Le pont entre le monde romain antique et l’époque médiévale se trouve en Gaule. Dans les provinces méditerranéennes, les traditions de la culture romaine restaient fortes et dominantes. Dans la Germanie et la Bretagne romaines, le tribalisme de la société barbare avait pris le dessus. C’était uniquement en Gaule que les deux sociétés et les deux cultures se rencontraient dans un rapport d’égalité et que les conditions étaient favorables à un processus de fusion et d’unification à même de servir de fondation à un nouvel ordre social.
Avant que cela ne soit possible, il était toutefois nécessaire de trouver le principe de cette union. Il ne suffisait pas que les barbares tolèrent la culture romaine et adoptent certaines formes du gouvernement romain. Le vrai représentant de la population gallo-romaine n’était pas le bureaucrate romain, ni le juriste, mais l’évêque. Lorsque le gouvernement impérial chuta en Occident, l’évêque demeura le chef naturel de la population romaine. Il organisait la défense de sa ville, à l’image de Sidoine Apollinaire à Clermont. Il parlementait avec les chefs barbares, comme le fit Saint Loup de Troyes avec Attila et Saint Germain d’Auxerre avec le roi des Alains. Et surtout, l’évêque était à la fois le représentant du nouvel ordre religieux chrétien et le représentant de la culture romaine.
A travers tous les désastres causés par les invasions barbares, les chefs de la société chrétienne, des hommes comme Sidoine Apollinaire ou Saint Avitus, conservaient leur foi, non seulement en leur religion, mais aussi dans la destinée impériale de Rome et dans la suprématie de la culture romaine.
Les Chrétiens considéraient qu’aussi longtemps que l’Église existerait, l’œuvre de l’Empire ne pouvait être compromise. En devenant Chrétiens, ou plus exactement Catholiques, les barbares devaient Romains, « le flot des invasions barbares se fracasse sur le roc du Christ ». Ainsi écrivait Paulin de Nole, évoquant le missionnaire Nicétas de Rémésiana : Per te, Barbari discunt resonare Christum corde romano.
Le principal obstacle à l’union des Romains et des Barbares en une seule et même société était la différence de religion. Tous les premiers royaumes germaniques, les Bourguignons et les Wisigoths en Gaule, les Ostrogoths en Italie, les Suèves et les Wisigoths en Espagne, et surtout les Vandales en Afrique, étaient ariens et étaient donc en opposition permanente avec la religion romaine et avec les populations conquises.
On observe ainsi ce fait paradoxal : l’unification de la Gaule ne fut pas l’œuvre du royaume Romano-Gothique du Sud-Ouest, qui était pourtant fort civilisé, mais du royaume barbare des Francs dans le Nord-Est. Cependant, en dépit de leur paganisme, les Francs s’étaient traditionnellement associés à l’Empire romain depuis plus longtemps que tous les autres peuples germaniques d’Occident.
Les Francs saliens étaient installés dans le territoire impérial de Belgique et sur le Rhin inférieur depuis le milieu du 4e siècle. Au 5e siècle, c’est en tant qu’alliés des gouverneurs romains qu’ils combattirent contre les Saxons, les Wisigoths et les Huns. En 486, leur roi, Clodovech ou Clovis, conquit le territoire qui se trouve entre la Loire et la Somme, et qui était la dernière relique de la société gallo-romaine indépendante. Il devint alors le chef d’un royaume composé d’un mélange de populations romaines et germaniques.
Mais ce fut sa conversion au catholicisme en 493 qui fut le véritable tournant de cette époque, car cet acte inaugura l’alliance entre le royaume Franc et l’Église, qui fut la fondation même de l’histoire médiévale et qui permit finalement la restauration de l’Empire en Occident sous Charlemagne. L’effet immédiat de cette conversion fut de faciliter l’unification de la Gaule par l’absorption des royaumes ariens et de gagner la reconnaissance du gouvernement impérial de Constantinople, faisant de Clovis le représentant de l’autorité romaine.
Ce fut en tant que représentant du catholicisme contre l’arianisme que Clovis entreprit sa grande campagne contre les Goths en 507. On lui prête les paroles suivantes : « Vraiment, cela attriste mon âme de penser que ces ariens puissent posséder une partie de la Gaule. Avec l’aide de Dieu, partons les vaincre et prenons leurs territoires ».
Dans les écrits de Grégoire de Tours, cette campagne est décrite comme une guerre sainte et chaque avancée de Clovis est marquée par des signes miraculeux et providentiels. La victoire de Vouillé et la conquête de l’Aquitaine rendirent possible l’apparition d’un nouvel État catholique en Occident et son importance fut reconnue par l’Empereur Anastase qui conféra à Clovis la dignité de la magistrature romaine.
Au cours des 30 années suivantes, la monarchie Franque se développa avec une rapidité extraordinaire. Non seulement la Gaule était à nouveau réunie, mais à l’Est, l’influence des Francs s’étendait bien au-delà des anciennes frontières romaines. Les Alamans, les Thuringiens et les Bavarois furent rapidement vaincus et soumis les uns après les autres. Ainsi naquit un grand et puissant État, qui n’est pas uniquement l’ancêtre de la France, mais aussi celui de la Germanie médiévale. Cette œuvre de conquête et d’organisation politique à l’Est du Rhin montre de façon claire et définitive l’assimilation des Francs à la tradition romaine. Aujourd’hui encore, les peuples d’Allemagne du Sud portent encore la marque de leur règne.
Dès son apparition, ce nouvel État se comporta comme l’héritier de la tradition impériale. Il sauva ce qui restait de l’administration romaine et la remit au travail. En s’inspirant du modèle des empereurs, le roi barbare disposait de son « palais sacré » avec sa hiérarchie d’officiels. Sa chancellerie, avec ses scribes gallo-romains, préservait les formes et les habitudes de l’ancienne administration. Ses revenus provenaient des domaines du fisc impérial et de l’impôt foncier, lequel était basé sur le vieux système des registres de propriété. L’unité administrative n’était pas la centaine germanique telle qu’elle existait dans les anciens territoires francs du nord, mais le territoire de la ville sous l’autorité du comte.
Même le personnel de l’administration était aussi bien Romain que Franc. Protadius et Claudius étaient maires du palais sous le règne de la reine Brunehilde et le meilleur commandant des armées franques au 6e siècle fût le patricien Eunius Mummolus.
Dans une certaine mesure, le régime politique de la monarchie Franque était plus absolu que celui de l’ancien gouvernement impérial, du moins en ce qui concerne l’Église, laquelle était désormais de plus en plus aux prises avec l’État, à tel point que l’évêque, sans rien perdre de son importance sociale, devenait, avec le comte, le principal représentant de l’autorité royale dans son diocèse.
Toutefois, l’élément barbare demeure manifeste dans ce nouvel état. L’unité romaine a disparu et avec elle, l’idéal romain du règne du droit commun. En effet, ici vit un mélange de tribus et de peuples, chacun vivant selon ses propres coutumes. Les Francs, les gallo-romains et les Bourguignons étaient jugés, non pas selon la loi de l’État, mais selon leur propre droit national. Même là où les institutions romaines furent maintenues, l’esprit qui les informait n’était plus le même, car la force dominante derrière l’imposante structure de l’état Franc demeurait l’état d’esprit tribal du guerrier barbare.
Le pouvoir qui tenait la société ensemble n’était pas l’autorité civile de l’État et de ses tribunaux, mais la loyauté personnelle du membre de la tribu envers son chef et son peuple et du guerrier envers son commandant. La notion de « fidélité », la relation de l’individu jurant allégeance à un puissant seigneur en échange de sa protection, remplace la relation légale entre le magistrat et le citoyen libre. Le crime était considéré avant tout comme une offense contre l’individu et sa tribu et devait être réparé par le versement d’une somme d’argent ou wergild, dont le montant différait en fonction de la nationalité ou du rang social du coupable.
Ce mélange d’éléments germaniques et tardo-romains que nous observons dans la structure de l’Etat caractérise toute la culture de l’époque. Aux débuts de la conquête barbare, les deux éléments s’opposent et apparaissent dans un fort contraste, mais avec le temps, chacun d’entre eux perd ses particularités, donnant lieu à une nouvelle unité.
On peut observer ce processus de façon exceptionnellement évidente dans le champ des arts, grâce notamment aux récents travaux d’archéologues, particulièrement ceux de Scandinavie. Nous pouvons identifier deux courants artistiques qui pénètrent en Europe à partir du 4e siècle : le courant irano-gothique et le courant syro-byzantin. Ces deux courants, comme tant d’autres phénomènes des temps antiques, trouvent leurs origines en Asie occidentale, et ils suivent aussi les deux grands axes géographiques de l’Antiquité : d’un coté, la voie méditerranéenne, et de l’autre, la steppe russe au nord de la mer noire et les vallées du Danube et de la Vistule.
C’est au cours de leur installation en Russie du sud que les peuples germaniques ont acquis des Sarmates l’art de la polychromie ainsi que le fantastique style d’ornementation animalière qui caractérisait déjà l’art scythe. Ce dernier devint le style typique de tout le monde germanique à partir du 6e siècle, et ceci jusqu’en Scandinavie. Cependant, l’art inspiré des Sarmates resta confiné aux peuples qui migrèrent depuis la Russie du sud, tels que les Goths et les Alains non-germaniques, ainsi qu’aux peuples qu’ils influencèrent. De magnifiques exemples de cet art ont été retrouvés jusqu’en Espagne, à Herpes dan le sud-ouest de la France, dans le Kent et sur l’île de Wight, ce qui montre la proche connexion entre la culture Jute et celle des Francs de l’autre côté de la Manche.
D’un autre côté, la région de peuplement Angle montre des signes, dans ses broches cruciformes et à tête carrée, d’un lien avec la Scandinavie, tandis que l’art saxon primitif du sud de la Grande-Bretagne diffère du reste de l’Angleterre et du continent par l’utilisation d’ornements géométriques plutôt qu’animaux et par la préservation de motifs typiquement romains, tels que la bordure « à l’œuf et à la langue » et le guillochage.
La comparaison de la durée de vie de ces écoles d’art germanique permet de mesurer le degré selon lequel les peuples envahisseurs ont préservé l’indépendance de leur culture ou ont cédé à l’influence de leur nouvel environnement. En France, l’influence méditerranéenne de l’art syrien et byzantin apparaît dès le milieu du VIe siècle et sa victoire est le signe de ce qu’un savant scandinave a appelé « la dé-germanisation de la culture franque ».
Le même problème se pose dans le cas de la religion, de la littérature et de la philosophie, même si les preuves sont ici moins satisfaisantes. Hormis en Angleterre, les populations germaniques natives ont difficilement survécu à la conquête barbare de l’Empire. AU 4e siècle, le Christianisme triomphait. La traduction de la Bible en langue gothique par l’évêque arien Ulfilas marque le début de la littérature teutonne. Avec les Goths, le Christianisme se diffusa rapidement au sein des autres peuples germaniques orientaux, mais les Germains occidentaux conservèrent leur religion nationale jusqu’à une date bien plus tardive. La conversion de l’élite du peuple Franc ainsi que de la classe dirigeante des autres peuples germaniques conquis par eux n’eut pas un effet immédiat sur la population rurale.
De plus, même lorsque les Germains avaient nominalement accepté la religion chrétienne, leurs manières et leurs idées demeuraient celles d’une société païenne et guerrière. L’enterrement du roi Alaric au fond du lit de la rivière Busento, inhumé avec son trésor et ses esclaves mis à mort pour garder le secret, évoque les funérailles de Patroclus plutôt que celle d’un roi chrétien.
Nous étions alors dans l’âge héroïque des peuples germaniques et comme le professeur Chadwick l’a montré, il y a là un vrai parallèle sociologique à faire avec l’âge homérique de la Grèce antique. Dans les deux cas, la rencontre entre une ancienne civilisation bien installée et une société primitive et guerrière déclenche un processus de changement, au cours duquel l’organisation sociale et politique du peuple conquis et du peuple conquérant est bouleversée, laissant le chef de guerre et ses partisans devenir le facteur social dominant.
La splendeur de ces princes guerriers, de ces « pilleurs de villes », et le récit de leurs aventures devinrent un point de référence mémoriel et idéaliste pour les âges barbares qui allaient suivre. Théodoric de Vérone, Günther de Worms, Etzel le Hun, Beowulf, Hildebrand et les autres sont les protagonistes d’un cycle épique qui devint l’héritage commun des peuples teutons, et bien qu’ils n’aient jamais trouvé leur Homère, l’histoire des Nibelungen n’est pas inférieure en tragédie à l’histoire de la chute de Troie et de la maison d’Atreus.
En comparaison avec ces légendes héroïques, la littérature de la société romaine conquise à cette époque apparaît bien pauvre. La poésie de Sidoine Apolinnaire et de Venantius Fortunatus est le chant du cygne d’une tradition en voie de décadence. Cependant, c’est la tradition latine qui demeura victorieuse et la survie de la tradition classique était d’une importance capitale pour le futur de l’Europe et pour la naissance de la culture médiévale. En dépit de leur manque de qualité littéraire, des écrivains comme Orosius, Isidore de Séville, Cassiodore et Grégoire le grand, eurent une bien plus grande influence sur l’esprit des futures générations que bien des auteurs de premier ordre.
La tradition latine survécut dans l’Église et les monastères, et puisque les barbares s’étaient convertis au Christianisme, cette tradition n’était plus seulement la culture des peuples conquis, mais la culture dominante du nouvel ordre social et politique. Ainsi, dès le 6e siècle, une fusion préliminaire s’est déjà réalisée entre les quatre éléments qui allaient former la nouvelle culture européenne. L’effet des invasions fut de provoquer un processus de mélange racial et culturel entre les barbares germaniques et la société impériale romaine. L’épicentre de ce processus se trouvait en Gaule, où les deux sociétés se rencontraient en des termes plus équilibrés qu’ailleurs, mais il se formulait aussi dans toute l’Europe de l’ouest, si bien que tous les peuples d’Occident devinrent, à des degrés divers, des peuples de culture romano-germanique.
Là où l’élément germanique était le plus faible, comme en Italie, il fut renforcé par les nouvelles invasions barbares au 6e siècle, et là où la tradition de la culture romaine semblait avoir péri, comme en Angleterre et en Germanie, elle fut sauvée par l’Église et les monastères aux 6e et 7e siècles. En dépit de l’apparente victoire du monde barbare, l’Église restait la représentante de la culture antique ainsi que le lien de l’unité spirituelle entre les descendants des romains conquis et leurs conquérants barbares.
Christopher Dawson, The Making of Europe : An introduction to the History of European Unity, pp.93-98