Jetez les yeux sur toute la suite des temps, vous verrez quels orages troublent l’Océan où vogue le vaisseau de l’humanité : Adam le rebelle ouvre l’ère des soulèvements de l’homme contre Dieu, et bientôt à côté de lui paraît Caïn le fratricide ; puis ce sont des multitudes sans Dieu et sans lois, où, au milieu des blasphémateurs, des fornicateurs, des adultères, des incestueux, des criminels de toute espèce, on rencontre à peine quelques adorateurs de Dieu, qui eux-mêmes finissent par mettre en oubli son nom et sa gloire. Comme un équipage recruté par la force dans la lie des populations, ils s’agitent tumultueusement, en poussant d’affreuses clameurs, sur leur immense navire qui n’a plus de capitaine et qu’emportent çà et là d’irrésistibles courants au sein de la mer sans bornes où il est perdu. Ils ne savent ni où ils vont, ni d’où ils viennent, ni même comment s’appelle leur vaisseau, ni quel vent les pousse. Si de loin en loin une voix prophétique s’élève criant : Malheur à vous, navigateurs ! Malheur à votre navire ! Ils ne l’écoutent point, et, laissant le vaisseau poursuivre au hasard sa course rapide, ils ne font rien pour diriger sa marche. Cependant la tempête redouble, et la carène commence à craquer ; ils n’entendent rien et continuent l’orgie. Mais voilà que le moment solennel, le moment suprême approche ; il est venu : tout à coup cessent à la fois les festins magnifiques, la joie folle et les éclats frénétiques de ses rires ; les danses lubriques, les clameurs et le tumulte dont le fracas tout à l’heure remplissait les airs, les craquements du vaisseau et le rugissement même de la tempête. L’Océan a tout englouti dans ses profondeurs ; il n’y a plus que l’étendue sans fin de ses eaux, et les eaux immobiles font silence, sur elles plane la colère de Dieu.
Dieu se remet à l’œuvre, et la liberté humaine se remet à détruire l’œuvre nouvelle de Dieu. Parmi les fils de Noé, il s’en trouve un qui dévoile la honte de son père. Le père maudit ce fils et avec lui sa postérité, sur laquelle demeurera la malédiction jusqu’à la plénitude des temps. Après le déluge, on voit donc se renouveler le désordre antérieur au déluge. C’est la même histoire qui recommence : les enfants de Dieu ont à combattre contre les enfants des hommes, et en face de la cité divine s’élève la cité du monde. Celle-ci adore la liberté, l’autre la Providence ; et la liberté et la Providence, Dieu et l’homme, reprennent le gigantesque combat dont les vicissitudes sont le sujet perpétuel de l’histoire. Les amis de Dieu sont partout vaincus ; le nom même de Dieu, le nom saint et incommunicable, tombe en oubli, et, dans la démence où les jette leur victoire, les hommes entreprennent de sa bâtir une demeure d’une telle élévation, qu’ils y seront au-dessus des nues. Le feu du ciel tombe sur cet édifice de l’orgueil, et Dieu, dans sa colère, frappe le genre humain par la confusion des langues. Alors les nations se dispersent dans toutes les parties de la terre ; elles croissent et se multiplient, remplissent toutes les zones, toutes les régions du globe. Là, s’élèvent de grandes et populeuses cités ; ici, dans toute la pompe de l’orgueil, de gigantesques empires ; ailleurs des hordes abruties et féroces errent dans une insolente oisiveté à travers les forêts immenses ou les déserts incommensurables. Mais partout brûle le feu de la discorde ; la guerre pousse ses clameurs, et l’univers en est comme assourdi. Les empires tombent sur les empires, les cités sur les cités, les nations sur les nations, les races sur les races, les multitudes sur les multitudes ; la terre n’est qu’une plaie, qu’un incendie ; l’abomination de la désolation est dans le monde. Où donc est le Dieu fort ? Que fait-il ? Pourquoi abandonne-t-il le champ à la liberté humaine, partout reine et maîtresse ? Pourquoi permet-il cette révolte universelle, cette confusion, cette anarchie dont la terre entière est la proie, et l’élévation de toutes ces idoles, et la succession de toutes ces catastrophes, et l’amas de toutes ces ruines ?
Un jour Dieu appela un homme juste et lui dit : « Je te rendrai père d’une postérité aussi nombreuse que les grains de sable de la mer et que les étoiles du firmament ; de ton heureuse race naîtra, au temps marqué, le Sauveur des nations ; Je la gouvernerai moi-même directement par Ma providence, et, de peur qu’elle ne tombe, Je dirai à Mes anges de la soutenir de leurs mains. Je serai pour elle tout prodiges, et elle sera devant les nations un témoignage vivant de Ma toute-puissance. » Et les promesses du Seigneur furent accomplies : son peuple est esclave, il n’a point de patrie, ses familles n’ont pas de foyer, Dieu lui suscite des libérateurs, il le tire miraculeusement de l’Egypte, il lui donne des foyers et une patrie. Ce peuple souffre la faim, Dieu fait pleuvoir sur lui la manne ; la soif le dévore, à la voix de Dieu les eaux obéissantes jaillissent du rocher ; des multitudes d’ennemis lui barrent le chemin , la colère de Dieu dissipe ces multitudes comme le vent emporte un nuage. Le voici de nouveau captif, laissant dans sa douleur, suspendues aux saules du fleuve qui baigne Babylone, ses harpes harmonieuses ; Dieu le délivre encore et le ramène à Jérusalem la sainte, la prédestinée ; il la revoit dans tout l’éclat de sa grandeur et de sa beauté. Les juges que Dieu donne à ce peuple sont incorruptibles et le gouvernent dans la justice et dans la paix. Les rois qui leur succèdent ont la crainte du Seigneur, la prudence, la sagesse, la gloire. Enfin, pour que rien ne manque à la grandeur de ce peuple, Dieu daigne lui envoyer, si l’on peut parler de la sorte, des ambassadeurs dans la personne des prophètes qui lui découvrent les sublimes desseins de sa providence et lui font voir l’avenir comme on voit le présent. Et pourtant ce peuple au cœur dur et charnel met en oubli les miracles de son Dieu, méprise ses avertissements, abandonne son temple, éclate en murmures et en blasphèmes, tombe dans l’idolâtrie, outrage le nom incommunicable du Seigneur, égorge ses saints prophètes et se livre à toutes les ardeurs de la discorde et de la révolte.
Cependant les semaines prophétiques de Daniel s’accomplirent, et alors vint Celui qui devait venir, envoyé par le Père pour retirer les nations de leur misère, pour la rédemption du monde. Il était pauvre, il était doux, il était humble ; son peuple insulta sa pauvreté, railla sa douceur, eut en mépris son humilité, le repoussa comme un objet de scandale, le couvrit d’un vêtement de dérision, et, s’abandonnant aux inspirations de l’enfer, rempli de ses fureurs, il lui fit boire jusqu’à la lie, sur la croix, le calice de la douleur, après lui avoir fait épuiser, dans le prétoire, le calice de l’ignominie.
Crucifié par les Juifs, le Fils de Dieu appela les gentils, et les gentils accoururent ; mais, depuis comme avant le jour où ils répondirent à cet appel, le monde s’obstina à suivre le chemin de sa perdition et à chercher les ombres de la mort. La très-sainte Église reçut en héritage de son divin fondateur et maître le privilège de la persécution et des outrages ; elle a été outragée et persécutée et les peuples et par les chefs des peuples, rois ou empereurs. De son propre sein sortirent les grandes hérésies qui entourèrent son berceau, pareilles à des monstres prêts à la dévorer. Elles tombent terrassées aux pieds de l’Hercule divin ; mais c’est en vain ; la lutte effrayante de l’Hercule divin et l’Hercule humain, entre Dieu et l’homme, recommence. La rage des serviteurs du mal égale l’indomptable courage des serviteurs de Dieu. Les succès sont divers ; le théâtre de la bataille s’étend sur les continents d’une mer à l’autre, sur les mers d’un continent à l’autre, dans le monde d’un pôle à l’autre pôle. Le parti vainqueur en Europe est vaincu en Asie ; il succombe en Afrique, dans les Amériques il est triomphant. Tout homme, qu’il le sache ou l’ignore, sert et combat dans l’une des deux armées, et il n’en est pas un seul qui n’ait sa part dans la responsabilité de la défaite ou de la victoire. Le forçat dans les chaînes et le roi sur son trône, le pauvre et le riche, l’homme sain et le malade, le savant et l’ignorant, l’enfant et le vieillard, l’homme civilisé et le sauvage, tous combattent le même combat. Toute parole qui se prononce est inspirée de Dieu ou inspirée par le monde, et proclame forcément d’une manière implicite ou explicite, mais toujours claire, la gloire de l’un ou le triomphe de l’autre. Nous sommes tous forcément enrôlés dans cette milice, où il n’y a ni remplacements, ni engagements volontaires, et dont ne dispense ni le sexe, ni l’âge, ni la maladie. Aucune excuse n’est admise, et personne n’est reçu à venir dire : « Je suis le fils d’une veuve dans l’indigence, » ou bien : « Je suis la femme d’un estropié. » On est soldat et contraint de faire cette guerre par cela seul qu’on entre dans la vie.
Ne dites point : « Je ne veux pas combattre ; » quand vous parlez de la sorte, vous combattez ; ou : « Je ne sais quel parti embrasser ; » par cette parole, vous faites votre choix ; ou : « Je veux être neutre ; » c’est parce que vous voulez rester neutre que vous ne l’êtes déjà plus ; ou enfin : « Que m’importe ? Je n’ai pour l’une et l’autre cause que de l’indifférence ; » c’est là une prétention digne de risée, car être indifférent c’est épouser une cause et rejeter l’autre. Ne cherchez pas non plus un refuge où vous puissiez vous soustraire aux chances de ce combat, vous le chercheriez vainement ; où le trouveriez-vous ? Il n’y a pas un coin de l’espace, pas un moment du temps où la lutte ne soit engagée. Dans la seule éternité, patrie des justes, se rencontre le repos, là seulement cesse le combat. Mais n’allez pas croire que les portes de cette éternité s’ouvriront pour vous si vous ne pouvez montrer les cicatrices, marques de votre courage ! Ces portes s’ouvrent pour ceux-là seuls qui ont combattu glorieusement ici-bas les combats du Seigneur, pour ceux-là seuls qui ont, comme le Seigneur, été crucifiés.
Juan Donoso Cortès, Oeuvres, Tome III, Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme , 1859, pp 184-191.
Merci à notre ami Absalon pour avoir retranscrit ce merveilleux texte pour le Fide Post.