Dans l’arche, il y avait huit personnes qui furent sauvées. C’eût été le cas ou jamais de faire des recherches certaines sur les hommes, quand le genre humain était rassemblé dans un espace aussi restreint. Quelle étude attrayante pour les psychologues que celle qui leur eût alors permis de comparer les caractères de ceux qui vivaient si près les uns des autres ! Si nous réfléchissons aux différences qui existent entre les Japhétides, les Sémites et les Chamites, différences qui dans la suite se sont répandus, sur des milliers de peuples, des millions d’individus, et qui étaient imprimées dans les pères de ces trois races, peut-on imaginer de plus grands contrastes ? Ne serait-on pas tenté de croire que leur origine est complètement différente ? Ils sont cependant frères, ils sont fils d’un seul et même père, d’une seule et même mère. On trouverait certainement parmi leurs descendants les plus éloignés nombre de types dont la ressemblance serait plus frappante que celle de ces pères pourtant si proches parents. Parmi les nombreux témoignages que nous fournit l’histoire, il est en particulier deux principes dont la considération devrait exhorter à une plus grande circonspection et à une plus grande retenue, quand il s’agit d’expliquer les grandes différences qui existent parmi les hommes et parmi les races. Exploiter ces différences pour nier l’unité de l’espèce humaine est plus vite fait. Mais ceux qui désirent miner par ce moyen la doctrine de la Révélation, prennent la chose trop à la légère. Il y a une double considération à laquelle ils ne font pas attention. Les plus grands contrastes ne se trouvent souvent pas parmi les étrangers, mais parmi les parents les plus proches ; et ces contrastes sont souvent marqués dès l’origine de la façon la plus tranchée. Plus la série des temps va s’écoulant, plus ils s’effacent. Plus on remonte vers l’origine commune, plus ils sont frappants. D’après les renseignements que nous ont laissé les Anciens, nous sommes autorisés à croire qu’il existait une étroite parenté d’esprit entre les Ioniens et les Phéniciens (Hérodot., 5, 58, 2.), et en particulier entre les Athéniens et les Egyptiens (Diodor., Sicul., 1, 28, 29.), de même qu’entre les membres les plus connus des Japhétides et des Chamites. Au contraire, ils trouvaient déjà une différence marquée dans les races grecques, unies par les liens du sang, comme par exemple entre les Athéniens et les Lacédémoniens (Thucydid., 1, 70 ; 8, 96, 5.), et peut-être davantage encore entre les Athéniens et les Béotiens (Demostenes, De Pace (3), 13 ; Corona (18), 43 – Isocrates, Permutat., (13), 248. – Plutarch., Esu carnis, 1, 6, 4.). Thucydide insiste sur ce point que entre les Ioniens et les Doriens, il n’y a pas de paix possible, que la guerre est pour ainsi dire une chose toute naturelle (Thucydid., 6, 80, 3 ; 82, 2 ; 3, 9, 1.). Hérodote va si loin, qu’en raison de la diversité des caractères qui existait entre eux, il est tenté de les prendre pour deux peuples complètement différents (Herodot., 1, 56, 2, 3.).
Or, ceci peut pareillement s’appliquer aux peuples plus anciens. Plus tard, ces différences disparaissent à tel point qu’elles deviennent méconnaissables. Chez les Allemands, les choses ne se sont point passées d’une autre manière. A l’origine, ils se composent de nombreuses tribus si différentes dans leur nature et dans leurs mœurs, si hostiles les unes envers les autres, qu’il est difficile de dire si telle appartient aux Germains, telle autre aux Celtes. Graduellement, les différences s’assimilent jusqu’à disparaître presque complètement. Ces phénomènes, nous les trouvons fréquemment chez les Juifs. Les oppositions de caractère entre les douze frères, tels que nous les dépeint leur père mourant (Genes., XLIX.), se perpétuent fort longtemps dans les douze tribus d’Israël, comme nous le voyons par la bénédiction de Moïse (Deuteron., XXXIII.), et par l’histoire qui lui est postérieure. Aujourd’hui, il serait cependant difficile d’en donner beaucoup de preuves certaines. Or de tels faits sont loin de donner raison à ceux qui veulent démontrer l’impossibilité d’une origine unique pour l’espèce humaine, d’après les différences qui existent dans l’humanité. On pourrait tout aussi bien renverser l’ordre des choses, et soutenir avec autant d’apparence de vérité que les différences les plus grandes sont un signe d’une parenté très rapprochée. Ce serait cependant une exagération. La vérité tient le milieu. Les contrastes qu’on rencontre parmi les hommes, ne sont pas une preuve contre leur descendance commune et unique, elles sont au contraire une preuve en faveur de la sublimité de la race humaine. Plus une classe d’êtres est élevée, plus elle renferme de particularités. C’est une loi qu’on rencontre déjà dans les règnes inférieurs de la nature, et qui dans l’humanité frappe d’une manière plus générale. Dans un monde plus élevé, le monde des esprits, il n’y a plus d’espèces d’individus semblables ; chaque esprit en forme une part (Thomas, 1, q. 5, a. 4, C. Gent., 2, 93.). Quant à l’homme, il possède seulement l’aptitude de pouvoir par son activité libre de changer et faire disparaître un grand nombre de ces particularités naturelles. A leur place il peut prendre d’autres différences morales qui le distinguent non moins que les différences extérieures, parmi ceux qui le touchent de plus près par le sang et par la naissance.
R.P. Albert Maria Weiss, Apologie du christianisme au point de vue des mœurs de la civilisation, l’homme complet, tome 1, 1894, pp.247-250