Les villages des « enfants du Cardinal » aux Attafs
Les orphelins de 1867 furent d’abord placés aux portes d’Alger, à Ben-Acknoun où les premiers novices s’occupaient d’eux ; puis à l’exploitation agricole de Maison-Carrée. C’est, à ce dernier endroit, qu’ils étaient, en 1870, quand la guerre éclata. Quelques-uns entrèrent au Petit-Séminaire de Saint-Eugène. Cinq devinrent médecins, plusieurs s’acheminèrent vers la prêtrise. Trois seulement arrivèrent jusqu’à l’ordination, et furent d’excellents missionnaires. Mais le plus grand nombre fut appliqué aux travaux agricoles qui paraissaient à l’archevêque les plus propres à sauvegarder la santé du corps et celle de l’âme. D’ailleurs, ne faillait-il pas prévoir leur établissement définitif. Ils ne pourraient pas toujours demeurer dans un orphelinat. Mgr. Lavigerie expose les raisons de son choix :
Faudrait-il les lancer dans des milieux européens ? Non, car ils n’y trouveraient que froideur et de plus, hélas, y seraient très exposés à l’exemple de l’impiété. Retourneraient-ils parmi les arabes ? Encore moins. Il n’y fallait point songer. Il y aurait eu danger d’apostasie ou de persécution. Et puis, c’était les replonger dans leur routine. J’ai pris, en conséquence, les mesures pour les établir les uns près des autres, de façon à ce qu’ils se prêtent un mutuel concours.
Il acheta à cet effet, en 1869, dans la plaine du Cheliff, de vastes étendues incultes. Il y fonda deux villages, Saint-Cyprien en 1872 et, un peu plus tard, à 7 kilomètres de distance, Sainte-Monique, tous deux à proximité du centre français des Attafs. Il installa, dans l’un 26 ménages, et dans l’autre 24, formés des plus âgés des orphelins et orphelines, mariés par ses soins. En 1876, il construisit sous le vocable de Sainte-Elisabeth, un hôpital non seulement pour ses protégés, mais pour tous les indigènes. Ce fut le « Beit Allah », la Maison de Dieu.
Dans sa pensée, d’autres villages d’arabes chrétiens se seraient joints aux premiers. Mais, il ne put, l’œuvre étant âprement combattue. Toutes les jalousies, toutes les rancunes privées, sans oublier le sectarisme, firent bloc contre lui. Ce fut une campagne sans arrêt contre la subvention annuelle de 90.000 francs, que l’Etat lui accordait, depuis 1872, pour l’achèvement de ses villages et pour la nourriture des 8.000 orphelins qui lui restaient. En 1875, victoire de la haine et de l’aberration, la subvention fut supprimée.
Voici comment les Pères Blancs réalisèrent, aux Attafs, la pensée de Mgr. Lavigerie. Chaque ménage, jouissait gratuitement de 20 hectares et d’une maisonnette composée de deux pièces, de trois, s’il naissait beaucoup d’enfants. Le cas échéant, notamment dans les années déficitaires, des avances en argent ou en nature étaient consenties. Il y avait en outre promesse de propriété au bout d’un nombre indéterminé d’années.
L’ensemble du village rappelait une grande ferme. Les maisons réparties autour de l’église, le long de rues spacieuses plantées d’eucalyptus et de faux poivriers, ne s’entouraient pas de jardinets. Il y avait, à l’entrée de l’agglomération, un verger global et un parc collectif où chacun remisait le soir ses animaux.
Les Pères Blancs se gardèrent bien de transformer en bourgeois ces fils de bédouins. Ils ne visèrent qu’à surélever leur niveau de paysans. L’école aux Attafs ne tendait pas au certificat d’études, mais simplement à l’enseignement de la lecture, de l’écriture et du calcul nécessaires à des petits fermiers. Aucun journal n’entrait au village. Et détail merveilleux, miraculeux dans l’Afrique du Nord, en tout cas unique : il n’y avait à Saint-Cyprien, ni à Saint-Monique, pas un seul cabaret.
Au point de vue agricole, les pupilles des Pères Blancs labouraient avec des charrues modernes. Toutefois, la faible surface de leurs lots leur interdisait tout assolement et la médiocrité de leur cheptel tout engrais. Mais, ayant conservé la frugalité de leur race, ils vivaient sans difficulté. Certains même arrondissaient bientôt leur petit avoir par des achats aux Arabes du voisinage et possédèrent jusqu’à cent hectares.
Si l’on entrait dans une de ces humbles maisonnettes, on voyait le petit mobilier coutumier des paysans français : table, chaises, lit, une Madone, un Crucifix appendus aux murailles. Le tout sans le faux luxe de beaucoup de nos ouvriers, mais propret et contrastant avec les sordides gourbis des Berbères d’alentour. Sur la route, on croisait des passants vêtus à l’européenne, l’air avenant. Si l’on n’eut découvert, de temps à autre, un tatouage au front, on eut pu croire les habitants de Saint-Cyprien et de Sainte-Monique venus du midi de la France. Un observateur bien informé disait d’eux en 1896 :
Instruction, mode de culture, aménagement des maisons, habits attestent, un degré de développement bien supérieur à celui des cultivateurs musulmans de même condition. Les adultes, c’est-à-dire la première génération de convertis, parlent notre idiome avec quelques défauts. Leurs fils le prononcent très purement, et beaucoup ignorent la langue du prophète. Tous se vantent d’être français, s’opposent aux « arabes » et s’appellent couramment par leur nom de baptême, délaissant le prénom indigène. Chrétiens appliqués, l’église les réunit à l’office du dimanche. Chaque soir, la plupart assistent à la bénédiction. Le merveilleux chrétien enchante leurs âmes simples. Les relations entre époux et de parents à enfants sont celles des ruraux de France. (in Cavé, Bulletin du Comité de l’Afrique du Nord, Septembre 1896)
Aujourd’hui, nos arabes chrétiens des Attafs sont près de deux cents. Il y a donc diminution ? Apparemment, oui. Et il ne faut pas s’en étonner. Cette diminution est de règle dans les centres de colonisation, lorsqu’un accroissement ultérieur du périmètre ne remédie pas à la concentration fatale des terres en moins de mains qu’au début. Mais de là crier, conclure à l’insuccès serait une erreur. Car, ces deux cents paroissiens de Saint-Cyprien et de Sainte-Monique ne représentent que le tiers des descendants des premiers concessionnaires. Les deux autres tiers se sont dispersés, à travers l’Algérie comme employés de chemins de fer, petits commerçants, contremaîtres agricoles, etc. Plus de la moitié des filles ont épousé des européens et presque la moitié des garçons ont convolé avec des européennes. Peut-on rêver plus parfaite assimilation ?
Pendant la Grande Guerre, « les enfants du Cardinal » – c’est ainsi que les colons et les indigènes appellent les habitants des Attafs- ont été très généreux pour la France. A Saint-Cyprien, il y eut 41 mobilisés. Sept d’entre eux furent tués, deux gazés décédèrent, au lendemain de la tourmente. A Sainte-Monique, 51 mobilisés et 9 tués. Plusieurs sont revenus lieutenants. Tous ceux du front réapparurent, dans la plaine du Chéliff avec la croix de guerre, quelques-uns avec une médaille militaire ou la Légion d’honneur.
Evidemment, tous n’ont pas gardé la foi, ni surtout les habitudes pieuses de leur orphelinat. Jetés dans des milieux indifférents ou même irréligieux, quelques-uns se sont écartés, plus ou moins longtemps, des pratiques pieuses. Mais aucun n’est revenu à l’Islam. Et tous, en face de la mort, ont fait preuve d’une foi vive et agissante. Quant à ceux qui sont demeurés aux Attafs, ils composent la plus fervente des petites paroisses d’Algérie. Ils ne sont pas deux cents, avons-nous dit, et l’on a enregistré pour l’année 1927-1928, 1495 confessions et 5000 communions. Et détail qui surprendra ceux qui ont une connaissance superficielle de l’âme indigène, les musulmans des environs manifestent une estime spéciale précisément à ceux des arabes chrétiens dont la foi est la plus évidente.
Sept pères Blancs desservent les paroisses Saint-Cyprien et Sainte-Monique, dirigent les écoles, font aussi de la médecine, de la pharmacie et bien d’autres métiers au profit de leurs fils. Les Sœurs blanches, au nombre de 27, font la classe aux fillettes, ont une garderie pour les petits poupons dont les mamans travaillent dans les champs et visitent les malades dans le village chrétien et dans les tribus infidèles. Mais c’est au vaste et toujours très achalandé hôpital de Sainte-Elisabeth, le Beit Allah, que le plus grand nombre de Sœurs est employé.
Quelle œuvre splendide de « francisation » autant que d’apostolat chrétien que celle des Pères Blancs aux Attafs ! Quelle démonstration péremptoire de la possibilité de convertir et de civiliser les arabes, positis ponendis. Il aurait fallut –et on l’aurait pu- multiplier, sur tous les points de l’Afrique du Nord, ces intéressantes expériences. Il y a tant de petits abandonnés, d’enfants mourant de faim, dans les ruisseaux des villes et aux alentours des tentes bédouines. Mais il faudrait les ressources et la protection de l’Etat.
Dans un mémoire à la Sainte Congrégation de la Propagande, en 1878, Mgr. Lavigerie affirme que la plus riche des missions n’y pourrait suffire par ses seuls moyens. Il écrivait :
Mgr. Kobès en a fait l’expérience dans sa mission en Sénégambie. Moi-même, je l’ai fait en Algérie pour les indigènes que j’ai sauvés de la famine. Ce sont des sortes de réductions, comme les Jésuites en avaient au Paraguay. Le souvenir, le nom, les résultats moraux sont séduisants, mais ce qui ne l’est pas, ce sont les dépenses. Il faut tout donner aux ménages que l’on constitue ainsi à l’européenne : l’habitation, les instruments de travail, les terres, la nourriture, pendant une année au moins. Il faut bâtir l’église, le presbytère, la maison des sœurs. En définitive, le village coûte des centaines de mille francs, et il y a trois cents habitants ! C’est bien cher, et il faut qu’une mission soit bien riche pour pouvoir en faire plusieurs. C’est donc là une exception. Ce ne peut être une méthode. Croire que l’on peut ainsi arrive à convertir un pays, ce n’est pas chose pratique.
C’est donc l’Etat, et l’Etat seul, qui dispose des ressources financières et de la puissance morale nécessaires pour multiplier de telles créations et en soutenir les promoteurs. Et, comme on le voit, il ne s’agit, par cette méthode, ni de contrainte, ni de violation des consciences. C’est la conversion chrétienne, c’est la naturalisation française, par la seule intervention de la sagesse et de la charité.
Mgr. Alexandre Pons, La Nouvelle Eglise d’Afrique ou le catholicisme en Algérie, en Tunisie et au Maroc depuis 1830, Librairie Louis Namura, Tunis, 1930, pp. 311-314
Source complémentaire :
Extraits de Paul Lesourd, Les Pères Blancs du Cardinal Lavigerie, Grasset, 1935.
Saint-Cyprien des Attafs, devenu Les Attafs en 1892, par Jean-Claude Rosso.
Lors de mes recherches de ma généalogie,j’ai découvert que ma grand-mère faisait partie de ses orphelins,ceux de 1867 .Elle a du être placée en 1872,dans un village à Saint-Cyprien,à Sainte Monique.Son nom a été changé.Celui que j’ai eu dans les pièces d’état civil ne correspond pas à celui de sa naissance.
Mes recherches sont bloquées.Qui était-elle? Ses parents biologiques de quelle ethnie d’Algérie ? Comment s’appelaient-ils?
Est-ce que je peux trouver des renseignements et dans quelle direction? Si quelqu’un peut m’aider,merci d’avance.
Bonjour à vous. Votre recherche est très émouvante. Je pense que la chose la plus simple à faire pour commencer serait de contacter la congrégation des Pères Blancs à l’adresse suivante : sma.peres.blancs@wanadoo.fr (j’ignore si cette adresse fonctionne encore). Comme ils étaient les pasteurs dans les Attafs, j’imagine qu’ils doivent encore avoir des archives quelque part.
En vous souhaitant bonne chance. Que Dieu vous garde.