Depuis sa nomination comme président du Rassemblement National, Jordan Bardella a acquis une popularité tout à fait inédite pour un leader d’opposition sous la 5e République. Cela fait bien longtemps que nous affirmions que ce qui manquait au FN de l’après Jean-Marie, c’était une figure masculine, jeune et dynamique. Marine Le Pen n’était manifestement pas, et n’a jamais été, la bonne personne pour assumer ce rôle. Contrairement à la plupart de nos voisins européens, nous n’avons jamais eu de présidente française et je pense que nous ne sommes pas prêts d’en voir une de sitôt. Si la France est une figure féminine, alors il lui faut naturellement un homme fort pour la guider. Mais Bardella a-t-il vraiment le potentiel de l’homme fort dont a besoin la France ? Difficile à dire, mais il en a clairement l’ambition.
Tout ceci pose immédiatement la question de la présidentielle de 2027. Jusqu’ici, le Rassemblement National maintient officiellement la perspective d’une troisième candidature de Marine Le Pen. Nous pensons que cela serait une erreur qui conduirait presque certainement à une nouvelle défaite. Nous ne sommes évidemment pas les seuls à penser cela. Beaucoup de Français considèrent en effet que Jordan Bardella est déjà le candidat naturel de l’élection 2027. Une telle perspective pouvait sembler prématurée il y a encore quelques mois, au vu de la jeunesse, mais surtout de la relative inexpérience du jeune président en dehors du mouvement national. Ce n’est plus forcément le cas aujourd’hui.
L’actuelle campagne pour les élections européennes de 2024 donne déjà à Bardella l’occasion de montrer au public sa capacité de leadership et ses talents naturels de politicien. A quelques semaines du scrutin, le RN continue de caracoler en tête des sondages de manière insolente, très loin devant les listes de la majorité présidentielle et encore plus loin devant celles de ses concurrents et adversaires directs comme la LFI, LR ou Reconquête. Même si cette dynamique est le fruit de plusieurs années de « normalisation » du RN sous la houlette de Marine Le Pen, le parti semble avoir pris une dimension nouvelle depuis l’avènement de Jordan Bardella.
Décrit comme un « ogre », une « fusée » ou encore un « rouleau compresseur » par les grands médias, Bardella a réussi un coup de force exceptionnel au RN en rajeunissant et en masculinisant l’image du parti en l’espace de quelques mois, ringardisant du même coup la plupart de ses opposants.
Il s’agit ici d’un avantage considérable. Nous avons vu lors des dernières élections présidentielles l’importance cruciale de certains segments de l’électorat, notamment les jeunes actifs, les CSP+ et les retraités. Notre France vieillissante réclame du sang neuf et plébiscite la jeunesse. C’est ce qui a fait le succès d’Emmanuel Macron auprès de cet électorat et c’est peut-être ce qui fera celui de Jordan Bardella dans quelques années.
Nous observons déjà une évolution substantielle dans les sondages, avec un basculement de certaines catégories de l’électorat qui s’orientent de plus en plus vers le RN. Par exemple, les cadres et professionnels libéraux étaient 32% à voter pour le parti macroniste en 2019 et seulement 13% pour le RN. En 2024, ils sont désormais 25% à se déclarer en faveur du RN et seulement 17% à vouloir voter pour la liste de la majorité présidentielle.
L’autre évolution, tout aussi importante, est la « grande bascule des retraités », vers le vote RN. Dans sa toute dernière interview en 2023, Patrick Buisson avait qualifié cet électorat de « plafond en béton armé », encore plus redoutable que le cordon sanitaire républicain. Le cordon sanitaire en question a totalement disparu sous le règne d’Emmanuel Macron, et plus particulièrement depuis que le RN s’est solidement institutionnalisé à la suite des élections législatives de 2022.
L’électorat des retraités est un électorat conservateur sur le plan économique. Il s’agit d’une classe d’électeurs qui a particulièrement tendance à voter pour ce qui est perçu à l’instant comme le parti de l’ordre, c’est à dire du parti qui maintiendra ses privilèges, réels ou fantasmés et qui combattra tout ce qui pourrait mettre en danger sa tranquillité.
Ces retraités sont évidemment un électorat essentiel pour obtenir une victoire politique : la France compte plus de 15 millions de retraités et ils sont ceux qui se rendent le plus facilement aux urnes. Avec les jeunes étudiants de centre-ville, les retraités sont aussi les électeurs qui sont le plus sensibles aux séductions politiciennes et aux propagandes médiatiques, surtout celles qui associent tout mouvement national ou patriotique avec l’intolérance, la peur, la violence, le fascisme et la déstabilisation du status-quo néo-libéral et socialo-libertaire.
Mais dans notre République malade, décadente et corrompue, la parti de l’ordre apparaît de plus en plus comme le parti du désordre. En 2022, Emmanuel Macron avait encore réussi à convaincre près de 70% des électeurs retraités au second tour, pour à peine 30% pour le RN. Or, cet électorat n’a jamais été l’une des bases historiques du vote national. Il était surtout celui du centre-droit RPR-UMP, et ce n’est qu’en 2017 qu’il a été captivé par la proposition extrême-centriste d’Emmanuel Macron.
Il est clair que le charme est désormais rompu entre Macron et une bonne partie des boomers. Les retraités les plus modestes ont lâché Emmanuel Macron après l’épisode des Gilets Jaunes. D’un autre côté, les retraités d’origine immigrée n’accordent plus leur confiance à la gauche sociale-démocrate et sont en demande d’ordre, d’autorité et de fermeté, notamment sur la question des banlieues, du trafic de drogue et de l’immigration de masse. Pour finir, les retraités, d’une manière générale, sont particulièrement alarmés par la dégradation du pays sous la présidence d’Emmanuel Macron. La mauvaise gestion des finances publiques par le gouvernement actuel a largement décrédibilisé ce dernier auprès de ce public, sans compter le fait que cet électorat réagit de plus en plus négativement aux problèmes posés par l’immigration et l’insécurité, problèmes que tous les deniers gouvernements ont été incapables de régler, malgré leurs discours de fermeté.
Un ministre macronien confiait récemment à ce propos :
Les retraités nous boudent ou nous quittent. Ils sont devant les chaînes info toute la journée et celles-ci leur renvoient les images d’un pays qu’ils ne reconnaissent plus. Il faut les rassurer tout de suite et leur expliquer que la France n’a pas tant changé que cela.
Evidemment, tout cela est plus facile à dire qu’à faire. Il est difficile de dissimuler les réalités sociales que tout le monde peut constater aujourd’hui. Rappellons par exemple qu’en dépit de son égoisme légendaire, l’électorat des boomers macronistes est majoritairement hostile à l’immigration massive, comme l’immense majorité des Français d’ailleurs.
Le résultat de tout ceci est que les seniors sont désormais plus de 25% à vouloir voter pour Jordan Bardella, ce qui met ce dernier à égalité avec Valérie Hayer. C’est une augmentation de 8 points par rapport à la performance de Marine Le Pen en 2022. Là encore, il est indéniable que cette progression est largement due à la figure jeune et avenante de Jordan Bardella. Là où Marine Le Pen apparaissait comme une belle-fille bruyante et envahissante, Jordan Bardella apparaît comme un gendre idéal, posé, dynamique, séduisant et rassurant.
Bardella est particulièrement populaire chez les jeunes actifs de 18 à 35 ans, en particulier dans la fameuse « France périphérique » des ruralités et des petites villes péri-urbaines. Cette catégorie avait déjà majoritairement voté en faveur du RN aux présidentielles de 2022 et il semble que ses effectifs sont encore plus nombreux depuis que Bardella apparaît comme le véritable chef du parti, ce qu’il n’est pas encore tout à fait.
On peut dire que Bardella est en quelque sorte le candidat naturel de la jeune génération, qui s’identifie facilement à lui et considère qu’il partage leurs sentiments et incarne leurs espérances. Les scènes de ces jeunes lycéennes courant derrière Jordan Bardella pour obtenir un selfie qu’elles exhiberont fièrement sur leur profil Instagram ou auprès de leurs camarades de classe ont provoqué quelques moqueries malvenues de la part des caciques de la majorité présidentielle, qui ne peuvent pas se targuer d’une telle popularité. Mais dans les faits, la caste médiatico-politique est particulièrement inquiète du succès de Bardella dans ce segment de la population, qui se repolitise sur les réseaux sociaux et qui exprime beaucoup plus ouvertement ses convictions politiques, religieuses et identitaires que les générations précédentes.
En bref, tout ceci explique pourquoi la liste Bardella continue de survoler largement toutes les autres listes dans les sondages. Sauf événement inattendu, on peut estimer que les statistiques actuelles se confirmeront le 9 juin prochain. Le jeune président du RN est bien conscient de l’importance de ce scrutin, non seulement pour le parti, mais surtout pour sa propre personne. En effet, ce scrutin européen sera en fait une sorte de référendum qui servira à sanctionner, non seulement le régime Macroniste, mais également le reste de la classe politique, de la NUPES jusqu’aux Républicains. Contrairement à ce qui pouvait se faire dans le passé, ce ne sera pas non plus un simple vote réfractaire, mais un vrai vote d’adhésion à ce que représente désormais le RN de Bardella, c’est à dire un parti respectable, institutionnel et prêt à gouverner le pays, un parti capable de restaurer l’ordre républicain, de protéger les frontières et de défendre les intérêts économiques de la France en Europe et dans le monde.
Cependant, sur ce dernier point, le RN reste encore fragile. Le RN n’a jamais manqué de cadres hautement qualifiés sur les questions économiques, mais ses représentants, en revanche, n’ont jamais vraiment réussi à transmettre une image crédible dans les débats électoraux dès lors que ces questions étaient abordées. Pendant longtemps, les adversaires politiques du RN, notamment ceux issus des partis de gouvernements, se faisaient un plaisir d’humilier Marine Le Pen en débat, comme nous l’avons vu face à Macron en 2017.
Mais il n’est pas certain que cette stratégie puisse encore fonctionner. Les énarques du gouvernement Macron ayant placé la France dans une situation économique catastrophique, chacun peut désormais s’apercevoir que les diplômes prestigieux ne suffisent pas à faire de bons gestionnaires et encore moins de vrais hommes d’État. Les faits d’armes du ministre Bruno Le Maire en sont une parfaite illustration.
On a souvent décrit Jordan Bardella comme une sorte de robot politicien, capable de dégainer en toute occasion un beau sourire commercial un peu artificiel mais efficace, ou de régurgiter mécaniquement des éléments de langage sur les plateaux de télévision.
En réalité, il est évident que Jordan Bardella est un grand pragmatique. Il est parfaitement conscient des pièges et des obstacles du jeu politique, non seulement face à ses adversaires externes, mais aussi au sein même du RN. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que Bardella possède un talent politique naturel qui impressionne jusqu’au sein de l’Élysée.
Il reste à savoir si Bardella a encore quelques convictions. Dans le régime politique qui est le nôtre, il est facile de ne voir les politiciens que comme de simples acteurs cyniques, tant il est vrai que la démocratie libérale et parlementaire favorise l’opportunisme, le populisme autant que l’esprit de caste et de parti. Mais en réalité, les grands leaders, bons ou mauvais, ont toujours au fond d’idéologie, qu’elle soit personnelle ou politique, pour maintenir le feu de leurs ambitions.
Au vu de son passif militant et de ses origines modestes, on peut difficilement douter de la sincérité patriotique et de la fibre sociale de Bardella. Toutefois, il est sans doute encore prématuré pour lui de donner quelques signes d’une vision bien plus élevée, d’indiquer, même subrepticement, qu’il comprend les exigences spirituelles et morales qui conditionnent le succès durable du redressement de la France et de l’Europe et de leur destinée civilisationnelle. Je ne peux pas imaginer qu’il n’en soit pas conscient, même d’un point de vue utilitariste, même s’il ne partage peut-être pas encore la même foi que nous.
Quelque soit la profondeur exacte de ses convictions, il est probable qu’il ne pourra pas les exprimer trop ouvertement avant d’arriver au second tour de l’élection présidentielle de 2027. Encore une fois, en considérant la complexité infernale du jeu politique actuel, l’approche radicalement pragmatique empruntée par Bardella est plus que compréhensible. Elle est même nécessaire et lui même est assez transparent à ce sujet.
On a longtemps reproché la politique de « dédiabolisation » du RN sous le règne de Marine Le Pen. On peut effectivement juger regrettable l’abandon de certains fondamentaux et de certains principes, même si en réalité, tous ne s’accordent pas sur cette question. De notre point de vue, le RN n’a rien renié d’essentiel en ce qui concerne les questions d’immigration, de sécurité ou de politiques sociales et économiques. C’est surtout sur des questions éthiques fondamentales que le RN a fauté, ainsi que sur d’autres aspects que nous allons voir plus tard.
Quoiqu’il en soit, cette « normalisation » du RN était souhaitable et nécessaire dans la forme. Le pouvoir se trouve toujours au centre, là où l’on peut rassembler et imposer le consensus, et non pas aux extrêmes.
D’une certaine manière, Bardella est le vrai héritier du Jean-Marie Le Pen originel. Les gens ont tendance à oublier que Jean-Marie Le Pen a toujours été un politicien de centre-droit, qui n’a été poussé vers l’extrême-droite que parce que l’ensemble de la classe politique s’est déportée autour du consensus libéral-libertaire, surtout à partir des années 1970. Bardella ne fait que recentrer la position du mouvement national, là où il aurait toujours du se trouver, et il sait que c’est ici l’une des conditions critiques de sa potentielle arrivée au pouvoir.
Ce recentrage se fait d’autant plus efficacement que Bardella a parfaitement conscience du phénomène de radicalisation de la classe dirigeante, phénomène que nous avons largement décrit par le passé. Il affirme lui-même, avec raison :
Mon objectif est de rendre banal le soutien à un parti politique qui croit dans le destin français et au génie de son peuple. Aujourd’hui, nous sommes la voix de la raison dans un paysage politique où nos adversaires, de gauche comme du gouvernement, ressemblent à des fanatiques ou à des idéologues.
En effet, le régime macroniste, après bientôt 10 ans de scandales, de pantalonnades et de politiques désastreuses sur pratiquement tous les dossiers, arrive à bout de souffle et aura du mal à trouver un successeur aussi efficace qu’Emmanuel Macron pour séduire et tromper les Français une fois de plus. La macronie est devenue trop impopulaire et ses seconds couteaux, déjà connus du public, ne parviendront pas à faire illusion. On le voit avec la pitoyable campagne de Valérie Hayer. Bruno Le Maire est désormais grillé. Édouard Philippe a perdu tout son charme et est empêtré dans des affaires. Et Gabriel Attal ne sortira pas indemne de son parcours de premier ministre. En cas de candidature, il aura beaucoup de mal à défendre le bilan de la Macronie.
A gauche, les performances de la NUPES ou des Écologistes aux dernières municipales et aux législatives n’auront peut-être été qu’un épisode passager. Combinées ensemble, les listes de la gauche, exception faite du parti socialiste, totalisent encore près de 20% des intentions de vote aux européennes. Toutefois, la gauche est extrêmement divisée entre ses diverses factions radicales, qui ne s’accordent plus vraiment sur le degré de radicalité de leurs luttes politiques. On le voit par exemple avec les divisions profondes entre l’intersectionnalisme radical de la LFI et la ligne du PCF de Fabien Roussel, accusé par ses alliés de chercher à séduire l’électorat d’extrême-droite par ses prises de positions en faveur de l’ordre républicain.
Tout le monde sait aujourd’hui que l’électorat de la gauche radicale n’est plus un électorat social depuis longtemps. Les ouvriers, les salariés, les travailleurs précaires votent massivement pour le Rassemblement National. L’électorat de la gauche radicale est donc principalement composée des classes parasitaires que sont la jeunesse urbaine et bourgeoise déconnectée du réel et une partie du public des banlieues multiculturelles et communautaristes.
Mais la gauche radicale a beaucoup souffert ces derniers temps de ses divisions autour du conflit au Proche-Orient, les uns prenant fait et cause pour la Palestine par réflexe idéologique mais aussi par opportunisme politicien, les autres prenant leurs distances avec les tentations « islamo-gauchistes » et leurs relents supposément antisémites et hostiles aux valeurs laïques.
Cette division s’est encore amplifiée par l’apparition de la liste de Raphaël Glucksmann, qui s’est adroitement servi du cadavre du Parti Socialiste pour se lancer dans l’élection européenne, où il est crédité de 12% d’intentions de vote. La liste de Glucksmann ne contribue pas seulement à affaiblir la gauche radicale en lui substituant des électeurs lassés par l’extrémisme de la NUPES ; il contribue aussi à siphonner une partie de l’électorat macroniste venu de la gauche sociale-démocrate et aujourd’hui lassée ou déçue par les échecs successifs du gouvernement.
A droite, le RN se trouve également dans une situation de domination tout à fait unique dans l’histoire de la 5e République. On sait qu’à trois reprises, la droite classique avait réussi à siphonner une partie de l’électorat du FN de Jean-Marie Le Pen en lui empruntant un discours de fermeté sur les questions d’immigration et de sécurité. Ce fut notamment le cas en 2007 : le FN, qui avait pourtant adopté le meilleur programme de toute son existence, fit un score pathétique face à la « droite dure » de Nicolas Sarkozy. Chacun sait aujourd’hui à quel point la présidence Sarkozy fut une imposture totale qui contribua à prolonger le supplice de la France de plusieurs années.
Mais justement, la grande trahison sarkozyste a durablement décrédibilisé l’UMP. Le rebranding de ce dernier en 2015 n’aura rien changé. En 2017, Fillon arrive péniblement en 3e position avec seulement 20% des suffrages. En 2022, le parti est dans un tel état de déliquescence que Valérie Pecresse parvient à se présenter, avant de sortir au premier tour avec un score lamentable de 4,78% ; le plus bas score jamais enregistré par l’héritier indigne du parti gaulliste.
Même si les Républicains restent encore bien implantés à l’échelon local, à l’assemblée et dans les collectivités, leur crédibilité en tant que parti de gouvernement en a pris un coup et ils se trouvent aujourd’hui marginalisés dans le grand jeu politique. Cette marginalisation est aussi due au fait que la vague macroniste a également siphonné la partie la plus centriste de l’électorat traditionnel de l’ancien UMP, notamment nos fameux retraités. Le PS connut le même sort.
Ce grand siphonnage de l’électorat loyaliste par l’appareil macroniste a été un grand succès aux deux dernières présidentielles, mais comme nous l’avons dit, après 10 ans de gestion calamiteuse, le charme est rompu. Seulement, cet électorat ne retourne pas dans les bras du parti républicain, devenu le fantôme de lui-même, mais il se déporte vers le Rassemblement National, qui s’est rajeuni, qui s’est institutionnalisé et qui apparaît aujourd’hui comme l’option la plus raisonnable pour faire face aux urgences migratoires et socio-économiques.
Ainsi, le parti républicain apparaît trop terne, trop mou, trop peu engagé dans le combat politique. En quelques mots, il apparaît tout simplement désuet et ses têtes d’affiche apparaissent comme une bande de notables sans relief et sans enthousiasme. De plus, le parti continue de payer la note des trahisons et des scandales de Nicolas Sarkozy. Bien que ce dernier ait quitté le pouvoir il y a plus de 11 ans, beaucoup de français continuent de reprocher au parti sa participation dans le déclin de la France.
Ce qui aurait vraiment pu poser problème au RN de Bardella, c’est l’apparition d’un mouvement national qui se place directement en concurrence avec lui. On a cru en 2022 que le parti Reconquête d’Eric Zemmour aurait pu être ce challenger inattendu. Au vu des moyens considérables qui ont été mis à disposition de ce nouveau parti, qui profitait bien sûr de la popularité préalable de son candidat, nous avons été beaucoup à croire qu’il pouvait réellement poser un problème pour le Rassemblement National. Au final, alors qu’il était crédité de quasiment 20% d’intentions de vote dans certains sondages au début de l’année 2022, Eric Zemmour ne fit qu’un score de 7% et sortit au premier tour. Pour une première candidature d’un parti créé quelques mois à peine auparavant, c’était un score plus qu’honorable. Mais c’était aussi un score très décevant pour ceux qui estimaient que la ligne libérale-conservatrice très offensive d’Eric Zemmour était la bonne formule, non seulement face au régime, mais aussi face à un RN accusé d’être devenu un « parti de gauche ».
Mais en voulant se faire le successeur du « vrai RPR » des années 1990, Reconquête a adopté une posture ringarde et ses militants sont apparus pour ce qu’ils étaient, des transfuges de la droite molle tournant en boucle sur la thématique de l’islam et de l’immigration. Tout ceci a eu pour effet de renforcer la normalisation du RN, qui apparaissait alors comme une option beaucoup plus raisonnable et rassembleuse que les outrances verbales d’Eric Zemmour, perçu comme le nouvel extrémiste du paysage politique français.
Cette tendance monomaniaque à parler exclusivement d’islam et de remigration a même fini par exaspérer une partie des cadres de la première heure, déçus de constater que leur candidat ne parvenait pas à incarner le sursaut et le rassemblement patriotique tant espéré, peut-être parce qu’il est lui-même marqué par un passif personnel ou par des solidarités étrangères aux intérêts de la France et de l’Europe.
De façon assez curieuse, Reconquête ne semble pas avoir tiré de leçons. La liste conduite par Marion Maréchal stagne péniblement autour des 5% et aura sans doute du mal à franchir ce palier en Juin prochain, ce qui pourrait signer la fin de l’aventure Reconquête et laisser place nette au RN en 2027.
A ce stade, une large victoire du RN aux élections européennes de Juin semble inéluctable. Bardella n’a même pas à forcer son discours. Au contraire, tandis que la gauche se ridiculise avec ses postures irréalistes, le régime quant à lui, essaye tant bien que mal de jouer la carte libérale-sécuritaire et de jouer des muscles en parlant de « retour de l’autorité » et de « fermeté républicaine » sur les questions de laïcité. Cette droitisation du discours contribue en fait à affaiblir le potentiel électoral du parti gouvernemental : son public de tendance sociale-démocrate ne se retrouve pas dans ce discours droitier, tandis que son public de centre-droit ne lui fait plus confiance sur les questions régaliennes et sécuritaires. Cette droitisation du discours profite donc au RN, qui apparaît naturellement comme une force de proposition bien plus légitime sur ces sujets qui inquiètent une majorité de français, toutes tendances confondues.
Est-ce que tout ceci suffira à faire gagner le RN en 2027. Je dirais que oui, à plusieurs conditions :
Tout d’abord, il est impératif que Marine Le Pen ne se présente pas. Ce serait un échec assuré, sauf si par extraordinaire, elle devait se retrouver au second tour face à un candidat saugrenu comme Poutou ou Sandrine Rousseau, ce qui est hautement improbable. Mais même face à un ministre de la Macronie comme Gabriel Attal ou même Bruno Le Maire, Marine Le Pen serait capable de perdre.
Il faut donc nécessairement un homme. Plus exactement un jeune homme, donc quelqu’un comme Jordan Bardella pour représenter le RN en 2027. Beaucoup de gens au RN le pensent déjà.
Reste à savoir si celui-ci saura tenir la cadence jusqu’en 2027 sans trébucher sur les peaux de banane que n’hésiteront pas à lui jeter ses adversaires politiques ou ses ennemis au sein même du Rassemblement National. 2027, c’est à la fois loin, mais c’est également très proche.
Chacun se demande bien sûr si Bardella, qui aura à peine 32 ans en 2027, serait un candidat présidentiel crédible. A bien des égards, je pense qu’il peut être prêt et qu’il conçoit depuis longtemps sa vie comme une aventure politique de chaque instant. Encore une fois, il est évident que Bardella est né pour faire de la politique.
Ce qui lui est le plus reproché est son manque d’expérience professionnelle ou même de formation universitaire. Et ce pourrait être le reproche le plus pertinent, même si le monde politique est rempli de personnalités qui n’ont jamais connu autre chose que les partis, assemblées et les postes de la haute fonction publique.
De plus, Bardella montre de remarquables dispositions de débatteur à la télévision, lorsqu’il fait face à des membres du gouvernement ou à des adversaires politiques. Il est vrai que la baisse de niveau du personnel politique sous la Macronie rend les confrontations publiques beaucoup plus simples que par le passé et Bardella est très fort pour jouer de sa jeunesse et de sa répartie pour ringardiser ses opposants.
Pour se rendre crédible en tant que potentiel candidat présidentiel, Bardella devra utiliser les trois prochaines années pour développer sa stature sur la scène politique nationale et européenne, tout en consolidant son leadership au sein du parti.
Mais tout ceci ne sera probablement pas suffisant, ni pour gagner, ni surtout pour maintenir le pouvoir. Le talon d’Achille de Bardella, c’est qu’il semble peut-être encore ignorer la nature des forces auxquelles il devra s’opposer et donc la nature exacte des responsabilités qu’il devrait endosser, si un jour il parvenait au pouvoir.
En effet, Jordan Bardella se déclare lui-même comme agnostique. Ceci lui permet sans doute de pratiquer une certaine duplicité ou un certain détachement par rapport à ce qu’il appelle lui-même des « acquis » sociétaux, tels que le mariage homosexuel, le droit à l’avortement ou d’autres questions pourtant fondamentales pour l’avenir de la civilisation européenne.
Cela lui permet aussi probablement de vanter les mérites de la laïcité, même s’il admet par ailleurs que le christianisme a forgé la France, ou encore de répéter les antiennes du narratif pro-israélien, toute position alternative étant désormais assimilée à un crime de haine.
Cette absence de foi catholique ne fait sans doute pas de Bardella un non-croyant. Comme beaucoup de gens aujourd’hui, sans doute voue-t-il un culte à la France, au génie national, au Général de Gaulle et sans doute croit-il surtout en ses propres forces, à l’exclusion de toute autre.
C’est ici l’erreur fatale que commettent beaucoup de politiciens de notre époque, tout particulièrement les nouveaux leaders populistes d’Europe de l’ouest, qui ne parviennent pas à comprendre que derrière la machine politicienne et son cynisme pratique, se cachent des idéaux puissants et des traditions spirituelles obscures et redoutables. Lorsque nous voyons Emmanuel Macron en extase durant sa campagne présidentielle de 2017, nous ne voyons pas simplement un candidat se donnant en spectacle. Nous voyons aussi un homme qui défend un projet de manière exaltée ; nous voyons un homme littéralement possédé par ce projet et qui confond sa propre destinée avec ce dernier.
Malgré la nocivité du projet en question, il est indéniable qu’Emmanuel Macron a su électriser une partie considérable de l’électorat en lui communicant une sorte de spiritualité politique, certes fondée sur une illusion grossière, mais qui se transmettait efficacement dans la population. Je rappelle qu’en 2016 et 2017, Emmanuel Macron parvenait encore à séduire aussi bien au sein de la droite conservatrice qu’au sein de la gauche sociale et républicaine. J’ai me souviens encore de Mademoiselle Charlotte d’Ornellas lorsqu’elle trouvait que Macron « n’était pas si mal », après que celui-ci ait fait l’éloge de la monarchie. Rappelons-nous aussi que beaucoup de Gilets Jaunes étaient des électeurs déçus du même Emmanuel Macron.
N’oublions pas que la macronie est arrivée au pouvoir par une stratégie de rassemblement populaire, qui a consisté à siphonner les voix du centre-droit et du centre-gauche. Il me semble que l’élection présidentielle de 2027 sera déterminée par des modalités similaires. Si Bardella représente le RN aux prochaines présidentielles, il devra travailler son positionnement pour apparaître non seulement comme le candidat de la raison, mais aussi comme le candidat du rassemblement, de l’union de forces vives de la Nation, autrement dit, comme le centre politique par définition.
Pour s’assurer une pleine victoire, il me semble qu’il devra aller chercher ces quelques précieux pourcents au sein du segment des abstentionnistes politisés. Je ne parle pas ici des abstentionnistes dépolitisés, c’est à dire des gens qui pour une raison ou une autre, se désintéressent par principe de la vie civique. Je parle ici des personnes politisées, mais qui ne trouvent plus de crédibilité, ni de convictions, ni de transcendance dans le discours politique national.
Une première erreur que pourrait faire Bardella serait de suivre le modèle miléiste, plébiscité par toute la nouvelle mouvance libérale française, qui passe d’ailleurs son temps à traiter le RN de parti socialiste alors que le RN ne fait que reformuler, de manière assez modérée d’ailleurs, la vision politique et économique du général de Gaulle. Je crois qu’il n’y a pas trop de risques pour que Bardella tombe dans une erreur politique aussi grossière : les enquêtes d’opinion sont claires, les Français sont très attachés à leur modèle social et à notre tradition Étatique. Ce qu’ils exigent, c’est une meilleure gestion des comptes publics et donc un gouvernement capable de mettre fin aux gaspillages, ce qui est l’une des conditions majeures du maintien de la justice sociale.
L’autre erreur que pourrait commettre Bardella serait de suivre de trop près la ligne libérale-conservatrice qu’on retrouve non seulement chez les zemmouriens, mais aussi dans une certaine faction de la majorité présidentielle. C’est ici où il devra faire preuve de vraie finesse politique, mais c’est aussi là où la foi et la morale chrétienne lui seront le plus utiles. Selon l’évolution de la situation en France, par exemple, si nous devions assister à de nouvelles émeutes multiethniques, ou à de nouveaux attentats ou encore à de nouveaux faits divers liés au chaos multiculturel, le gouvernement se sentira obligé de droitiser davantage son discours, en accentuant notamment sur les prétendus mérites du laïcisme. Parler du problème de l’islamisation et du wokisme, c’est bien. Mais il serait une grave erreur que de persister à ne vouloir leur opposer que les valeurs vides et sans substance du sécularisme. Le retour à l’ordre civil passera nécessairement par le retour de l’ordre moral.
La préoccupation n°1 des Français est la question de l’immigration ainsi que celle de l’insécurité, les deux étant évidemment liées. La question sociale, c’est à dire la question économique, est leur seconde inquiétude. Il reste donc la question fondamentale du modèle de société vers lequel tout ceci sera rendu possible de façon durable. Bardella considère que l’électorat français privilégie la raison plutôt que l’idéologie. C’est vrai dans un sens, même si l’on peut en douter au vu des présidents qui se sont succèdés après le général de Gaulle. Ce que Bardella veut dire, c’est ce que nous disons depuis longtemps : le pouvoir se gagne au centre. Mais le seul positionnement politique ne suffit pas. Ce qui importe sur le long terme, c’est la formule politique qu’on veut insuffler dans les institutions, dans la classe dirigeante et dans le peuple. Et une partie considérable du peuple comprend aujourd’hui que l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat, de la justice et des parents exige la restauration d’un certain ordre moral qui puisse favoriser les expressions spirituelles et les valeurs que la France a grand besoin de retrouver.
Bardella ferait bien d’insérer progressivement dans ses discours des éléments de langage qui feront comprendre à tous qu’il a bien compris le grand défi anthropologique et civilisationnel auquel font face la France et l’Europe. Bardella me semble être un homme pragmatique. Il faut espérer qu’il ait conscience que pour guérir la France des divisions qui l’affligent depuis maintenant plusieurs décennies, sinon plus, il faudra opérer un changement de logiciel profond pour remettre notre société sur la voie du progrès et de la réconciliation. Il faut espérer qu’il comprenne que le sécularisme n’est pas et n’a jamais été la condition du progrès, mais bien plutôt la condition même du délitement qu’il déplore dans ses déclarations publiques.
En d’autres termes, Bardella aurait tout avantage à relire attentivement les derniers conseils que Patrick Buisson a prodigués avant sa mort l’an dernier. Ce sont sans doute les conseils les plus sages et les plus pertinents qu’il n’ait jamais donné.
Bardella a sans doute conscience que pour triompher en 2027 et au-delà, il faudra être capable, non seulement de rassurer le peuple, mais aussi de lui redonner l’ambition de la grandeur et l’espérance d’un futur commun, pour la France et pour l’Europe. Sur ce dernier point, les nouveaux hommes forts du 21e siècle ont bien compris que pour susciter ce sursaut et cette union au sein des populations, il fallait réveiller chez eux la fibre religieuse, celle qui permet de ressouder une société divisée et de préparer l’avenir avec confiance.
Bardella semble être conscient de la chose puisqu’il déclare :
Aucun pays ne peut retrouver sa grandeur ni réussir au XXIe siècle, dans un monde de plus en plus incertain, en se reniant. Pour savoir où l’on va, il est essentiel non seulement de connaître nos origines, mais surtout de comprendre qui nous sommes. Au XXIe siècle, les nations qui n’ont pas conscience d’elles-mêmes disparaîtront. Le combat que nous menons, c’est un combat contre l’effacement de la France et donc contre l’effacement de l’Europe.
Nous souscrivons bien sûr à ce propos. Mais il reste à Bardella de bien comprendre, précisément, qui nous sommes et qui nous devons devenir, à savoir une France et une Europe chrétienne.