord, qu’est-ce que la révolte (l’apostasie) ? Dans la Septante, ce mot est écrit « ἀποστασία, c’est-à-dire une apostasie, et dans la Vulgate, ce mot est écrit « discessio », c’est-à-dire une rupture. Or, une révolte implique une séparation séditieuse d’une autorité, et en conséquence, une opposition à celle-ci. Si nous nous trouvons une autorité, il se peut que nous trouvions également une révolte. Il n’existe dans le monde que deux autorités ultimes, la civile et la spirituelle, et cette révolte doit donc être soit une sédition, soit un schisme. De plus, il doit s’agir d’un phénomène de grande ampleur, en proportion avec les termes et les évènements décrits dans la prophétie. Saint Jérôme, avec d’autres, interprète cette révolte comme la rébellion des nations ou des provinces contre l’Empire Romain. Il écrit : « Ni venerit discessio…ut omnes gentes quae Romano Imperio subjacent, recedant ab eis » (in Ep. Ad Algasiam). Il n’importe pas pour nous ici d’examiner cette interprétation, dans la mesure où l’histoire chrétienne la réfute. Ces nations se révoltèrent, mais aucune manifestation n’eut lieu. Ainsi, il semble clair que cette révolte ou apostasie est une séparation, non pas de l’autorité civile, mais de l’ordre et de l’autorité spirituelle, car les rédacteurs de la Sainte Ecriture parlent constamment d’une séparation spirituelle, à tel point que dans un passage, Saint Paul semble expressément fournir la signification de ces mots. Il avertit Saint Timothée que dans les derniers jours, « τινες ἀποστήσονταί τῆς πίστεως », c’est-à-dire « certains abandonneront la foi » (1 Timothée 4 ; 1) et il semble évident que la même chute spirituelle soit entendue par l’apostasie dont il est ici question. Ainsi, l’autorité contre laquelle cette révolte ou apostasie se produira est celle du Royaume de Dieu sur Terre, prophétisée par Daniel comme le Royaume que le Dieu des Cieux établira après la destruction des quatre royaumes par la « pierre détachée, non sans une main » (Daniel 2 ; 34), qui devint une grande montagne et remplit toute la terre, c’est-à-dire, l’unique et universelle Eglise, fondée par Notre Divin Seigneur, et répandue par Ses apôtres partout dans le monde. Dans ce seul et unique royaume surnaturel fut déposé le vrai et pur théisme, ou connaissance de Dieu, et la seule et unique foi dans le Dieu incarné, avec les doctrines et les lois de la grâce. Ainsi, telle est l’autorité contre laquelle cette révolte ou cette apostasie, s’élèvera. Ayant identifié l’autorité contre laquelle la révolte sera menée, il n’est pas difficile d’être certain du caractère de cette révolte. Les évangélistes en décrivent expressément ses notes.
La première note de cette révolte apostate, est le schisme, comme nous le dit Saint Jean :
Mes petits enfants, c’est la dernière heure. Comme vous avez appris que l’antéchrist doit venir, aussi y a-t-il maintenant plusieurs antéchrists : par là nous connaissons que c’est la dernière heure. Ils sont sortis du milieu de nous, mais ils n’étaient pas des nôtres; car s’ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous; mais ils en sont sortis, afin qu’il soit manifeste que tous ne sont pas des nôtres. – 1 Jean 2 ; 18-19
La seconde note de cette révolte est le rejet du pouvoir et de la présence du Saint Esprit. Saint Jude dit : « Ce sont eux qui se séparent eux-mêmes, êtres sensuels, n’ayant pas l’esprit » (Jude 1 ; 19). « ψυχικοί », c’est-à-dire, hommes bestiaux, n’ayant qu’à peine un esprit rationnel et naturel. Ceci implique nécessairement le principe hérétique de l’opinion humaine s’opposant à la Foi Divine, de l’opinion privée s’opposant à la voie infaillible du Saint Esprit s’exprimant par l’Eglise de Dieu.
La troisième note est la négation de l’Incarnation. Saint Jean écrit :
Voici à quoi vous reconnaîtrez l’esprit de Dieu: tout esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu en chair est de Dieu; et tout esprit qui divise Jésus n’est pas de Dieu; et c’est là l’antéchrist, dont vous avez entendu dire qu’il vient, et maintenant déjà il est dans le monde. – 1 Jean 4 ; 3-4
Qui « divise Jésus », c’est-à-dire, qui nie le vrai mystère de l’Incarnation, soit la vraie nature divine, soit la vraie nature humaine, ou bien l’unité ou la divinité de la personne du Fils incarné. De même, Saint Jean dit : « Car de nombreux séducteurs se sont répandus dans le monde, qui ne confessent point Jésus-Christ venu en chair. Un tel homme est un séducteur et un antéchrist » (2 Jean 1 ; 7). Ainsi, de même que l’Eglise est connue par ses notes, telles seront les marques par lesquelles la révolte ou apostasie antichrétienne pourra être distinguée. Nous allons maintenant voir si ces marques peuvent être observées dans l’histoire de la chrétienté ou dans l’époque actuelle.
Le mystère historique de l’hérésie et du schisme
La première chose à remarquer est que Saint Paul, tout comme Saint Pierre, affirment que cette révolte antichrétienne a déjà commencé de leur temps. Saint Paul dit : « Car le mystère d’iniquité est actif déjà; seulement il faut que celui qui le retient encore soit mis de côté » (2 Thessaloniciens 2 ; 7). Et Saint Jean, dans les livres que nous avons déjà cités, affirme expressément : « Mes petits enfants, c’est la dernière heure; et comme vous avez entendu dire que l’antéchrist doit venir, dès maintenant il y a plusieurs antéchrists; par là nous savons que c’est la dernière heure » (1 Jean 2 ; 18). De même, « et c’est là l’antéchrist, dont vous avez entendu dire qu’il vient, et maintenant déjà il est dans le monde » (1 Jean 4 ; 3). Nous devons alors retourner jusqu’au temps des Apôtres, pour trouver le commencement de cette révolte. L’esprit de l’antéchrist fut à l’œuvre aussitôt que le Christ se manifesta dans le monde. En un mot, cet esprit de l’antéchrist décrit l’œuvre continuelle de l’hérésie qui, depuis le début, a poursuivi l’œuvre de la Foi. Il est évident que Saint Paul et Saint Jean aient appliqué ces termes aux Nicolaïtes, aux gnostiques et aux autres sectes hérétiques de leur temps. Les trois notes de l’antéchrist, le schisme, l’hérésie et le déni de l’Incarnation, furent manifestes en ces hérésies-là. On peut appliquer le même constat aux sabelliens, aux ariens, aux semi-ariens, aux monophysites, aux monothélites, à l’eutychianisme et aux hérésies macédoniennes. Les principes sont identiques, les développements variés, mais seulement accidentels. Ainsi, pendant 1800 ans, chaque hérésie successive a généré un schisme, et chaque schisme a généré une hérésie, et tous rejettent la divine Voix du Saint Esprit s’exprimant en permanence par l’Eglise, tous placent l’opinion humaine au-dessus de la Foi divine, et tous expriment, plus ou moins rapidement selon les uns et les autres, un déni de l’Incarnation du Fils Eternel. Certains sont dès le départ dans une telle hérésie, d’autres y sombrent par une longue et inattendue transmutation, à l’image du protestantisme tournant peu à peu au rationalisme. Toutes ces hérésies et schismes étant identiques dans leur principe, sont également identiques dans leurs conséquences. Chaque époque connait son hérésie, se définissant par le rejet de tel ou tel article de foi. Le cheminement de l’hérésie est mesuré et périodique. Variées dans leur matière, mais formellement unies dans leur principe et dans leur action, de telle sorte que toutes les hérésies, depuis le début, ne sont rien d’autre que le développement et l’expansion du « mystère d’iniquité », lequel est déjà à l’œuvre.
Un autre phénomène dans l’histoire de l’hérésie est son pouvoir à s’organiser et à se perpétuer elle-même, du moins jusqu’à ce qu’elle évanouisse ou passe sous une forme plus subtile et agressive. Par exemple, l’arianisme, qui rivalisa avec l’Eglise catholique à Constantinople, en Lombardie et en Espagne. Le donatisme, qui rivalisa avec l’Eglise en Afrique. Le Nestorianisme, qui rivalisa en nombre avec l’Eglise en Afrique. Le mahométanisme qui punit et absorba la plupart de ses prédécesseurs et établit, dans le sud et dans l’orient, la plus terrible force militaire antichrétienne que le monde ait connu. Enfin, le protestantisme, lequel s’est organisé en un vaste antagoniste politique contre le Saint Siège, non seulement au Nord, mais même dans des pays catholiques, par ses méthodes et sa diplomatie. A ce pouvoir d’expansion doit être ajouté un certain pouvoir de reproduction nocif et morbide. Les physiologistes nous apprennent qu’il y a ultimement une unité parfaite dans les innombrables maladies qui dévorent le corps. Néanmoins, chaque maladie semble engendrer sa propre progéniture, par corruption et reproduction. Il en est de même dans l’histoire du développement des hérésies. Le gnosticisme, l’arianisme et surtout le protestantisme, pour ne citer qu’elles, ont généré chacune une multitude d’hérésies affiliées et subordonnées. Mais parmi toutes, c’est le protestantisme qui, avec le plus d’évidences, porte les trois notes évoquées par les saints évangélistes. Les autres hérésies se sont opposées à des parties et des détails de la Foi et de l’Eglise catholique, mais le protestantisme, pris dans la complexité de son histoire, et grâce au recul de trois cent ans qui nous permettent de l’estimer, allant de la religion de Luther, de Calvin et de Cranmer, jusqu’au rationalisme et au panthéisme de l’Angleterre et de l’Allemagne, est, de toutes les hérésies, la plus formelle, la plus nette et la plus considérable opposition à la Chrétienté. Je ne prétends pas signifier par-là que le protestantisme ait déjà atteint son plein développement, car nous aurons l’occasion de voir quelques raisons de croire qu’un futur plus sombre encore est à venir, mais dans la mesure où « le mystère d’iniquité est déjà à l’œuvre », il n’y a pas eu à ce jour, d’antagoniste qui ait si profondément nuit à la foi dans le monde chrétien. Mon but ici n’est pas d’écrire un traité sur la reproductivité du protestantisme. Il est assez de mettre en relief quelques faits qui se suffisent à eux-mêmes dans le champ de l’histoire des idées des trois cent dernières années, à savoir que le socinianisme, le rationalisme et le panthéisme sont les enfants directs des hérésies luthériennes et calvinistes, et que l’Angleterre protestante, c’est-à-dire la moins intellectuelle et la moins cohérente de toutes les nations protestantes, produise actuellement un rapide pabulum pour la diffusion et la reproduction de ces esprits d’erreur.
De l’idolâtrie nationaliste à l’apostasie des nations
Tout ce que que je cherche à souligner c’est que le mouvement de l’hérésie est le même depuis le début : que les gnostiques étaient les protestants de leur époque, et que les protestants sont les gnostiques de la nôtre, que le principe est identique et que l’essentiel du mouvement se développa à de plus grandes proportions, accumulant des succès, et que son antagonisme à l’Eglise catholique reste essentiellement inchangé. Il existe deux conséquences, ou opérations, causées par ce mouvement, conséquences si étranges et si importantes dans leur relation à l’Eglise, que je ne peux les occulter. Le premier constat est celui du développement et l’idolâtrie du principe de nationalité, lequel fut toujours le complice de l’hérésie. Or, l’Incarnation a aboli toutes distinctions nationales dans le domaine de la grâce, et l’Eglise a absorbé toutes les nations dans son unité surnaturelle. Source unique de la juridiction spirituelle et unique Voix divine, elle tient tout ensemble les vœux et les actions d’une famille de nations. Tôt ou tard, toute hérésie s’identifie avec la nation d’où elle est issue. Cette hérésie se développe avec le soutien du pouvoir civil et elle incarne alors la lutte pour l’indépendance nationale. Ce phénomène, qui est la clef du « grand schisme d’Occident », explique également la révolution protestante. Les trois cent dernières années ont fourni un développement et une intensité à l’esprit du nationalisme séparatiste, esprit dont nous ne voyons encore que les préludes. Je n’ai pas besoin de préciser que ce nationalisme est essentiellement schismatique. On le voit dans le cas du protestantisme anglican, mais aussi dans le gallicanisme et dans les disputes du Portugal en Europe et en Inde, pour ne citer que ces exemples. J’ai voulu préciser ces conséquences de l’hérésie dans la mesure où elles confirment l’une des trois marques dont nous avons parlé. Si l’hérésie dissout chez l’individu l’unité de l’Incarnation, l’hérésie, à l’échelle d’une nation, dissout l’unité de l’Eglise, laquelle est fondée sur l’Incarnation. Et en cela, nous trouvons chez Saint Jérôme, un sens plus vrai et plus profond dans les prédictions qu’il lui-même établies. Il ne s’agissait pas d’une révolte des nations contre l’empire Romain, mais une apostasie des nations contre le royaume de Dieu, qui fut établi sur les ruines du premier. Et ce processus de défection nationale, qui débuta clairement avec la révolution protestante, poursuit sa course, comme nous le verrons plus tard, même dans les nations qui demeurent encore largement catholiques. Ainsi l’Eglise se voit privée des apports des temps médiévaux, et retourne à sa condition primitive, en tant que société de membres éparpillés par les peuples et les cités de ce monde.
Cardinal Henry Edward Manning, The Present Crisis of the Holy See tested by prophecy, Burns and Lambert, Londres, 1861, Sur la crise actuelle du Saint Siège, Lecture 1, pp. 20-29 [lien], traduit de l’anglais par Fide Catholica.