Le même fait de l’étendue étonnante des succès du christianisme à l’époque où nous sommes parvenus, est abondamment attesté par les déclarations positives de plusieurs auteurs païens. On a déjà cité la lettre de Pline, qui écrivait « que cette superstition s’était étendue non-seulement dans les villes, mais dans les bourgs et les hameaux ; et que les temples étaient partout abandonnés. » Suidas, auteur grec du deuxième siècle, nous a conservé dans son dictionnaire (in Augusto) un oracle du temps dont nous parlons, qui met dans la bouche d’Apollon la réponse suivante adressée à un homme qui venait l’interroger : « Un jeune garçon hébreu qui demeure auprès des dieux bienheureux (on voit que c’est Jésus) m’ordonne de quitter ce temple et de retourner dans le monde invisible. Retires- toi donc en silence de nos autels. » Plutarque, qui vivait du temps de Trajan, a laissé un écrit qui traite de la cessation des oracles : cet auteur en cherche la cause dans les circonstances morales et politiques de l’époque, sans s’apercevoir que le christianisme exerçait sur ces mêmes circonstances une puissante influence à l’insu des grands esprits du jour. Lucien, qui vivait au milieu du second siècle, avoue franchement (dans sa Phalaris) qu’aussi longtemps qu’il a vécu à Delphes les oracles n’avaient donné aucune réponse, le trépied avait gardé le silence et tous les prêtres avaient été muets ; et il cite ailleurs (T. 2, § 25, p. 232, Ed. Gesneri) un certain Alexandre qui se plaint de ce que « tout le Pont est rempli d’athées et de chrétiens qui se permettent d’avancer les choses les plus injurieuses contre les dieux. » Enfin un autre ennemi du christianisme, Porphyre, disait en ces temps : « Ce n’est pas étonnant si la ville (Rome) est visitée de maladies depuis tant d’années, puisque Esculape et les autres dieux se sont retirés de la société des hommes. Depuis qu’on a commencé à adorer ce Jésus personne n’obtient plus aucun secours des dieux. » (Eus., Proep. er. 1. 5.) A ces témoignages des auteurs païens nous pouvons ajouter ceux de quelques écrivains chrétiens de la même époque. Justin le martyr dit dans son dialogue avec Tryphon (p. 341 et 351) :
Il n’y a pas une race d’hommes , ni parmi les barbares , ni parmi ceux qui parlent le grec (les peuples civilisés), quelque nom qu’ils portent, soit qu’ils demeurent dans des villes , ou sous des tentes comme des peuples nomades , il n’y a pas une tribu dans laquelle il ne s’élève, au nom de Jésus crucifié, des prières et des cantiques de louanges, adressés au Père et au Créateur de toutes choses.
Lors même qu’on supposerait à ces assertions quelque chose d’emphatique et d’outré, il est évident que Justin n’aurait osé employer de pareilles expressions si l’évangile ne se fût déjà étendu effectivement et jusqu’à un certain point chez la plupart des peuples qu’il désigne. A la fin de ce même siècle Saint Irénée disait {Advs. Hœr., c. 10, p. 48) :
…que l’église de Christ s’était répandue sur tout le globe, jusqu’aux extrémités de la terre. Les églises répandues dans les pays germains, dit-il ailleurs, en réfutant la secte des Valentiniens, n’ont pas une autre foi ni une autre doctrine que celles de l’Ibérie (l’Espagne) et que celles des Celtes (les Gaules) : et de même les églises de l’Orient, de l’Egypte et de la Lybie, et celles qui vivent dans le centre du monde.
Irénée entendait par les deux Germanies, l’Helvétie et les pays situés le long du Rhin. On ne sait pas au sûr si par le centre du monde il voulait désigner la Palestine, ou, ce qui est beaucoup plus probable l’Italie : dans tous les cas on voit par ce passage, que déjà de son temps l’Evangile avait pris une singulière extension.
Un témoignage bien fort encore à ce sujet est celui de Tertullien, qui sur la fin du siècle, osait dire en face à l’empereur Septime Sévère et au Sénat :
Nous ne sommes que de hier, et nous occupons déjà toutes vos possessions, vos villes, vos places fortes, vos conseils municipaux, vos armées, vos palais, même le sénat et les tribunaux ; et nous n’avons laissé aux païens que leurs temples. Si nous pensions à nous venger des mauvais traitements qu’on nous fait éprouver, nous serions assez forts pour nous défendre les armes à la main ; et, quand nous nous entendrions, ne fût-ce que pour quitter l’empire romain, quelle perte ne serait-ce pas pour le gouvernement ! Le monde s’étonnerait du désert que nous laisserions derrière nous; et alors vous auriez dans le pays plus d’ennemis que d’amis, tandis que maintenant la multitude des chrétiens renferme les meilleurs citoyens, etc. [Apolog., c. 37.]
A.Bost, Histoire générale de l’établissement du christianisme, tome 1, p. 114-116, 1838.