Une initiative de Mgr. Dupuch, bien à lui, ce fut l’introduction des Jésuites dans son diocèse. Dès sa nomination et avant même d’avoir pris possession de son siège, dit le Père Burnichon, il commença les démarches. Les pères n’arrivèrent toutefois qu’à la fin de 1840, avec le titre de « prêtres auxiliaires ». Que de reproches, dans la presse et dans les milieux libéraux de France et d’Algérie, valurent à l’évêque et même au maréchal Bugeaud, l’entrée de ces religieux en Afrique ! Ceux-ci n’en firent pas moins œuvre remarquable. Le prélat aurait voulu leur confier le petit séminaire : il ne le put devant une irréductible opposition de l’Académie d’Alger. Il voulait avec plus de force encore, leur confier le Grand Séminaire. Plusieurs lettres pressantes au R.P. Roothan en font foi. Mais la venue inopinée des Lazaristes à la suite des Sœurs de Charité lui fit abandonner ce projet.
Les pères Jésuites s’établirent d’abord dans la rue Salluste, avec le Père Rigaud comme supérieur ; ils ouvrirent une petite chapelle vouée à Saint François Xavier. Ils fondèrent et dirigèrent, avec autant de succès que d’opportunité, l’œuvre, surtout bienfaisante, mais exceptionnellement nécessaire dans l’Algérie des premiers jours, de Saint François Régis, pour la régularisation des unions. Chez les indigents d’origine étrangère, les frais et les complications de chancellerie rendaient les unions libres presque forcées. Quant aux français de tout bord, ils en arrivaient à ne plus pratiquer que celle-là. Le prudent et consciencieux Père Girard disait à un confrère nouveau venu : « D’après le témoignage d’une personne grave et bien placée pour connaitre le véritable état des choses, il n’y a, à Alger, dans toutes les administrations, que deux ou trois ménages réguliers ».
Les Jésuites acceptèrent l’aumônerie de l’hôpital militaire, dit de la Salpêtrière, celle du Pénitencier, des Ateliers des Condamnées et des prisons civiles et militaires. On se prend à rêver et à envier ces temps heureux où le prêtre pouvait réaliser par son ministère les merveilles dont fut le témoin un docte écrivain de Paris, M. Poujolat, à Alger, en 1844 :
« Le soir du 28 avril, il me fut donné d’assister à un spectacle qui ne sortira jamais de ma mémoire. Plus de deux cents condamnés militaires étaient réunis dans une longue galerie souterraine dont le fond présentait un autel dédié à Notre Dame des Sept Douleurs. Les pieux condamnés militaires ont fondé une association de persévérance et d’honneur pour détruire le blasphème et les paroles contraires aux bonnes mœurs. Cette société se compose de douze conseillers et de plusieurs divisions commandées par des chefs et des sous chefs élus entre camarades. Les membres de l’association vinrent ce soir-là recevoir des mains de l’évêque d’Alger leur diplôme. Je les ai vus arriver l’un après l’autre, tenant un cierge à la main, aux pieds du prélat qui leur remettait le diplôme et leur donnait la bague épiscopale à baiser. Ils étaient recueillis, doux et timides, et vous les auriez pris pour des adolescents simples et purs, plutôt que pour des soldats que la loi militaire a châtiés. Nous étions là comme dans les catacombes, au bruit des vagues de la mer qui se brisaient au pied du Fort Neuf, au bruit des cantiques qui retentissaient sous les longues et tristes voûtes éclairées par des cierges ».
C’était encore un Père Jésuite qui accompagnait en France les bateaux –Hôpitaux ou bâtiments de transports pour malades. Les dysenteries, le choléra, la guerre et une misère indescriptible, multipliaient les victimes, bien au-delà des moyens sanitaires et hospitaliers de la jeune colonie. Et combien de cas de folie ! Un certain Père Tissier s’était donné corps et âme à la généreuse et délicate mission de ramener en France ces malheureux. De plus, il consacrait aux marins les loisirs qu’elle lui laissait. Il se montrait à bord de nos bâtiments de guerre qui touchaient Alger : sa parole et ses charitables industries gagnaient les matelots. Il en ramena à la pratique religieuse un très grand nombre. Le même auteur Poujolat assista à la première communion d’une cinquantaine d’entre eux, âgés de plus de vingt ans :
« Dans leur tenue la mieux soignée, ils étaient rangés sur plusieurs bancs au milieu de la cathédrale d’Alger, pénétrés de respect, recueillis, les bras croisés, ou tenant ouvert à la main un livre de prière. De pieux camarades s’étaient réunis à ceux qui allaient communier pour la première fois ».
En 1844, durant le temps pascal, Mgr. Dupuch affirme, dans un rapport au général de Lamoricière, gouverneur par intérim, qu’il a communié de sa main six cents hommes de la Marine Royale et cent cinquante de la Marine Marchande, tous préparés par l’admirable Père Tissier.
Bien avant qu’il fut parlé de cercles catholiques ou de groupes d’études, les pères Jésuites d’Alger fondèrent « La Société Littéraire et Religieuse de Saint Augustin ». Ils se proposaient par-là de donner un aliment intellectuel à l’esprit des jeunes Algérois et de les défendre contre les influences voltairiennes et musulmanes qui, les unes et les autres, multipliaient alors les victimes. Après avoir assisté à quelques réunions, M. Poujolat écrivait au président de la société, le R.P. Dedoux, ses impressions. En voici un extrait qui semble écrit autant pour les jeunes catholiques d’Afrique de 1930 que pour ceux de 1840 :
« Ce que je sais du but de votre œuvre et de l’esprit qui l’anime, me fait voir dans l’inspiration des fondateurs une bénédiction divine, une intention de la Providence. En effet, Alger, la grande porte de l’Algérie, le rendez-vous de tous les intérêts, de toutes les passions, de toutes les idées nouvelles, le centre des agitations, des mœurs et des races les plus diverses, offre un spectacle dont le premier effet n’est pas un entrainement vers notre foi. Ces nombreux courants d’opinions et de croyances frappent d’abord l’âme d’une sorte d’indifférence pour les religions. On se laisse aller à penser que tout est bien, que tout est suffisamment vrai, parce que toute chose à l’air de cheminer tranquillement vers son but. Il faut se défendre de ces soudaines impressions, dangereuses erreurs d’un esprit qui ne creuse rien et ne regarde pas au fond. Les jeunes imaginations, même celles que réunissent les meilleurs instincts, sont toujours disposées à ne toucher les choses que du bout de leur aile, pour peu que les passions du cœur y trouvent leur profit. Il est utile de se persuader que le pèle mêle des sentiments humains, au lieu d’arrêter notre effort vers les croyances chrétiennes, doit s’exciter au contraire. La religion catholique n’apparait jamais plus belle qu’en présence du chaos moral. Les mille et une formes de l’erreur dans l’Univers n’enchainèrent point le zèle des douze pauvres Galiléens ; les dieux dont la terre était couverte ne firent pas reculer les disciples du Dieu crucifié. La Société des saines doctrines de Saint-Augustin d’Alger, armée de notre magnifique unité religieuse, de notre admirable perpétuité, de nos enseignements avec lesquels tout s’opère, tout monte et se fortifie, cette société littéraire de l’Afrique renaissance fera ici l’office de l’Ange porte-lumière au profit des hommes de bonne volonté à qui le ciel a promis la paix ».
Telles furent, à Alger, les œuvres des Jésuites, sans oublier ni le ministère de la chaire et du confessionnal où ils se multiplièrent, ni l’apostolat du Père Brumault auprès des orphelins dont nous allons parler tout à l’heure. Il en fut de même à Constantine où les Pères acceptèrent la desserte de la paroisse, l’aumônerie militaire et la direction des religieuses. On les trouve, à Oran, dès septembre 1843. Ils se présentèrent aux autorités et à la population comme des vicaires du curé de Saint Louis, M. Drouet. De fait, ils habitèrent, les deux premières années, au presbytère et accomplirent des fonctions généralement réservées aux séculiers : aumônerie de l’hôpital militaire et de la prison, desserte de la chapelle de secours Saint-André et visite régulière de centres encore dépourvus de curés : Karguentah, Misserghin, Bel-Abbes, La Stidia, Saint-Clou, etc.
Leur supérieur, le Père Pascalin, devint tout de suite populaire. On se redisait avec respect et attendrissement les traits de son zèle et de son abnégation. Bargès en recueillit quelques-uns, lors de son passage à Oran, entr’autres le voyage du vaillant Jésuite s’en allant, seul, sur un mauvais cheval, d’Oran à Mostaganem, pour assister le premier curé de cette dernière localité, l’abbé Garnier qui se mourrait. Couché cent fois en joue par les Arabes des tribus en révolte, il échappa chaque fois à la mort en avançant hardiment vers ses agresseurs, un long rosaire à la main et le nom « d’Allah », le seul mot arabe qu’il connaissait, à la bouche.
« Allah ! Allah ! » criait-il avec force. Les indigènes reconnaissaient un marabout, le baisaient à l’épaule, lui apportaient, dit-il, couscouss et laitage, tandis que les femmes et les enfants s’enfuyaient d’abord épouvantés par sa robe noire et son large chapeau, mais revenaient bientôt attirés par sa douceur et quelques médecines rudimentaires. Il finit de conquérir ces farouches bédouins par ses manifestations de piété : il ne prenait aucune nourriture sans avoir prononcé au préalable le bénédicité avec une ferveur visible, et plusieurs fois, dans la journée, il priait à haute voix et le corps humblement incliné.
Un français qui priait ! Et qui seul, sans armes, se trouvait tout confiant au milieu des Arabes et leur parlait avec douceur, tout cela c’était à leurs yeux du merveilleux.
Mgr. Alexandre Pons, La Nouvelle Eglise d’Afrique ou le catholicisme en Algérie, en Tunisie et au Maroc depuis 1830, Librairie Louis Namura, Tunis, 1930, pp.41-45