Cette Homélie s’inscrit dans le contexte dramatique de l’année 590, à savoir celui de la grande peste qui frappe alors Rome.
En ce temps-là, Jésus dit à Ses disciples : « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et sur la terre, les nations seront angoissées au bruit de la mer et des flots bouleversés; les hommes se dessécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver à la terre entière, car les puissances des cieux seront ébranlées. Alors on verra le Fils de l’homme venir sur les nuées avec une grande puissance et une grande majesté. Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez la tête, car votre rédemption approche ».
Et Il leur dit une parabole : « Voyez le figuier et tous les arbres : lorsqu’ils font paraître leurs fruits, vous savez que l’été est proche. Ainsi pour vous : quand vous verrez arriver cela, sachez que le Royaume de Dieu est proche. En vérité, Je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé. Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Lc 21, 25-33).
Notre Seigneur et Rédempteur, frères très chers, désire nous trouver prêts. Aussi nous annonce-t-Il les malheurs qui doivent accompagner la vieillesse du monde, pour nous éloigner de l’amour de ce monde. Il nous fait connaître quelles grandes calamités vont en précéder immédiatement la fin, pour que, si nous ne voulons pas craindre Dieu quand nous sommes tranquilles, nous redoutions du moins, sous les coups répétés de ces calamités, l’approche de son jugement. Car un peu avant le passage du Saint Evangile que votre fraternité vient d’entendre, le Seigneur disait en manière de prémisses : «Les nations se dresseront contre les nations, et les royaumes contre les royaumes ; il y aura de grands tremblements de terre, des pestes et des famines en divers lieux » (Lc 21, 10-11). Et quelques phrases après, il ajoute ce que vous venez d’entendre : « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et sur la terre, les nations seront angoissées au bruit de la mer et des flots bouleversés ».
De toutes ces prédictions, nous voyons les unes déjà réalisées ; quant aux autres, nous redoutons de les voir bientôt s’accomplir. Que les nations se dressent contre les nations, qu’elles soient oppressées d’angoisse sur la terre, nous le constatons davantage en notre temps que nous ne le lisons dans les livres. Qu’un tremblement de terre ait ruiné des villes innombrables, vous savez avec quelle fréquence nous l’avons entendu rapporter depuis d’autres parties du monde. Des épidémies, nous en subissons sans cesse. Quant aux signes dans le soleil, la lune et les étoiles, il est vrai que nous n’en avons pas encore aperçu, mais les troubles dans l’atmosphère nous permettent déjà de supposer que ces signes ne sont pas loin. D’ailleurs, avant que l’Italie ne soit livrée aux coups des glaives barbares, nous avons vu dans le ciel des armées tout en feu et, en un flamboiement, le sang du genre humain qui fut répandu par la suite. Un bouleversement inouï de la mer et des flots ne s’est pas encore produit. Mais puisque beaucoup de prédictions se sont déjà réalisées, il n’y a pas de doute que suivra encore le petit nombre de celles qui restent, car les faits passés garantissent l’accomplissement de ceux à venir.
Si nous vous disons cela, frères très chers, c’est pour tenir vos esprits dans une prudence et une vigilance assidues, de peur que la sécurité ne les engourdisse, et que l’ignorance ne les entretienne dans la langueur; c’est aussi pour que la crainte stimule sans cesse vos esprits, et qu’un tel stimulant les affermisse dans les bonnes œuvres, à la pensée de ces paroles ajoutées par la voix de notre Rédempteur : « Les hommes se dessécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver à la terre entière, car les puissances des cieux seront ébranlées ». Qui le Seigneur appelle-t-Il puissances des cieux, sinon les Anges, les Archanges, les Trônes, les Dominations, les Principautés et les Puissances ? Ils apparaîtront visiblement à nos yeux lors de la venue du Juge rigoureux, pour nous faire alors payer avec sévérité ce que notre invisible Créateur supporte maintenant de nous sans s’impatienter. Il est ici ajouté : « Alors on verra le Fils de l’homme venir sur les nuées avec une grande puissance et une grande majesté ». C’est comme si l’on disait clairement : « Ils verront dans la puissance et la majesté celui qu’ils n’ont pas voulu écouter lorsqu’Il se présentait avec humilité, de sorte qu’ils ressentiront alors d’autant plus la rigueur de Sa puissance qu’ils ne fléchissent pas maintenant la nuque de leur cœur devant Sa patience ».
Mais ces paroles ayant été dites à l’intention des réprouvés, celles qui suivent sont adressées aux élus pour les consoler : « Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez la tête, car votre rédemption approche ». C’est comme si la Vérité avertissait clairement ses élus en disant : « Au moment où les malheurs du monde se multiplient et où l’ébranlement des puissances célestes annonce la terreur du jugement, relevez la tête, c’est-à-dire réjouissez-vous en vos cœurs; en effet, tandis que finit le monde, dont vous n’êtes pas les amis, la rédemption que vous avez désirée approche ». Dans l’Ecriture Sainte, le mot « tête » est souvent mis à la place du mot « esprit », car de même que les membres sont commandés par la tête, les pensées sont gouvernées par l’esprit. Lever la tête, c’est donc élever son esprit vers les joies de la patrie céleste. Ainsi, ceux qui aiment Dieu sont invités à se réjouir d’une grande joie à cause de la fin du monde, parce qu’ils vont rencontrer bientôt Celui qu’ils aiment, tandis que passe ce qu’ils n’ont pas aimé. Que le fidèle qui désire voir Dieu se garde bien de pleurer sur les malheurs qui frappent le monde, puisqu’il sait que ces malheurs mêmes amènent sa fin. Il est écrit en effet : « Celui qui veut être l’ami de ce siècle se fait l’ennemi de Dieu » (Jc 4, 4). Celui qui ne se réjouit pas à l’approche de la fin du monde s’affirme donc comme l’ami du monde, et il est par là même convaincu d’être l’ennemi de Dieu. Qu’il n’en soit pas ainsi des cœurs des fidèles. Qu’il n’en soit pas ainsi de ceux qui croient par la foi à l’existence d’une autre vie, et qui montrent par leur manière d’agir qu’ils aiment cette autre vie. Car pleurer sur la destruction du monde convient à ceux qui ont planté les racines de leur cœur dans l’amour du monde, qui ne recherchent pas la vie future, et ne soupçonnent même pas son existence. Mais nous, qui connaissons les joies éternelles de la patrie céleste, nous devons nous empresser vers elles en toute hâte. Il nous faut souhaiter d’y aller au plus vite et d’y atteindre par le plus court chemin.
De quels maux, en effet, le monde n’est-il pas oppressé ? De quelles tristesses et de quelles adversités ne sommes-nous pas angoissés ? Et qu’est-ce que la vie mortelle, sinon un voyage ? Or quelle folie, songez-y bien, mes frères, que de s’épuiser dans les fatigues du voyage sans vouloir pourtant qu’un tel voyage finisse! Pour nous montrer que le monde doit être foulé aux pieds et méprisé, notre Rédempteur ajoute aussitôt une ingénieuse comparaison : « Voyez le figuier et tous les arbres : lorsqu’ils font paraître leurs fruits, vous savez que l’été est proche. Ainsi pour vous : quand vous verrez arriver cela, sachez que le Royaume de Dieu est proche ». C’est comme s’Il disait clairement : « Si l’on connaît la proximité de l’été par les fruits des arbres, on peut de même reconnaître par la ruine du monde que le Royaume de Dieu est proche ». Ces paroles nous montrent bien que le fruit du monde, c’est sa ruine : il ne grandit que pour tomber; il ne bourgeonne que pour faire périr par des calamités tout ce qui aura bourgeonné en lui. C’est avec raison que le Royaume de Dieu est comparé à l’été, car alors les nuages de notre tristesse passeront, et les jours de la vie brilleront de la clarté du Soleil éternel.
Toutes ces vérités nous sont confirmées avec une grande autorité par les phrases qui suivent : « En vérité, Je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé. Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Rien, dans la nature des choses matérielles, n’est plus durable que le ciel et la terre, et rien, dans la réalité, ne passe plus vite qu’un mot. En effet, les paroles, tant qu’elles restent inachevées, ne sont pas des paroles, et dès qu’elles sont achevées, elles ne sont déjà plus, puisqu’elles ne peuvent s’achever qu’en passant. Le Seigneur déclare donc : « Le ciel et la terre passeront, mais Mes paroles ne passeront pas ». C’est comme s’Il disait clairement : «Tout ce qui autour de vous est durable, n’est pas durable sans changement devant l’éternité; et tout ce qui chez Moi semble passer, est en fait fixe et ne passe pas, car Ma parole qui passe exprime des idées qui demeurent sans pouvoir changer ».
Remarquez-le, mes frères, nous voyons désormais s’accomplir ce que nous venons d’entendre. Chaque jour, des maux nouveaux et croissants accablent le monde. Voyez combien vous restez du peuple innombrable que vous étiez; et cependant, des fléaux ne cessent de fondre sur nous quotidiennement, des malheurs soudains nous frappent, des calamités nouvelles et imprévues nous affligent. De même qu’au temps de la jeunesse, le corps est vigoureux, la poitrine robuste et saine, la nuque nerveuse et les bronches développées, mais que dans les années de la vieillesse, la taille se courbe, la nuque se dessèche et s’abaisse, la poitrine est accablée de fréquents essoufflements, la force vient à manquer, la respiration difficile interrompt la parole — car même en l’absence de maladie, la santé elle-même n’est souvent pour les vieillards qu’un malaise continuel — de même aussi le monde, dans ses premières années, connut l’équivalent d’une jeunesse vigoureuse; il fut alors robuste pour multiplier la race humaine, plein de verdeur par la santé des corps, comblé de richesses; maintenant, au contraire, le monde s’affaisse sous le poids de sa propre vieillesse, et comme si sa mort approchait, il est accablé d’épreuves sans cesse croissantes. Ainsi, mes frères, n’aimez pas ce monde, qui ne pourra, comme vous le voyez, subsister longtemps. Fixez-vous dans l’esprit ce commandement que l’apôtre [Jean] nous donne pour nous mettre en garde : « N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde; car si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui » (1 Jn 2, 15).
Avant-hier, mes frères, on vous a appris qu’une tempête subite avait déraciné des arbres centenaires, abattu des maisons et renversé des églises jusqu’aux fondations. Combien d’hommes, qui étaient en parfaite santé à la fin du jour, s’imaginaient qu’ils feraient telle ou telle chose le lendemain, et sont cependant morts cette nuit-là de façon soudaine, emportés par le coup de filet de ce cataclysme !
Considérons pourtant, mes très chers, que pour réaliser cela, le Juge invisible n’a agité que le souffle d’un vent très léger : il Lui a suffi de provoquer la bourrasque d’un seul ouragan pour faire trembler la terre et ébranler les fondements de tant d’édifices au point de les renverser. Que fera donc ce Juge lorsqu’Il viendra Lui-même et que Sa colère s’enflammera pour punir les pécheurs, s’il ne peut être supporté alors qu’Il nous frappe au moyen d’un tout petit ouragan ? En face de Sa colère, quelle chair subsistera, si en agitant le vent, Il a fait trembler la terre, et si en remuant violemment les airs, Il a renversé tant d’édifices ? C’est en considérant cette sévérité du Juge qui doit venir que Paul s’est écrié : « Il est terrible de tomber aux mains du Dieu vivant » (He 10, 31). Et le psalmiste exprime une telle sévérité en ces termes : « Dieu viendra ouvertement, notre Dieu, et Il ne gardera pas le silence. Un feu brûlera en Sa présence, et il y aura autour de Lui une violente tempête » (Ps 50, 3). A une telle sévérité dans la justice, la tempête et le feu font cortège, car la tempête éprouve ceux que le feu doit consumer.
Remettez-vous donc le jour du jugement devant les yeux, frères très chers, et en comparaison, tout ce qui semble pénible actuellement vous deviendra léger. C’est au sujet de ce jour que le prophète affirme : « Il est proche, le grand jour du Seigneur, proche et venant en toute hâte. Le cri du jour du Seigneur est amer, l’homme vaillant y sera éprouvé. Jour de colère que ce jour-là, jour de tribulation et d’angoisse, jour de calamité et de malheur, jour de ténèbres et d’obscurité, jour de brume et de tornade, jour de sonneries de trompe et de trompette » (So 1, 14-16). De ce jour-là, le Seigneur dit encore par la voix du prophète : « Encore une fois, et J’ébranlerai non seulement la terre, mais aussi le ciel » (Ag 2, 6).
Voyez, nous venons de le dire : Il a ébranlé l’air, et la terre n’a pas résisté ; qui donc pourra tenir quand Il ébranlera le ciel ? Et que dire des événements terrifiants dont nous sommes les spectateurs, sinon qu’ils sont les annonciateurs de la colère à venir ? Il nous faut donc considérer qu’il y a autant de différence entre les tribulations actuelles et celles du dernier jour, qu’entre la personne d’un annonciateur et celle d’un juge plein de puissance. Ainsi, frères très chers, appliquez toute votre attention à la pensée de ce jour; rectifiez votre vie, changez de mœurs, surmontez les mauvaises tentations en leur résistant, et celles auxquelles vous avez succombé, expiez-les par vos larmes. Vous verrez un jour l’avènement du Juge éternel avec d’autant plus d’assurance que la crainte de sa rigueur vous en aura dès maintenant fait prendre les devants.
Pape Saint Grégoire le Grand, Homélie n°1, 12 novembre 590
Commentaire : Cette première Homélie s’inscrit dans le contexte dramatique de l’année 590, à savoir celui de la grande peste qui frappe alors Rome. C’est le 3 septembre que Grégoire s’est résolu à prendre en main le gouvernail au milieu du déchaînement des flots : « En pleurant, je me rappelle le tranquille rivage de mon repos, que j’ai perdu », écrit-il alors à saint Léandre. Il ne se contente pas de pleurer sa vie contemplative perdue; mais, comme il a déjà commencé de le faire depuis la mort de son prédécesseur Pélage, il s’occupe du pain quotidien de la population, se dépense sans compter pour les pauvres et organise les secours aux pestiférés. Il puise largement dans les revenus de l’Eglise et dans ses richesses familiales. Ces circonstances nous montrent, certes, son exceptionnelle compétence d’administrateur, mais surtout la largeur de sa charité pastorale.
Ce contexte nous permet de comprendre que les appels du prédicateur à mettre toute son espérance dans le Ciel ne signifient en rien chez lui fuite des responsabilités et oubli de la misère de ses frères. Nous saisissons aussi que ce n’est pas par hyperbole qu’il lance à ses ouailles des exclamations telles que celle-ci : «Voyez combien vous restez du peuple innombrable que vous étiez.» Le pape n’a pas besoin de conditionner son auditoire. Pour ses fidèles aux abois, il est alors évident qu’il n’y a plus d’avenir terrestre. Et c’est sur une telle conviction que saint Grégoire greffe sa prédication, si riche d’espérance chrétienne. Les choses vont au plus mal : soit ! Mais les catastrophes qui nous frappent ne nous ont-elles pas été annoncées comme devant précéder la fin du monde et le retour du Seigneur ? Or la fin du monde, et notre mort aussi, d’ailleurs, sont le commencement des joies de la patrie céleste. Et le plus court chemin pour y parvenir, si dur puisse-t-il paraître, n’est-il pas le meilleur ? La vie présente n’est qu’un chemin; il faut donc mépriser le monde. Un seul souci mérite de nous préoccuper : que le Seigneur, à son retour, nous juge dignes de connaître les joies sans fin que nous espérons. D’où la nécessité de rectifier notre vie, de résister victorieusement au mal et d’expier nos fautes passées.