— Les hérétiques ne se servent-ils pas aussi des témoignages de l’Écriture[1]?
— Oui, ils s’en servent, et avec grande ardeur. On peut les voir courir à travers les volumes de la Loi sainte, à travers les livres de Moise et des Rois, à travers les Psaumes, les Apôtres, les Évangiles, les Prophètes. Que ce soit auprès des leurs ou auprès des étrangers, dans le privé ou en public, dans leurs propos ou dans leurs livres, dans les repas ou sur les places publiques, ils n’allèguent presque rien de leur cru qu’ils ne s’efforcent de l’obscurcir avec des paroles de l’Écriture.
Lisez les opuscules de Paul de Samosate[2], de Priscillien[3], d’Eunome[4], de Jovinien[5], et de toutes les autres pestes, vous verrez quel prodigieux amas d’exemples. Il n’est presque pas de pages qui ne soit comme fardée et colorée de sentences du Nouveau ou de l’Ancien Testament. Il faut d’autant plus s’en garer et les craindre qu’ils se dissimulent plus secrètement à l’ombre de la Loi divine. Ils savent bien que leur pestilence ferait fuir tout le monde si elle s’exhalait naturelle et sans mélange. Aussi la parfument- ils de paroles divines, afin que tel, qui rejetterait volontiers une erreur purement humaine, hésite à mépriser les oracles divins. Ils font donc comme ceux qui, pour adoucir aux enfants l’amertume de certains remèdes, enduisent préalablement de miel les bords de la coupe, afin que cet âge imprévoyant, sentant d’abord le goût agréable, n’ait plus peur du goût amer[6]. Même souci chez ceux qui déguisent sous des noms de médicaments les mauvaises graines et les sucs nuisibles, afin que presque personne, en lisant l’étiquette d’un remède, ne soupçonne le poison[7].
Voilà pourquoi enfin le Seigneur criait : « Gardez- vous des faux prophètes, qui viennent à vous sous des peaux de brebis, mais qui, au dedans, sont des loups ravisseurs » (Mt 7, 15). Que signifie cette « peau de brebis », sinon les paroles dont les Apôtres et les Prophètes, dans leur sincérité de brebis, ont tissé comme une toison à cet « agneau immaculé » (1 P 1, 19) qui « ôte les péchés du monde » (Jn 1, 29) ? Qui sont les loups ravisseurs, sinon les doctrines des hérétiques furieux et enragés qui toujours infestent les bergeries de l’Église et, toutes les fois qu’ils le peuvent, déchirent le troupeau du Christ ? Pour s’approcher plus insidieusement des brebis sans défiance, ils dépouillent l’extérieur du loup tout en en gardant la férocité ; ils s’enveloppent dans les maximes de la loi divine comme dans une toison, afin que, à sentir d’abord la douceur de la laine, nul ne redoute la pointe de leurs dents. Mais que dit le Sauveur ? « Vous les connaîtrez à leurs fruits » (Mt 7, 16), ce qui signifie : dès qu’ils se mettront, non plus seulement à citer ces divines paroles, mais aussi à les expliquer, non plus seulement à en s’en couvrir, mais aussi à les interpréter ; alors cette amertume, cette âpreté, cette rage se feront connaître ; alors ce poison tout récent encore s’exhalera ; alors les « nouveautés impies » se découvriront ; alors pour la première fois vous verrez que « la haie est coupée en deux » (Rm 10, 8), que « les bornes établies par nos pères sont déplacées » (Pr 22, 28), que la foi catholique est entamée et que l’on déchire le dogme ecclésiastique. Tels étaient ceux que frappe l’apôtre Paul dans la Seconde aux Corinthiens, quand il dit : « Ces sortes de faux apôtres sont des ouvriers trompeurs qui se déguisent en apôtres du Christ » (2 Co 11, 13). Qu’est-ce à dire « qui se déguisent en apôtres du Christ » ? Les apôtres invoquaient les exemples de la Loi divine : ceux-là les invoquaient aussi. Les apôtres alléguaient les passages probants des Psaumes : ceux-là les alléguaient également. Les apôtres apportaient les sentences des Prophètes : ceux-là les apportaient tout comme eux. Mais, quand après les avoir cités de même, ils se mettaient à les interpréter tout différemment, alors on discernait les sincères d’avec les fourbes, les esprits loyaux d’avec les esprits de mensonge, les cœurs droits d’avec les cœurs pervers, en un mot les vrais apôtres d’avec les faux apôtres.
« Il n’y a là rien de surprenant, ajoute Paul, car Satan lui-même prend les dehors d’un ange de lumière. Il n’est donc pas étonnant que ses ministres se donnent les apparences de ministres de justice » (2 Co 11, 14). Donc, d’après les leçons de l’apôtre Paul, toutes les fois que de faux prophètes ou de faux docteurs citent des passages de la Loi divine, pour essayer d’étayer leurs erreurs sur de fausses interprétations, il n’est pas douteux qu’ils ne suivent la perfide tactique de leur Maître. Et Satan ne l’aurait jamais inventée, assurément, s’il ne savait très bien qu’il n’y a pas de moyen plus sûr pour tromper que d’insinuer le venin de l’erreur sous le couvert et comme à la faveur de l’autorité de la parole divine[8].
— Mais, dira-t-on, qu’est-ce qui prouve que le diable ait l’habitude d’user des exemples de l’Écriture ? »
— Lisez l’Évangile. Il y est écrit : « Alors le diable l’enleva (il s’agit du Seigneur, notre Sauveur) et le plaça sur le pinacle du Temple et il lui dit : Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit qu’il t’a confié à ses anges pour qu’ils te gardent partout où ta iras et qu’ils te portent dans leurs mains, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre » (Mt 4, 5). Que fera-t-il donc aux pauvres hommes, celui qui s’est servi du témoignage de l’Écriture pour essayer de tenter « le Seigneur de majesté » (1 Co 2, 8) ? « Si tu es fils de Dieu, dit-il, jette-toi en bas. » Pourquoi ? « Il est écrit, dit-il… »
Il nous faut prêter une scrupuleuse attention à la doctrine incluse en ce passage et la bien retenir. Avertis par le grand exemple de l’autorité évangélique, nous ne douterons plus, quand nous verrons certaines gens alléguer contre la foi catholique des paroles tirées des apôtres ou des prophètes, que le diable parle par leur bouche. Autrefois la tête parlait à la tête, maintenant les membres parlent aux membres, je veux dire les membres du diable aux membres du Christ, les perfides aux fidèles, les sacrilèges aux hommes religieux, en un mot les hérétiques aux catholiques. Mais enfin que disent-ils ? « Si tu es fils de Dieu, jette- toi en bas. » Cela s’entend : « Si tu veux être fils de Dieu et recevoir en héritage le royaume céleste, jette-toi en bas, c’est-à-dire précipite-toi du haut de la doctrine et de la tradition de cette Église sublime, qui est regardée comme le temple de Dieu. » Et si quelqu’un demande à un hérétique qui veut le persuader : « Sur quoi t’appuies-tu pour prouver, pour enseigner, que je doive renoncer à la foi antique et universelle de l’Église catholique ? », aussitôt, il répondra : « Il est écrit. » Et immédiatement il met en ligne mille témoignages, mille exemples, mille passages significatifs, tirés de la Loi, des Psaumes, des Apôtres, des Prophètes ; et, grâce à des interprétations nouvelles et mauvaises, il précipite la pauvre âme, de la citadelle catholique, dans l’abîme de l’hérésie. Par des promesses les hérétiques ont l’habitude de duper étrangement ceux qui ne se tiennent pas sur leurs gardes. Ils osent promettre et enseigner que, dans leur Église, c’est-à-dire dans leur petite chapelle, on trouve une grâce divine considérable, spéciale, tout à fait personnelle ; en sorte que, sans aucun travail, sans aucun effort, sans aucune peine et quand bien même ils ne demanderaient, ni ne chercheraient, ni ne « frapperaient », tous ceux qui sont des leurs reçoivent de Dieu une telle assistance que, soutenus par la main des anges, autrement dit couverts de la protection des anges, ils ne peuvent jamais « heurter du pied contre une pierre », c’est-à-dire être jamais victimes d’un scandale.
Saint Vincent de Lérins, Traité pour l’antiquité et l’universalité de la foi catholique contre les nouveautés profanes de toutes les hérésies, n° 25 «De l’usage hérétique de l’Écriture» et n°26 « Satan, patron des hérétiques », Commonitorium, pp. 85-88, éditions Migne, http://www.migne.fr/textes/peres-eglise/24-pdf-007-vincent-de-lerins-tradition-et-progres-commonitorium?showall=&start=2#appel17218
[1] L’utilisation abusive de l’Écriture par les hérétiques est déjà un thème de Tertullien, dans son livre De la prescription contre les hérétiques, l5, où il cite le même texte paulinien cher à Vincent (1 Tm 6, 3-4). Vincent dépend indubitablement de cette source. L’auteur a bien analysé l’exploitation insidieuse de l’Écriture et montré que l’interprétation de la Bible, en dernière analyse, est soumise, comme le dira Vatican II, « en dernier lieu au jugement de l’Église, qui s’acquitte de l’ordre et du ministère divin de garder et d’interpréter la parole de Dieu » (De la révélation divine, 12).
[2] Paul de Samosate (ville située sur l’Euphrate) devint évêque d’Antioche, en 260. Il fut condamné pour avoir affirmé que le Christ « était un homme ordinaire ». Il prépara la voie à Arius.
[3] Voir la note 112a [=n.121 migne.fr]
[4] Eunome, évêque de Cyzique (sud du Bosphore), mort en 396, déploya une activité littéraire considérable. Ses écrits soutiennent un arianisme radical : Rien de commun entre le Père et le Christ. Voir la Catéchèse de Grégoire de Nysse, ch. 38.
[5] Le moine Jovinien, hérétique romain de la fin du 4e siècle, récusait, entre autres, la virginité de Marie et le jeûne. Jérôme écrivit deux livres contre lui.
[6] Image qui provient de Lucrèce (De la nature des choses, 4, 2), qui devient un lieu commun dans la littérature patristique.
[7] Voir la note 100 [=n.108 migne.fr].
[8] L’action pernicieuse de Satan permet à Vincent de lui attribuer la responsabilité des menées hérétiques. D’où le chapitre 26. On comparera avec ce qu’en dit Grégoire de Nysse, dans sa Catéchèse, ch. 6.