Nombreux sont, parmi les hommes politiques, les sociologues et les littérateurs, ceux qui prétendent que le laïcisme des idées et des mœurs, infusé dans la vie musulmane, par nos journaux, nos modes, par l’école et les relations européennes, travaille au profit des missionnaires de demain. Il défanatise, dit-on, nos indigènes et engendre, petit à petit, l’indifférentisme théorique et pratique en matière religieuse, c’est-à-dire un rejet ou, en tout cas, un oubli progressif du Coran.
La voie ainsi déblayée, l’apôtre du 21e siècle pourra parcourir, l’Evangile à la main, nos villes d’Islam. L’indifférentisme serait un champ moins rocailleux que le fanatisme. Tel n’était pas l’avis du Père Charles de Foucault. Ce grand africain qui connaissait parfaitement les indigènes et les aimait comme peu d’Européens les ont aimés, écrivait, dans une sorte de testament politique, le 16 juillet 1916 :
Si, petit à petit, doucement, les musulmans de notre empire colonial du Nord de l’Afrique ne se convertissent pas, il se produira un mouvement national analogue à celui de la Turquie ; une élite intellectuelle se formera dans les villes, instruite à la française, sans avoir l’esprit ni le cœur français, élite qui aura perdu toute foi islamique, mais qui en gardera l’étiquette pour pouvoir, par elle, influencer les masses. D’autre part, la masse des nomades et des campagnards restera ignorante, éloignée de nous, fermement mahométane, portée à la haine et au mépris des français par sa religion, par ses marabouts, par les contacts qu’elle a avec les Français (représentants de l’autorité, colons, commerçants), contacts qui trop souvent ne sont pas propres à nous faire aimer d’elle. Le sentiment national ou barbaresque s’exaltera donc dans l’élite instruite ; quand elle en trouvera l’occasion, par exemple, lors de difficultés de la France au-dedans ou au dehors, elle se servira de l’Islam comme d’un levier pour soulever la masse ignorante et cherchera à créer un empire africain indépendant. L’Empire Nord-Ouest africain de la France, Algérie, Maroc, Tunique, Afrique Occidentale Française, etc., a 30 millions d’habitants : il en aura, grâce à la paix, le double dans 50 ans. Il sera alors en plein progrès matériel, riche, sillonné de chemins de fer, peuplé d’habitants rompus au maniement de nos armes, dont l’élite aura reçu l’instruction dans nos écoles. Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent Français, c’est qu’ils deviennent chrétiens.
Les tenants du laïcisme colonial répliquent :
S’il n’y a que conjectures sur le succès des prédicateurs évangéliques de demain auprès des indigènes plus ou moins émancipés, il y a certitude expérimentale sur le support mutuel, la réciprocité de tolérance que le laïcisme a instauré, en Afrique, dans les rapports des diverses religions entre elles. Le catholicisme en particulier lui doit le libre exercice de son culte.
Voilà une grossière erreur. Ce sont les armes, la force, qui ont rendu possible l’instauration et la conservation des formules actuelles de la tolérance pratique. Le laïcisme n’y est pour rien. Au contraire ! Aux yeux de l’Arabe, il ajoute à l’odieux ce que l’étranger, le vainqueur en particulier, représente. L’odieux plus pénible encore qu’inspire, – non pas l’hétérodoxe, le disciple d’un livre révélé autre que le Coran,- mais le mécréant, le négateur de Dieu, l’exécrable « kafer ».
Quand les princes musulmans, par intérêt ou par force, subissent le contact des non-musulmans, ils doivent rendre possible à ces derniers le culte de leur propre religion, ils doivent même leur en fournir les moyens. Car, il vaut mieux avoir des esclaves ou des maîtres croyants en Dieu, le craignant et espérant en Lui, que d’avoir à commander ou à obéir à des hommes que leur manque de croyances surnaturelles rend semblables à des animaux, à des chiens. Quant aux prêtres, heureusement, dit le prophète Mohamet, qu’il s’en trouve, dans les pays musulmans affligés de la présence de chrétiens, car « si ce n’étaient les docteurs et les prêtres qui les empêchent de se livrer à l’impiété dans leurs discours et aux choses illicites, quelles horreurs ne commettraient-ils pas ? » (Coran 5, 68).
Souhaitons donc, poursuit le musulman logique, que ceux des infidèles que nous n’avons pu convertir à l’islam, prient au moins leur Dieu dans les églises et suivent les prescriptions de leur culte. Il est écrit : « Qui est plus injuste que ceux qui empêchent que le nom de Dieu retentisse dans les temples et qui travaillent à leur ruine. Ils ne devraient y entrer qu’en tremblant. L’ignominie sera leur partage dans ce monde, et un châtiment cruel leur est préparé dans l’autre » (Coran 2, 108).
Voilà qui explique la faveur dont jouissaient les Pères capucins italiens auprès d’Hamed-bey et de Sadoc-bey. Voilà qui explique encore les chapelles nombreuses, les confréries en l’honneur de la Vierge et les processions du Saint-Sacrement, dans les bagnes des pays barbaresques, ceux d’Alger en particulier.
Aujourd’hui même, autant dans notre Afrique du Nord qu’en Orient, malgré nos cent années d’efforts tenaces de laïcisation, directs ou indirects, avoués ou niés mais toujours réels, les musulmans manifestent leur répugnance du laïcisme et leur inclinaison confiante et respectueuse pour les prêtres et les religieuses catholiques. Ne les chargent-ils pas de l’éducation de leurs enfants, partout où ils le peuvent librement ? Nos collèges et nos écoles libres qui, par le but même de leur institution et le petit nombre des maitres chrétiens, sont d’abord réservés à nos européens, seraient remplis à déborder uniquement par les indigènes, si on leur en ouvrait sans réserves les portes[1].
Dans une audience privée, le bey de Tunis, Si Mohamed Habib, disait à Mgr. Lemaître, archevêque de Carthage :
Ce qui pourrait rendre, dans ce pays, les rapports difficiles entre les Arabes et les Français, ce n’est pas la question religieuse, mais la question antireligieuse, non pas les religions, mais l’irréligion.
Cette parole du souverain au primat d’Afrique ne rendait en rien un son de nouveauté originale ou d’opportunisme personnel ; elle n’était qu’un écho de la pure tradition musulmane, une traduction de cette fameuse sourate du Coran : « Tu reconnaitras que ceux qui portent le plus d’inimité aux croyants sont les juifs et les païens, et que ceux qui sont les plus proches de l’amour des croyants sont ceux qui disent : « En vérité, nous sommes chrétiens ». C’est parce qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines et parce qu’ils ne sont pas orgueilleux » (Coran 5, 85).
Ce sont les armes qui ont instauré, en Afrique, aux débuts, la tolérance religieuse. La forte et souple discipline des Etats modernes nous la conserve. Mais le laïcisme n’y est pour rien. Ah ! Certes Non ! Sa tendance à devenir, lui-même, une religion, sa prédilection pour les dogmes négateurs, son aspiration à monopoliser la conduite des âmes, ont engendré, en maintes occasions, tant chez ses tenants que dans notre système gouvernemental, un fanatisme et une intolérance sui generis qui non seulement ont lésé les Européens chrétiens, mais ont rendu les masses musulmanes beaucoup plus fermées et méfiantes.
Mgr. Alexandre Pons, La Nouvelle Eglise d’Afrique ou le catholicisme en Algérie, en Tunisie et au Maroc depuis 1830, Librairie Louis Namura, Tunis, 1930, pp. 329-332
[1] Et quel plus fort témoignage en notre thèse que celui des musulmans d’Orient. Ce sont leurs fils qui, par milliers, peuplent les nombreuses et si prospères écoles primaires, collèges d’enseignement secondaire, universités même, que les congrégations européennes, notamment les Françaises, ont multiplié, depuis cinquante ans et plus, en Syrie, en Egypte, en Turquie et jusque dans la Perse. Le roi Fouad, dans un banquet qu’il présida, à Paris, en 1927, soulignait nettement la raison de cette faveur : « Le but de tous mes efforts, disait-il, est d’assurer la prospérité matérielle et morale de l’Egypte : pour cela, la foi en Dieu est indispensable et il faut purifier les cœurs par la religion, car, sans religion ni morale, aucune nation ne peut prospérer. Il est prouvé, par l’exemple des méthodistes et des anglicans, que les protestants sont inférieurs à leur tâche. Seuls les Jésuites peuvent fournir l’aide indispensable au travail de régénération » (cité in Les Missions Jésuites de France : 1927-1928, p.12).