Pour que la création se fit, il ne suffisait pas que Dieu eût la puissance de créer le monde et qu’il en trouvât le plan en sa pensée, il était surtout nécessaire que sa volonté se déterminât à le créer. Or, pour que Dieu prit celle détermination, il fallait qu’il y fût porté par une raison et qu’il s’y décidât pour une fin. Dieu est en effet souverainement intelligent; il n’agit donc jamais d’une façon aveugle ; mais il fait toutes choses par une raison et pour une fin. Le [premier] concile du Vatican indique la raison qui a déterminé la volonté de Dieu. Cette raison, c’est sa bonté, bonitate sua, qui le porte à faire du bien, et qui pouvait seule le décider à nous créer. En effet, comme le remarque encore notre Concile, la création ne pouvait augmenter la béatitude de Dieu, ni lui donner une plus grande perfection, non ad augendam suam beatitudinem, nec ad acquirendam suam perfectionem ; (…) Dieu est pleinement heureux par lui-même et (…) est infini en perfection. La création pouvait seulement manifester la perfection de Dieu, dans les créatures, par les biens qu’elle mettrait en elles, en les produisant, ad manifestandam perfectionem suam per bona quae creaturis impertitur. Or cette fin ne pouvait décider la volonté de Dieu par elle seule, mais seulement à cause de la bonté divine.
(…)
Sans doute la bonté de Dieu est pour lui une raison de créer ; mais cette bonté existerait en Dieu dans sa plénitude, alors même qu’elle ne se serait répandue sur aucune créature. Soutenir le contraire, ce serait supposer que Dieu a besoin du monde et des créatures, et qu’il ne se suffit pas à lui-même ; ce serait donc rejeter l’infinie perfection de Dieu et admettre, avec le panthéisme, que le monde est nécessaire comme Dieu lui-même. Du reste l’Écriture et la tradition ont toujours affirmé la liberté de Dieu dans la création. (…) le monde a été fait pour la gloire de Dieu. Cette vérité est le corollaire des enseignements qui précèdent sur la fin que Dieu s’est proposée dans la création. Pour la comprendre, il suffit de nous rendre compte de ce qu’on entend ici par la gloire de Dieu. On appelle gloire objective, l’excellence qui fait que quelqu’un est digne d’éloge et d’estime ; on appelle gloire formelle l’estime et les louanges qui lui sont données à cause de cette excellence. La gloire de Dieu est interne et externe.
Sa gloire interne existe objectivement dans sa propre excellence et formellement dans la connaissance qu’il en a et l’estime qu’il en fait. Sa gloire externe existe objectivement dans l’excellence de Dieu, en tant qu’elle est manifestée aux créatures et par les créatures ; elle existe formellement dans l’amour, l’estime et les louanges que les créatures ont pour Dieu, à cause de ce qu’elles connaissent de son excellence. C’est pour cette gloire externe de Dieu que le monde a été créé ; car Dieu l’a produit pour manifester sa perfection, autrement dit son excellence, par les biens qu’il donne aux créatures. [Georg Hermes, dit en français] Hermès prétendait que c’était attribuer à Dieu, un égoïsme répréhensible, que de dire que le monde a été produit pour la gloire de Dieu. Il se trompait ; car en créant pour cette fin, Dieu n’a rien fait qui ne soit conforme à l’ordre. Si c’est un désordre que les créatures, qui sont faites pour Dieu, se recherchent exclusivement elles-mêmes, c’est au contraire l’ordre que Dieu ne prenne point pour fin les créatures, qui lui sont infiniment inférieures.
Du reste, en faisant le monde pour sa gloire, Dieu n’en a pas moins agi avec un plein désintéressement ; car cette gloire extérieure n’apporte a Dieu aucun avantage et la création n’est utile qu’aux créatures. Disons un mot de la manière dont le monde glorifie Dieu. Les créatures sans raison le glorifient objectivement, en réalisant en elles-mêmes quelque chose de ses perfections et en les manifestant aux créatures raisonnables. Celles-ci le glorifient objectivement par leur nature ; mais elles le glorifient aussi formellement, car elles peuvent connaître ces perfections à l’aide des créatures, et lui offrir les hommages dont ses perfections le rendent digne. Les créatures raisonnables qui ne glorifient point Dieu de celle manière, manquent à leur devoir elles seront punies : ainsi au lieu de glorifier la bonté de Dieu, elles glorifieront sa justice par leur châtiment. Comme Dieu manifeste surtout ses perfections dans l’ordre surnaturel et dans la vision intuitive qu’il nous donne de lui-même au ciel, c’est de ce monde surnaturel qu’il tire sa plus grande gloire extérieure. (…)
Abbé Jean-Michel-Alfred Vacant, Études théologiques sur les Constitutions du Concile du Vatican, tome I : la Constitution Dei Filius, Delhomme et Briguet, Lyon et Paris, 1895, p. 268-271.