Bernice G. Rosenthal : L’occultisme dans la Russie bolchévique (2)

La révolution bolchévique ne mit pas fin à l’occultisme. Les croyances et les doctrines occultes, mêlées à d’autres idées prises dans le christianisme apocalyptique, chez Nietzsche, chez Wagner, dans l’anarchisme et dans le marxisme, favorisèrent l’utopisme durant cette période. L’Académie Philosophique Libre (Volfila) de Petrograd et l’Académie Spirituelle de Moscou fournirent des forums pour des discussions sur la théosophie, l’anthroposophie et d’autres doctrines occultistes. Certains théosophes et anthroposophes trouvèrent des emplois dans les institutions culturelles soviétiques, telles que le TEO (le département théâtral du Commissariat de la Culture), l’IZO (le département des arts) ou encore le ProletKult, une organisation dépendante du parti, fondée par Bogdanov et ses soutiens afin de libérer spirituellement et culturellement le prolétariat du passé bourgeois. La croyance occultiste selon laquelle l’individu est un microcosme du macrocosme, ainsi que les traditionnelles injonctions orthodoxes contre la volonté propre, conduisit Vyacheslav Ivanov, Sergei Bulgakov et Pavel Florensky à esthétiser l’effort bolchévique pour la suppression de l’individu, au lieu de s’y opposer[1].

En 1922, pris à partie au cours de la campagne anti-religieuse initiée cette année-là, les organisations théosophiques et anthroposophiques furent supprimées, ainsi que d’autres groupes professant d’autres formes d’idéalismes (idées non fondées sur une vision matérialiste du monde). Berdyaev, Bulgakov et d’autres philosophes religieux de premier plan, furent exilés. Les cercles occultistes entrèrent en clandestinité. Il y a de nettes allusions à l’anthroposophie, ainsi qu’à Fedorov et Florensky, dans les théories du psychologue soviétique Aaron Zalkind, lequel croyait qu’un nouvel homme, doté de nouveaux organes et de nouvelles sensibilités, était en train d’être créé.

Le nouveau régime lui-même utilisa une imagerie occultiste dans sa propagande. Les affiches hurlaient : « Purgez l’impur ! », une allusion claire aux croyances traditionnelles. Le mot même de purge (chistka) implique une purification rituelle de forces impures. L’hydre de la réaction fait référence à des monstres du vieux folklore. Lénine dénoncait les vampires et les suceurs de sang. Léon Trotsky était convaincu que Zinaida Gippius, une ennemie du Bolchévisme, était une sorcière, mais admettait qu’il ignorait quant à la longueur de sa queue[2] ! Le texte russe du document qui forma l’Internationale Communiste (Comintern) interdisait à d’anciens francs-maçons de rejoindre le parti communiste, probablement en raison du danger que représentait leur pratique du secret. Des membres éminents du gouvernement provisoire, notamment Kerensky, étaient maçons.

Dans les villages, les paysans continuaient à recourir aux rebouteux et à la magie, plutôt que de consulter des médecins. En effet, l’essentiel de ce que nous savons de l’occultisme des années 1920 provient des expéditions ethnographiques des soviétiques, ainsi que des rapports d’activistes politiques, notamment des membres du Komsomol (Ligue des Jeunes Communistes), qui se plaignaient de la prévalence de la superstition. Pour ces derniers, bien sûr, le christianisme lui-même était considéré comme une superstition. Toutefois, les bolchéviques eux-mêmes n’étaient pas épargnés, en particulier ceux qui grandirent à la campagne. Pendant la guerre civile, par exemple, selon une source soviétique, un commissaire confisqua les grains d’une sorcière réputée, alors qu’elle n’était pas chez elle. Après avoir découvert l’auteur de la confiscation, elle le confronta et lui jeta une malédiction. Bien qu’il fût un jeune homme, sa santé s’amenuisait et il mourut la même année[3].

Des motifs occultistes imprégnèrent la culture soviétique des années 1920 et dans les années suivantes. La décision d’embaumer Lénine reflète l’influence constante de doctrines occultes qui trouvent leurs origines dans l’Egypte antique et dans la croyance de Fedorov en la résurrection par la science. Leonid Krasin, formulateur du culte de Lénine, était un admirateur déclaré de Fedorov. Le mausolée de Lénine fut érigé en forme de cube, symbole de l’éternité pour Malevich, son architecte. Les romans occultistes de Vera Kryzhanovskaia (qui débuta sa carrière avant la révolution), tels que Mort de la planète (1925), eurent un large succès. Tous les acteurs des guerres artistiques et littéraires des années 1920 reconnaissaient les propriétés incantatoires et théurgiques de la parole ; l’enjeu étant de savoir quelle parole devait prévaloir. Des codes numérologiques, ainsi que des systèmes gématriques, apparurent dans les écrits d’auteurs soviétiques de cette période. Ils tiennent une place important dans L’année nue de Boris Pilniak (1919), qui peut être lu comme une méditation allégorique sur le sens de la révolution, ou sur le manque de sens de celle-ci.

Une source majeure de l’idéologie soviétique primitive, qui fut négligée jusqu’à très récemment, est la philosophie de Nikolai Fedorov (1828-1903). Tolstoi, Dostoevsky et Gorky le tenaient lui et ses idées en estime avant la révolution, de même que certains symbolistes et futuristes, mais son influence la plus grande se manifesta après 1917. Fedorov parlait dans le langage de la science, mais les sources principales de sa pensée peuvent être identifiées dans l’occultisme. Militant pour une sorte de « droit » à l’immortalité, Fedorov soutenait que la « mission commune » de l’humanité était de ressusciter ses pères du passé d’entre les particules répandues dans le cosmos, dans une sorte de transmutation dans laquelle la science remplace la pierre philosophale de l’alchimiste. Fedorov militait également en faveur de la colonisation de l’espace afin de faire place pour les populations massives, mais aussi en faveur de l’énergie solaire, du contrôle du climat et de la transformation de la nature par l’irrigation de l’Arabie avec des icebergs transportés depuis l’Arctique. Selon V.V. Ivanov, Fedorov prépara le terrain de la science soviétique. Svetlana Semenova, fameuse soviétique et étudiante de Fedorov, le considère comme un théoricien de l’amour et de la coopération. Toutefois, bolchéviques et stalinistes discernèrent et perpétuèrent les implications autoritaires et totalitaires de sa philosophie. Les armées de travailleurs de Trotsky trouvent leur origine dans l’idée fedorovienne de la « mission commune ».

Fils illégitime du prince Gagarine, Fedorov vécut au domaine familial, mais, sans doute par l’influence de sa mère, s’identifia avec la Russie pauvre et dure, et avec « les non éduqués ». Il ne se maria jamais et, autant que je sache, ne connut aucune relation sexuelle d’aucune sorte. Dans son œuvre, les désirs sexuels sont présentés comme une force naturelle négative pouvant être régulée par l’homme. Il est le plus patriarcal des penseurs russes : unité, ordre, contrôle, régulation, restauration, autocratie, dévotion stricte au plus petit devoir, retour du passé, tels furent ses mots de passe. La pensée de Fedorov, interprétée comme une conquête de la nature, attirait les idolâtres de la technologie, aussi bien dans le parti communiste qu’en dehors.

Dans l’atmosphère utopiste des années 1920, la frontière entre magie et science disparait. La technologie devint la force devant sauver les russes de la pauvreté et de l’arrièrisme, une force qui allait aider à construire le socialisme, à créer un nouveau monde magnifique, joyeux et prospère. Magie et fantaisie sont omniprésents dans les écrits de Youri Olesha, Vsevolod Ivanov, Marietta Shaginian (elle aussi une ancienne associée du cercle Merezhovsky), Olga Forsh, Andrei Platonov, Ilya Ehrenburg, ainsi que chez Alexis Tolstoi, notamment dans son roman Aelita (1925), traitant du voyage spatial. Dans le roman Mess-Mend (1926) de Marietta Shaginian, par exemple, les horribles forces occultes du capitalisme sont vaincues par les forces positives de la technologie soviétique.

Après la révolution, toutes sortes d’épithètes, de néologismes et de nouveaux mots composés et contractés furent inventés et les mots-clés changèrent avec le temps. La police politique, initialement connue sous le nom de Cheka, fut renommée GPU, puis NKVD, puis MGB et finalement KGB. Le nom du parti changea également. « Pour le russe ordinaire, tout ceci sonna dans un premier temps comme un langage vide, dépourvu de sens, présageant néanmoins quelque chose de mystérieux et de sinistre, puisque certaines lettres étaient synonymes de menace contre la vie, tandis que d’autres en constituaient son fondement, à l’instar des formules magiques pour la réalité[4] ».

Bernice Glatzer Rosenthal, The Occult in Modern Russia and Soviet Culture, National Council for Soviet and East European Reseach, Fordham University, 16 Juin 1993, pp. 4-13


[1] Bernice G. Rosenthal, Sobornost : The Utopia of the Religious Renaissance, in Russian History.

[2] Lev Trotsky Literature and Revolution, Ann Arbor, 1960, p.51 ; voir pp. 51-54 pour son attaque contre l’anthroposophie.

[3][3] Linda Ivanits, Russian Folk Belief, Armonk, NY, 1989

[4] Andrei Sinyaysky, Soviet Culture (New York, 1988), p. 193

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